L’INCONNU LÉGENDAIRE
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Trente savants américains vont se mettre à la recherche d’hommes velus qui auraient l’apparence des singes, mais qui sentiraient et penseraient à peu près comme nous. Cette nouvelle est-elle d’origine estivale ? Les vacances sont fécondes en supercheries. La saison chaude fait toujours apparaître des monstres. Tantôt, dans la région des grands lacs africains, on voit courir le lézard géant aux écailles larges comme des tuiles ; tantôt, dans, les forêts touffues de l’Amérique du sud, un fauve à six pattes et à triple queue épouvante les voyageurs égarés. L’automne revenu, ces animaux merveilleux s’évanouissent, pour nous intriguer de nouveau dès que juillet tarit les sources où s’alimentent habituellement échotiers et nouvellistes.
La presse européenne avoue plus volontiers que celle des autres continents qu’elle est sujette, chaque année, à une sorte d’indigence saisonnière. On s’y borne à « développer » les assassinats et les accidents d’automobile, en se privant de recourir aux ressources tératologiques. Nos informateurs occidentaux ont même renoncé à la traditionnelle rubrique du serpent de mer. L’été se passe pour eux presque sans miracle. Et ceux que le sort condamne, ces mois-ci, à noircir du papier entre Flandres et Pyrénées, parlent modestement de la pluie, actualité impérieuse, ou du beau temps, sujet rétrospectif.
Cependant, l’invraisemblable étant quelquefois vrai, il se peut que deux douzaines et demie de zoologistes et d’anthropologistes américains s’apprêtent à surprendre l’homme-singe dans ses derniers repaires. La science attesterait alors qu’elle partage avec les bonnes gens la croyance à la diversité morphologique des humains. Car on convainc difficilement les profanes que les races se différencient seulement par les nuances de la peau et les dimensions du crâne. Nous ne voyons plus galoper les centaures, mais nous voudrions bien que ne mourussent pas tout à fait les sauvages grands comme des arbres au petits comme des feuilles. Nous rêvons encore d’un monde caché où rien ne serait pareil à celui que nous pensons connaître. Quand nous furent montrés, sur l’écran du cinématographe, les pygmées devisant avec des explorateurs, nous éprouvâmes une déception. Des nains, les cirques nous en exhibent de bien plus curieux que ceux-là. Nous espérions retrouver Lilliput, et on nous présentait des bonshommes chétifs. Les blancs qui nous offraient ces images de la forêt vierge s’étaient trompés ou nous avaient trompés. La terre serait trop monotone si elle ne retenait encore dans ses replis une faune et une flore extraordinaires. On a mal cherché. Il faut chercher sans cesse. Et trente savants américains, chargés d’instruments, d’armes et de moustiquaires, partent, en effet à la conquête de l’exceptionnel, du phénoménal, de l’inconnu.
Pourtant, la terre a réservé à notre époque quelques confidences. Peu à peu, elle livre ses secrets aux anthropologues. Des ossements fossiles, butin de ces vampires bien intentionnés, leur ont démontré que l’homme existe depuis cinq cent mille ou un million d’années. Les limites de leur certitude sont donc fort extensibles ; mais la science, prudemment évasive, se ménage le droit de varier ; l’ignorant seul a le goût d’en sourire. Avant l’homo sapiens, nom que nous donnons prétentieusement à l’ancêtre en qui nous nous reconnaissons, il y eut des primates qui méritaient déjà d’être qualifiés d’ « hominidiens. » Auparavant, d’autres êtres bizarres végétaient dont nous procédons peut-être. Si ces grands-parents n’avaient ni les mâchoires, ni le front, ni l’épine dorsale constitués comme les nôtres, ils avaient la même taille que nous. On n’a exhumé du sol ni géant ni nain. Peut-être le pithécanthrope de Java, ou ses prédécesseurs, allaient-ils à quatre pattes ; leur tête obtuse ne dépassait pas celle, si lucide, que les millénaires nous ont faite. Nous imitons déplorablement ceux de qui nous sommes nés, et le singe n’est notre frère que par ses grimaces. Nous ne sommes pas des singes évolués. Nous sommes des animaux qui se distinguent des autres espèces animales depuis environ mille fois mille ans. Dieu merci, voilà de suffisants quartiers de noblesse !
Nous devrons donc probablement renoncer à nous découvrir des cousins phénoménaux dans les coins reculés de l’Ancien ou du Nouveau-Monde. Les savants américains se contenteront de remplir leurs herbiers de plantes étranges et d’épingler à leurs albums des insectes non catalogués jusqu’ici. Ils ne nous ramèneront pas d’hommes-singes. Ou ils nous ramèneront des singes jouant à répéter les gestes des hommes, ou des hommes se plaisant à faire des singeries. Mais ceux-là, dès longtemps, nous sont familiers.
