La réputation de M. Isidore Dupret était incontestée des grands couturiers, ses confrères. Il en existait de plus étendues, mais nulle qui fût mieux affermie. Bien que fort riche, l’invention et non le lucre absorbait toutes ses pensées d’artiste génial. Il ne se souciait pas d’agrandir ses salons et mettait même de la coquetterie à conserver les locaux presque exigus dans lesquels il avait commencé sa fortune. Il refusait mainte commande. Seules, certaines femmes douées d’un réel discernement esthétique pouvaient d’ailleurs comprendre la magique beauté, la profondeur des conceptions de ce poète raffiné, la singularité exquise de ses coupes, ses métaphores de soie, ses paradoxes de broderies, le rythme de ses robes précieuses comme des sonnets. Il n’habillait que cette élite, au prix de certaines conditions d’esprit, de goût, d’érudition et de psychologie. Ses collègues réalisaient des fortunes plus grandes, mais il demeurait leur prince, et s’en laissait copier avec la libéralité un peu dédaigneuse d’un maître qui se sait inimitable. Les plus habiles démarqueurs ne réussissaient que d’assez grossiers pastiches des trouvailles de son goût : leur mystérieuse élégance les défendait mieux qu’une armoire de fer.
Le caractère personnel de M. Isidore Dupret n’était pas moins étrange que son génie. Il ne daignait aucune des concessions aimables qui sont le fait habituel de son état. Il ressemblait à un chimiste et son cabinet était un laboratoire. Froidement courtois, il ne souriait jamais, et sa méthode, comme son allure, avait quelque chose de scientifique. Il n’était ni enjoué, ni conciliant, ni flatteur, et parlait avec la distraction brusque d’un homme obsédé par une idée fixe. On ne lui connaissait pas de caprice. Jamais son personnel de vendeuses délicates et de mannequins impeccables n’avait remarqué en lui une seule velléité d’un choix dont toutes se fussent honorées. Veuf, sobre, pensif, M. Isidore Dupret était un personnage presque inquiétant par sa continence et son abord glacial. Il s’absentait de temps à autre, et l’on conjecturait qu’il allait retrouver une maîtresse ignorée. Mais personne dans sa maison n’eût osé s’en enquérir, et on ne lui savait pas d’amis. Il revenait de ces voyages avec un visage à la fois radieux et soucieux. Sans le respect qui lui était dû, on eût pensé qu’il était prédisposé à la démence. Les traits de son orageux génie l’avaient fait surnommer, par un romancier en vogue dont il habillait la maîtresse, le Nietzsche de la couture.
Il advint cependant que la jalousie et la curiosité, jointes à la constatation des bizarreries grandissantes de M. Isidore Dupret, engagèrent certaines personnes à rechercher le mystère de son existence. Un sien neveu, dont il n’avait pas pardonné les frasques, s’étant uni à une « première » qu’il avait renvoyée injustement dans un moment d’hypocondrie, entreprit, d’accord avec cette fille rusée, de découvrir l’énigme de M. Isidore Dupret, et de connaître tout d’abord le motif de ses voyages. Une enquête sournoise et minutieuse les stupéfia. C’est ainsi qu’ils constatèrent que M. Isidore Dupret avait loué sous de faux noms divers domiciles. Il n’y visitait et n’y recevait aucune femme. Toutefois, un fait restait inexplicable. M. Dupret faisait exécuter dans ses ateliers, de temps en temps, certains modèles de costumes, et ces modèles disparaissaient. Il les gardait quelque part, les retouchait lui-même, et on n’en entendait plus parler. On ne savait ce qu’il en faisait. Dans ses déplacements, il emportait de grandes valises, en sorte qu’on pouvait conjecturer qu’il y mettait ces costumes pour aller les offrir à une personne inconnue. Les maisons où il se rendait excluaient cette hypothèse : c’étaient des habitations médiocres où M. Dupret louait une chambre banale et se donnait pour un petit rentier maniaque. Dans l’une de ces maisons, il devait pourtant revenir plus volontiers, car il y avait loué une vaste cave où il descendait très souvent, au dire du concierge habilement circonvenu. Il ne prenait toutefois aucun repas en ce logis. On n’avait pas remarqué qu’il fît venir du vin. La cave était toujours rigoureusement close.
Le neveu de M. Isidore Dupret fut encore plus intrigué le jour où, par les soins d’une agence, il découvrit que son oncle commandait, chez différents fournisseurs, et toujours sous un faux nom, de grandes caisses doublées de plomb qui ressemblaient exactement à des cercueils, et qu’on portait dans la maison où était louée la grande cave. Il semblait bien qu’il centralisât en ce logis les résultats des travaux auxquels il allait se livrer dans les autres, pareil à certains peintres ou statuaires qui louent en des quartiers lointains plusieurs ateliers et y vont de temps en temps travailler, pour exciter leur inspiration par le renouvellement du décor. Mais il était impossible de concevoir l’usage que M. Isidore Dupret pouvait faire d’une série de caisses de plomb. L’enquête révéla encore qu’il commandait, avec le même luxe de précautions, des mannequins articulés, chez d’autres marchands que ceux qui en garnissaient ses salons d’essayage. Il pouvait exister une relation plausible, encore que bien vague, entre la cave et les caisses d’aspect funéraire ; mais pourquoi ces poupées de grandeur naturelle ?
