C’était l’époque où je travaillais à ma thèse latine de docteur ès lettres. Sur les conseils de mon illustre maître, le docteur Paramasus, si connu dans le monde savant pour son grand travail sur le proscenium, le postscenium et l’hyposcenium, j’avais choisi pour sujet de thèse le rôle du chœur dans le théâtre grec, et, toujours sur les conseils de mon célèbre maître, je m’évertuais à réduire à néant les assertions absurdes d’Auguste Bœckh et de son ami Conrad Schneider. Aussi passai-je toutes mes après-midi à la Bibliothèque nationale, lisant, compulsant, annotant, traduisant, commentant et me plongeant avec rage dans les lexicographes les plus ardus, depuis Suidas jusqu’à l’illustre Paramasus. Que d’heures j’ai passées à méditer sur le fameux « tà tou choroû » d’Aristote ! « Les choses du chœur, » l’ai-je assez creusé ! Je me demande encore comment je n’en suis pas devenu fou. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
J’avais, comme tout bon travailleur, ma place attitrée dont je ne démarrais pas. J’arrivais avant l’ouverture des portes pour être bien sûr de ne pas la manquer ; je m’installais, avec délices, écrivais mon bulletin et relisais longuement mes notes de la veille en attendant les livres que j’avais demandés ; la besogne s’abattait toute seule et c’est à peine si je prenais le temps de manger un morceau à la buvette. Mais si par malheur ma place était prise, c’en était fait, ma journée était perdue ; impossible de travailler ; je n’avais plus qu’à m’en aller. Quelle chose maniaque que l’homme !
À ma gauche, je ne tardai pas à remarquer un voisin aussi enragé au travail et aussi assidu que moi-même. Je m’aperçus bientôt qu’il était affecté de la même manière que moi quand sa place habituelle était prise ; il ne s’en allait pas pourtant ; il se contentait de faire une affreuse grimace et de prendre une autre place en grommelant à l’adresse de l’envahisseur quelques injures incompréhensibles.
Nous ne nous parlions jamais. Cependant, de temps en temps, pendant un moment de repos, je lorgnais du coin de l’œil les livres qu’il demandait. C’étaient la plupart du temps des grammaires ou des dictionnaires de langues primitives, des vocabulaires de dialectes sauvages et des récits de voyages. Peu à peu, je finis par m’intéresser à lui et par le considérer avec plus d’attention.
Le premier examen ne lui était pas favorable. Il était laid, franchement laid. Il ressemblait à s’y méprendre à un de ces bonhommes taillés à coups de serpe par les sabotiers de la Forêt Noire, comme on en trouve dans les boîtes à jouets ; des cheveux rouges, mal peignés, une barbe à l’avenant, une paire de lunettes toujours de travers complétaient le personnage ; quant à son costume, inutile de le décrire ; il me suffira de dire qu’il témoignait incontestablement du mépris que doit avoir pour ce détail celui qui vit dans la sphère intellectuelle des langues primitives.
Un de mes camarades, auquel manquait totalement la bosse de la vénération, prétendait que les savants se distinguaient en deux classes : les vrais et les faux, et qu’il avait un moyen infaillible de les reconnaître à première vue, les premiers étant crasseux, les seconds étant décrassés. À ce compte, mon voisin devait être un puits de science.
Une circonstance fortuite me fit faire sa connaissance plus intime. En général, nous allions déjeuner à la buvette à la même heure. Un jour, quand j’arrivai, je trouvai mon homme en train d’engloutir un sandwich et je ne pus m’empêcher d’admirer à quel degré de dilatation pouvait atteindre une bouche humaine. Réellement, quand la nature s’y met, elle fait bien les choses. Le sandwich passé, mon voisin en prit un autre sur le comptoir et se mit en devoir de lui faire suivre le même chemin lorsque, à grande surprise, la bouche de mon voisin ne se referma pas sur le morceau convoité ; la main qui le tenait resta immobile pendant que l’autre main fouillait désespérément dans les poches du paletot et qu’une rougeur de honte couvrait la figure de mon voisin. Évidemment, il avait oublié sa bourse. Il reposa le sandwich sur le comptoir en balbutiant quelques excuses d’un air embarrassé, et ses yeux écarquillés exprimaient tant de détresse que j’eus pitié de lui. J’étais précisément en fonds et cela ne me gênait pas beaucoup. Je tirai de ma poche une pièce de cinq francs et la lui tendis avec quelques mots d’encouragement.
Il accepta après quelques hésitations et le morceau convoité alla s’engouffrer sans plus de cérémonie à la suite du précédent ; puis ce fut le tour d’un bock ; nouveau sandwich ; nouveau bock, et ainsi jusqu’à extinction de mes cinq francs. On eût dit vraiment qu’il n’avait pas mangé depuis huit jours.
« Je vous suis très reconnaissant, me dit-il ensuite avec un fort accent tudesque ; j’avais grand-faim et vous m’avez rendu un véritable service. Je crains que vous ne vous soyez gêné pour moi !