J. L.
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(in Le Temps, soixante-et-onzième année, n° 25567, mardi 25 août 1931)
UN SINGE GÉANT
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C’est une histoire qui est, paraît-il authentique, et qui nous vient de l’Amérique du Sud. Dans une des immenses forêts qui couvrent le Brésil, la forêt de Goyez, des mineurs ont aperçu un quadrumane d’une taille si considérable qu’il atteint trois fois la grandeur d’un homme. Quand les voyageurs l’aperçurent, le monstre brisait comme un fétu un arbre pour s’en faire une massue.
Terrifés, les hommes s’enfuirent, mais le singe leur barra la route et, apès avoir bondi autour d’eux avec des gestes menaçants, il sauta sur un arbre et disparut. Ce ne sont pas les seuls témoins de l’événement, car des bergers affirment également avoir rencontré l’animal qui, selon eux, se nourrirait de préférence des langues arrachées aux chevaux et aux bœufs qu’il attaque à coups de bâton.
S’agit-il là d’une espèce millénaire et dont les représentants ont à peu près disparu de la surface de la Terre ?
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(in Le Journal de Toto, première année, n° 8, 29 avril 1937)
LES ORANGS-AU-POIL-BLEU
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Le docteur Vermaux, après avoir copieusement discouru sur le missing link et l’anthropopithèque, ajouta :
« D’ailleurs, maint habitant de Bornéo, non seulement parmi les indigènes mais parmi les blancs, affirme qu’il existe, dans les forêts intérieures de l’île, une race d’hommes, habitants des arbres, qui tiennent rigoureusement le milieu entre l’homme et le singe.
– C’est la vérité pure, interrompit un convive aux yeux bleus de lin et à la voix lente. J’en ai vu à plusieurs reprises, généralement d’assez loin, mais avec une lunette marine qui me permettait de reconnaître très bien les détails de leur structure, et une fois de très près… d’une manière, si j’ose dire, fort intime et qui me fait frémir lorsque j’y pense. »
Mynheer Stroot tira trois bouffées d’un colossal cigare, secoua sa tête lente et repartit :
« Il faut savoir que nous sommes une famille de vieux Sumatriens, tous nés dans les colonies, et que, pour mon compte, je suis parfaitement adapté au climat, vacciné contre ses maladies. En 1887, mon père avait eu l’idée de fonder une plantation à Bornéo, en plein district sauvage. La fécondité de l’endroit est fabuleuse ; l’entreprise devait prospérer ; en outre, nous savions que le sous-sol se décelait riche en minéraux et nous espérions bien trouver une mine. Nous n’avions rien à craindre des indigènes, vu que mon père avait tiré leur chef des mains crochues de notre justice et que cet honorable roitelet avait voué un culte à notre race – culte partagé par tous les seigneurs de moindre importance.
Notre plantation s’avéra vite prospère et nous vivions heureux, moi particulièrement, que la nature vierge grise et qui adore l’aventure. Au troisième printemps, on nous annonça la présence des Orangs-au-poil-bleu dans les forêts prochaines. Cette nouvelle me remplit d’une prodigieuse agitation ; je n’eus pas de cesse que ces êtres légendaires ne fussent apparus à mes regards. Grâce à un subtil serviteur, j’eus cette satisfaction. Je pus les lorgner du haut d’une forte roche, lors d’une palabre qu’ils tenaient dans les branches d’un arbre énorme. C’étaient effectivement des créatures vêtues d’un pelage gris aux reflets bleuâtres, avec de puissantes mâchoires et de grands yeux ronds, d’un feu très vif. Il y en avait une quarantaine, dont deux mâles, environ douze femelles, des enfants. Je les trouvai bien construits, le poitrail large, les bras un peu longs, moins toutefois que ceux du gorille ou de l’orang-outang, les oreilles petites et fort bien ourlées, les mouvements souples, prestes et non sans quelque élégance. Incontestablement, leur tête était plus proche des nôtres que de celle des singes les mieux organisés, mais s’il fallait les ranger parmi les êtres de notre espèce, il faudrait les mettre plus bas que les Australiens, qui occupent, comme vous savez, notre dernier échelon.
J’oserai dire qu’ils avaient quelque chose de plus agréable que les humains dégradés de la Nouvelle-Hollande, et aussi que les Boshimen, voire que les Hottentots et même que les Cafres qui, pourtant, offrent de superbes spécimens de brutes. Ce charme tenait à je ne sais quoi de rythmique et de sain, à un indéfinissable accord entre leur structure et la grande sylve bornéenne. Quoi qu’il en soit, je pus, à grande distance, les observer assez longtemps, et quoique je n’aie pas compris ce qu’ils pouvaient bien se dire, je vis nettement qu’ils avaient un langage, où les signes tenaient une place si prépondérante que l’on pouvait presque négliger l’émission vocale.