Ces fantaisies et ces déplacements coûtaient fort cher à M. Isidore Dupret. Son neveu, dont ce gaspillage diminuait fâcheusement les bénéfices futurs, n’en fut que plus ardent à pénétrer leur raison secrète. Il en vint à une surveillance plus étroite encore. Il sut que M. Dupret veillait tard dans certains de ses domiciles, qu’il achetait des outils de menuisier et de terrassier, qu’il remontait de sa cave avec des souliers maculés d’un humus gras et tenace, épuisé comme un homme qui vient de bêcher furieusement. Dans sa chambre, on l’entendait marmotter des phrases coupées de cris enthousiastes. En ses magasins, tout le monde remarquait ses façons de plus en plus bizarres. Cet homme froid, morne, obstiné, vivait certainement avec un secret inavouable dont le culte et la dissimulation absorbaient la majeure et la plus grave partie de son existence.
Au moment où son neveu parvenait à recueillir ces divers indices, le bruit se répandit, dans Paris, d’une série de disparitions sinistres. Un nouveau Jack l’Éventreur attirait des victimes qu’on ne revoyait plus. La police restait impuissante à découvrir les coupables ; les enquêtes n’aboutissaient pas. Ce fut un trait de lumière. Le neveu et sa bonne amie, examinant l’ensemble de leurs renseignements sur le caractère et les actes de M. Isidore Dupret, ne doutèrent pas qu’il fût le mystérieux assassin et l’introuvable vampire qui déjouait les recherches policières et déroutait la psychologie des journalistes. L’avantage inespéré pouvant résulter de cette découverte excita leur zèle et fortifia leur conviction, Une dénonciation anonyme fut adressée au parquet. Elle relatait les domiciles loués clandestinement, les travaux nocturnes, les achats d’outils, les commandes de caisses plombées, les visites à la cave suspecte, les habitudes énigmatiques du célibataire, sa double vie, sa froideur soucieuse et sa misanthropie. Une filature fut aussitôt organisée sans que M. Isidore Dupret pût s’en douter. Et un soir qu’il était descendu à sa cave, des magistrats et des agents, brusquement, y pénétrèrent.
On découvrit alors les traces d’un grand travail de terrassement. Tandis qu’on maintenait M. Isidore Dupret, d’abord exaspéré, puis ahuri et morne, des ouvriers appelés en hâte commencèrent à piocher. Les fameux cercueils de plomb apparurent. La consigne donnée aux assistants n’empêcha pas que le bruit de la découverte lugubre, parvenant au-dehors, n’attirât une foule furieuse. Chacun s’attendait à trouver dans ces caisses maudites des cadavres féminins encore intacts, et les manœuvres tremblaient en dévissant les couvercles, tandis que les magistrats, malgré leur longue habitude du crime, considéraient avec une secrète épouvante ce vieillard dont la férocité et la monomanie outrepassaient leur imagination. Enfin, les couvercles sautèrent. Mais on ne vit ni sang ni corruption, et, au lieu de l’atroce arôme du meurtre, une subtile odeur de parfums s’éleva.
Dans les boîtes de plomb étaient allongées de jeunes femmes habillées des plus admirables robes que la fantaisiste génialité du célèbre couturier eût jamais inventées. Un commissaire essaya de soulever un de ces corps, et poussa un cri de stupéfaction : c’était un mannequin. Sous les costumes, la lingerie des dessous était, comme les gants et les bottines, assortie avec le goût le plus raffiné. On se trouvait en présence des plus étonnants chefs-d’œuvre de la couture moderne.
On entendit alors, dans le silence absolu, un rire strident, et chacun se tourna vers M. Isidore Dupret, qui n’avait pas bougé. C’était lui qui riait.
« Monsieur, dit un magistrat poli, encore plein d’hébétude, nous vous devons des excuses… »
Mais un autre, rogue, et révolté de s’être dérangé pour une équipée aussi grotesque, interrompit son collègue et apostropha M. Dupret :
« Ah çà ! monsieur, qu’est-ce que cela signifie ? »
M. Isidore Dupret s’avança.
« Cela signifie, dit-il avec une emphase menaçante et une ferveur extatique, que j’ai enterré ici mes plus parfaites créations, à l’abri des intempéries et des hasards, et ceci afin de léguer aux archéologues, aux historiographes futurs, qui exploreront un jour les ruines de Paris, des documents définitifs, autrement intéressants que les momies de Thèbes ou d’Antinoé, sur ce que le génie humain aura pu faire du vêtement féminin au vingtième siècle. Les femmes de ma pensée et de mon unique amour étaient ici encloses, prêtes à apparaître, au cours des siècles, aux yeux éblouis des savants, comme d’impérissables témoignages de l’art que j’ai adoré. Pourquoi, monsieur, s’écria M. Isidore Dupret d’une voix caverneuse, pourquoi, au mépris de tout droit, avez-vous violé les tombes, les tabernacles, les écrins de mes favorites ? »
Et tandis que tous, médusés, s’écartaient, le grand couturier se dirigea vers l’escalier de la cave où l’on avait illégalement profané son œuvre. Et là il éclata de nouveau d’un rire acerbe qui sonna toujours plus haut, jusqu’à devenir le rire de la folie indéniable, et on dut le suivre et protéger sa démence, car, dans la rue, la foule ameutée hurlait son cri de mort contre le vampire et le tueur de femmes.
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(Camille Mauclair, « Contes du Journal, » in Le Journal, quinzième année n° 5101, mardi 18 septembre 1906 ; Edgar Degas, « Portrait d’Henri Michel-Lévy, » huile sur toile, 1878)