– Pas du tout, lui répondis-je en riant, cela ne me gêne nullement et je suis heureux de vous rendre ce petit service.
– Je vous avouerai, reprit-il, que j’ai fait, grâce à vous, un repas plus copieux que d’habitude et que je ne me sens pas trop en train de travailler maintenant. Que diriez-vous d’un tour au Palais-Royal pour faire la digestion ? »
J’hésitai un instant ; le personnage ne m’était que médiocrement sympathique et son costume était peu encourageant. Mais je ne connaissais pas grand monde à Paris, et d’ailleurs il m’intéressait comme sujet d’étude ; aussi j’acceptai sa proposition.
« Oui, reprit-il en marchant, les études auxquelles je me livre demandent une tête libre et un cerveau dégagé. La linguistique…
– Vous vous occupez de la science du langage ? demandai-je d’un air innocent.
– Des langues primitives ; je réunis des matériaux et, quand j’en aurai réuni suffisamment, j’irai visiter les îles polynésiennes et les peuplades africaines pour les étudier pratiquement.
– Vous avez là de grands projets, lui dis-je, et qui ne me paraissent pas des plus faciles à réaliser.
– Oh ! reprit-il négligemment, c’est plus facile que vous ne le croyez ; il suffit de savoir s’y prendre, et je ne suis pas embarrassé. Je puis aller là-bas comme médecin, missionnaire, trafiquant, marchand d’esclaves au besoin ; je n’ai pas de préjugés. Est-ce que vous en avez encore, vous ? me dit-il en me regardant d’un air goguenard.
– Peuh ! je dois vous avouer qu’il m’en reste encore quelques-uns. »
Il me toisa d’un air de pitié comme si j’étais un être absolument inférieur.
« Vous devriez lire Nietzsche, le grand Nietzsche.
– A-t-il faut quelque chose sur le chœur antique ? lui demandai-je en riant.
– Ne vous moquez pas, reprit-il, c’est plus intéressant que vous ne croyez. Je ne cherche pas l’origine du langage, comme on l’a fait jusqu’ici, dans les premiers âges de l’humanité ; je remonte beaucoup plus haut, jusqu’à l’animal.
– Jusqu’à l’animal ? repris-je, abasourdi.
– Parfaitement. Pourquoi cela vous étonne-t-il ? Êtes-vous de ceux qui croient encore à l’origine divine du langage ? » me dit-il avec un sourire méprisant.
J’avoue que je n’avais pas d’opinion ferme sur cette question et que je ne me l’étais jamais posée. Mes travaux ne remontaient pas au-delà du VIe siècle avant J.-C. C’était déjà bien assez et je ne m’occupais pas de ce qui avait pu se passer antérieurement.
« J’ai déjà, reprit-il, des documents intéressants sur le langage des animaux, et particulièrement sur celui des singes anthropoïdes.
– Des singes ! m’écriai-je, en le regardant comme j’aurais considéré un fou.
– Oui ; si vous voulez vous asseoir sur ce banc, je vous exposerai la question. »
Je fis un signe d’assentiment et nous nous assîmes à l’ombre sur un banc resté libre. On y était, ma foi, très bien. Le spectacle que présentait le Palais-Royal était amusant ; pas trop de foule ; pas de tohu-bohu ; juste assez d’enfants, de petites bonnes, de nourrices, de promeneuses et de flâneurs pour faire un tableautin assez agréable, sous la jolie lumière d’un soleil d’été.
Mon voisin, qui semblait fort peu sensible aux charmes d’un paysage parisien, m’arracha à ma contemplation en m’exhibant un morceau de papier graisseux qu’il venait de tirer des profondeurs de sa poche et qu’il déplia avec précaution. J’aperçus une sorte d’objet grisâtre qui me parut assez sale et dont je ne pus tout d’abord déterminer la nature.
« Un larynx d’orang-outang, me dit-il en le retournant avec complaisance ; je regrette de n’avoir pas sur moi un larynx humain pour vous montrer les ressemblances. » Et il entra alors dans une foule de détails sur la structure du larynx, avec des termes techniques dont il ne m’est pas resté autre chose que beaucoup de terminaisons en oïdes. Ce qui me frappa surtout, c’est que le gardien du jardin passa plusieurs fois devant nous en nous regardant avec méfiance ; il se demandait probablement ce qu’exhibait ainsi mon voisin et si ce n’était pas un objet suspect.
Enfin, la conclusion de cette belle démonstration fut qu’il n’y avait rien dans le larynx du singe qui l’empêchât de parler aussi bien que n’importe quel orateur.
« Pourquoi ne parle-t-il pas ? est-ce que son cerveau est autrement fait que le nôtre ?
