L’équipage de la Marie-Eugénie, un honnête trois-mâts affranchi de Roscoff, s’était augmenté d’un singulier individu. Dieu sait les commérages que son arrivée avait déchaînés dans le gaillard d’avant. Le bosco (1) Guillaume et les trois autres matelots ne tarissaient pas de remarquer sur la nouvelle recrue :
« C’est un drôle de chrétien, déclarait Kermarec. Il me donne le frisson.
– En tout cas, reprenait Le Gall, il est bien nommé : Yan Ankou (la mort). Ma foi ! je crois toujours voir la Mort quand il se dresse devant moi. »
L’homme méritait qu’on s’occupât de lui. Grand, maigre, les épaules voûtées, quand il marchait, il penchait la tête en avant, de sorte qu’il ressemblait assez à un gibet ambulant. Son teint était pâle et cireux, les pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses…
On eût juré qu’il prenait soin d’aggraver son apparence fatale. Au contraire des matelots qui se plaisent à porter des lainages bleus ou rouges, des pantalons de toile blanche… ou cachou, il revêtait invariablement des tricots noirs, des pantalons noirs, des cirés noirs, dont l’effet funèbre impressionnait désagréablement les marins de la Marie-Eugénie.
Les manières étranges du nouveau venu produisaient, sur l’âme superstitieuse des marins, une impression irraisonnée de terreur.
Un après-midi, l’équipage de la Marie-Eugénie se trouvait au complet sur le pont. Un violent grain avait assailli le bateau dans la matinée. Maintenant, les vagues encore houleuse s’étaient apaisées ; quelques lambeaux de bleu souriaient dans le ciel gris et le soleil s’efforçait de percer la couche des nuages.
Les hommes, sous la direction du bosco, travaillaient à remettre en ordre le bateau. Ils chantaient, heureux du beau temps revenu.
« Ah ! çà, qu’a donc Yan Ankou ? » s’exclama le capitaine.
Debout sur la lisse, insensible au roulis qui secouait le navire comme un encensoir aux mains capricieuses d’un enfant de chœur, il contemplait avidement les flots… Ses prunelles semblaient mortes. Nul reflet ne les illuminait ; un rictus distendait ses lèvres.
Tant qu’avait duré la tempête, il avait déliré, courant sous la pluie qui lui souffletait le visage, en hurlant des mots sans suite.
Longtemps, il resta absorbé par la contemplation des vagues, comme s’il eût voulu plonger au plus profond des abîmes de l’océan.
Soudain, ses lèvres chuchotèrent :
« Les cloches, je les entends ; j’entends le galop du cheval. Oh ! comme tous s’enfuient rapidement… »
Ses yeux, que jamais nul éclat n’animait, s’enflammèrent d’une farouche passion. Un cri de rage s’échappa de sa gorge. Son corps se détendit, comme un arc puissamment bandé, et, avec l’agilité d’un quadrumane, il se lança dans les haubans. Dans sa course, il s’était emparé d’un cabillot de fer qu’il avait arraché à la lisse et qu’il faisait tournoyer au-dessus de sa tête.
Le soir était tombé sur la mer resplendissante de reflets vermeils, mais la pénombre avait envahi le bateau. La stupeur avait immobilisé, à leur place, les spectateurs de cette scène qui lorgnaient, hébétés, le forcené dans les mâts.
À califourchon sur la barre de flèche du mât d’artimon, il gesticulait et rugissait avec la furie d’un démoniaque.
« Monstres, vociférait-il, païens, vous voudriez bien vous échapper… Ah ! misérables, n’essayez plus de fuir votre destin… Maudits, enfants maudits d’une cité pourrie, je saurai bien vous arrêter. »
Sa figure grimaçait hideusement ; il balança un moment dans ses mains le cabillot de fer et, de toutes ses forces, le lança…
Le projectile atteignit à la tempe Le Gall, qui s’effondra.
Une seconde après, son couteau blessait à l’épaule Guillaume, le bosco, qui s’enfuyait… Une rage surnaturelle animait Yan Ankou. Son grand torse maigre se confondait sinistrement avec l’ombre qui noyait implacablement les choses.
Il continuait à hurler.
Au moment où la lune surgit dans le ciel sombre, il poussa un cri encore plus terrible que les précédents. Fut-ce accidentellement, fut-ce volontairement, il chavira…
Son corps dégingandé, pareil aux épouvantails dans les jardins, bascula dans les airs et s’aplatit avec un bruit mat sur le pont…
Tandis que la Marie-Eugénie roulait sur les vagues, les yeux grands ouverts du cadavre de Yan Ankou fixaient la lune qui baignait dans une flaque de sang sa lourde face ennuyée et sadique.
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(1) Abréviation de « bossman, » c’est-à-dire maître d’équipage.
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(Jean Dorsenne, « Les Contes de l’Ère nouvelle, » in L’Ère nouvelle, organe de l’entente des gauches, huitième année, n° 3189, dimanche 1er août 1926 ; illustration de Chéri Hérouard pour Les Derniers Jours d’Ys-la-Maudite, roman des temps légendaires, de Georges-Gustave Toudouze, Morlaix : Éditions Armoricaines, 1947)