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Je les revis et ils me passionnèrent de plus en plus. Je sentais en eux une présence ancestrale, quelque chose de la jeunesse du monde, tandis que les noirs, les anthropoïdes et les singes me donnent plutôt une impression de tristesse, de déchéance et de décrépitude. D’ailleurs, je ne pus jamais les approcher. Leurs sens étaient prodigieux, leur vigilance à l’abri de toutes les ruses. Au bout d’un mois, ils disparurent et regagnèrent les vastes solitudes intérieures des sylves.
Je ne voulus pas en avoir le démenti. Accompagné d’un serviteur qui avait pratiqué les grands bois et de deux chiens à profil de chacal, je m’élançai sur la trace des Orangs-au-poil-bleu. Dix jours se passèrent. Nous nous trouvions maintenant loin du domaine de l’homme. Dans la forêt formidable, depuis des millénaires, les grands fauves, les antropoïdes, les serpents et les sauriens sont les seuls maîtres. Le tigre surtout y exerce une souveraineté implacable. Aussi puissant que son congénère de l’Inde, il a des sens plus subtils et, ce semble, plus de ruse. Comme nous avions de bons fusils à répétition et que nous pouvions compter sur la vigilance de nos chiens, nous avancions sans trop de crainte. Dès que les bêtes sagaces pressentaient un péril, et elles le pressentaient longtemps d’avance, nous cherchions un poste favorable, le fortifiions à la hâte et nous tenions prêts au combat.
Mais, un matin, un des limiers s’attaqua à un serpent et reçut une piqûre mortelle. Deux jours après, l’autre avala je ne sais quel poison mystérieux, dont il périt presque sur le coup.
Nous nous trouvâmes réduits à nos sens d’hommes ; quoique mon compagnon et moi les eussions fort exercés, c’est une assez pauvre ressource en comparaison des sens d’un chien. Nous le vîmes bien, hélas ! puisque nous nous laissâmes surprendre par le tigre. La bête royale tomba sur nous, au crépuscule, des ramures d’un arbre ; elle rompit les vertèbres de mon compagnon et se jeta sur moi avant que j’eusse eu le temps de la mettre en joue. Déjà, le tigre m’avait ouvert la poitrine d’un terrible coup de griffe et il s’apprêtait à me broyer, lorsqu’une rumeur lui fit dresser la tête. Des lianes s’écartèrent et trois être velus, trois Orangs-au-poil-bleu, parurent. Leux yeux phosphoraient, la rage faisait claquer leurs mâchoires ; ils brandissaient des branches d’arbres. Le tigre feula, me lâcha, hésita, puis, connaissant sans doute la puissance de ses antagonistes, il battit en retraite.
Mais d’autres adversaires parurent ; il reçut un coup énorme sur les vertèbres, puis un autre qui lui brisa deux pattes. Ensuite, ce fut la curée : le colossal félin fut littéralement aplati sous les coups, ses entrailles jaillirent, il trépassa épouvantablement.
Quant à moi, je n’en menais pas large ; je perdais le sang à bouillons et je croyais bien que ma dernière minute était prochaine. Je m’évanouis. Et il dut se passer un temps très long, car lorsque je m’éveillai, la pleine lune se montrait sur la cime des arbres. Autour de moi, je pouvais apercevoir plusieurs formes velues dans lesquelles je reconnus immédiatement des Orangs-au-poil-bleu. Ils dormaient, sauf un seul, qui me regardait de ses yeux ronds et jaunes, et qui, me voyant ouvrir les yeux, poussa un petit cri que je jugeai cordial et tout à fait humain…
Je vécus un mois avec ces « braves gens » : ils se montrèrent tout le temps très fraternels ; ils me faisaient part de leurs provisions de noix ou de racines et savaient me faire comprendre en partie leur mimique et leurs rauques articulations. Ils ne s’opposèrent pas à ce que je reprisse la route de mes plantations, ils m’escortèrent même jusqu’à ce qu’elles fussent proches… et alors, brusquement, ils disparurent.
Je regrettai ardemment de n’avoir pas eu le courage de demeurer plus longtemps dans les profondeurs de la sylve, pour apprendre complètement leur langage et pour essayer de leur enseigner une partie du mien. Si j’avais pu les retrouver, j’aurais eu plus de constance. Mais je ne les retrouvai jamais, et par suite, ce que j’en puis dire demeure assez obscur. Pourtant, il ne saurait y avoir aucun doute sur leur nature : je suis absolument sûr que, si proches qu’ils fussent encore de la bête, c’étaient « déjà » des hommes. Et au fond, après ce que je viens de vous raconter, ne le croyez-vous pas aussi ?
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(J.-H. Rosny, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-huitième année, n° 3408, mardi 6 juin 1911)