– Pas du tout, cher monsieur ; le cerveau des singes anthropomorphes est construit sur le même type que le nôtre, et, s’il y a quelques différences, elles sont si légères qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. Chez eux comme chez nous, la scissure de Sylvius présente deux branches antérieures et la circonvolution frontale inférieure, celle du langage, existe comme chez l’homme, quoiqu’un peu moins développée.
– Alors, s’ils ne parlent pas, c’est qu’ils y mettent de la mauvaise volonté ?
– Toujours moqueurs, ces Français ! »
Et sa large bouche s’ouvrit en un rire qui la fendit jusqu’aux oreilles. Puis, reprenant son sérieux :
« La vérité est qu’ils parlent.
– Oui, repris-je assez négligemment ; quelques cris émotionnels…
– Des cris émotionnels, fit-il avec une moue de mépris ; un langage, cher monsieur, un véritable langage. »
Comme il avait l’air de prendre en pitié mon ignorance de Latin dégénéré !
« Avec grammaire, vocabulaire et tout ce qui s’ensuit, repris-je, un peu piqué.
– Pas encore, pour la grammaire du moins, reprit-il avec un imperturbable sérieux ; mais cela ne tardera pas ; nous avons déjà le vocabulaire. »
Je le regardai un peu ahuri, me demandant s’il se moquait de moi. Non ; il était sérieux, il n’y avait pas à en douter.
« Avez-vous entendu parler du savant Turner ? me dit-il après un moment de silence.
– Tuner ! Attendez donc ; n’est-ce pas celui qui va dans l’Afrique centrale avec une grande cage en fer ? J’ai toujours cru que c’était une bonne plaisanterie américaine.
– Voilà bien les races latines ! s’écria-t-il. Mais cher monsieur, M. Turner, dont je m’honore d’être l’ami et dont j’espère être plus tard le collaborateur, est très sérieux, extrêmement sérieux, tout ce qu’il y a de plus sérieux, et je vais vous en donner une preuve sur-le-champ si vous le voulez bien. »
Je fis un signe d’assentiment poli.
« Eh bien, M. Turner, avec lequel je suis en correspondance régulière, avait déjà étudié le langage des singes inférieurs, cébus, rhésus et autres du même genre, et était arrivé à converser avec eux dans leur langue ; mais ce sont là des espèces infimes et leur vocabulaire se limite à quelques mots en dehors du langage émotionnel, nourriture, lait, danger, amour…
– Ah ! fis-je, un peu émoustillé.
– Chez les anthropoïdes, au contraire, le langage est beaucoup plus riche et mon illustre ami Turner est arrivé à des résultats du plus haut intérêt qui ne sont pas encore connus du monde savant, mais auxquels il a bien voulu m’initier. »
Je le regardai ; sa figure restait au calme fixe ; si c’était une plaisanterie, il n’en paraissait guère sur sa mine.
« M. Turner a dressé la liste des mots employés par les orangs pour correspondre entre eux. Cette liste comprend environ deux cents mots, presque tous signifiant des objets, des qualités ou des actes, autrement dit des substantifs, des adjectifs et des verbes, ces derniers en petit nombre ; jusqu’ici, pas de déclinaison ; pas de signe pour les relations ; à peine peut-être, dans certains cas, pourraient-elles être indiquées par des variations d’inflexions très fugitives et très difficiles à saisir.
– Je le crois, murmurai-je involontairement.
– Remarquez, continua-t-il, que ce nombre est déjà très considérable. Vous savez sans doute que le nombre de mots usuels dont on se sert dans la conversation courante est très restreint, deux ou trois cents au plus pour un homme du peuple et cinq cents pour une personne instruite. Eh bien, M. Turner, grâce à de nombreux essais, est parvenu non seulement à comprendre, mais à parler le langage des orangs.
– Et vous avez ce vocabulaire ? demandai-je, en mettant mon sérieux au niveau du sien.
– Je ne l’ai pas ici, reprit-il gravement ; il est chez moi ; mais j’ai sur moi, et je puis vous montrer, un document aussi intéressant au moins et dont vous aurez la primeur ; seulement, comme je ne veux pas le déflorer et que c’est à cette condition que me l’a envoyé M. Turner, je vous demanderai le secret jusqu’à nouvel ordre.
– Je vous le promets, » m’empressai-je de lui répondre.
Il ouvrit un grand portefeuille dans lequel il serrait ses notes, et, après quelques recherches, en tira un papier qu’il me tendit.
« Voici, dit-il, une légende qui a cours chez les orangs-outangs, qui se transmet chez eux par tradition de père en fils et qui a été racontée à mon ami Turner par un des plus vieux orangs de la tribu chez laquelle il se trouve en ce moment. »
Je pris le papier qu’il me tendait.
« Est-il écrit de la main même de l’orang ? » ne pus-je m’empêcher de lui demander.
Un froncement de sourcils m’avertit que j’avais été trop loin.
« Incorrigibles, ces Français ! Il faut qu’ils plaisantent sur tout. Non, reprit-il très sérieusement, comme si rien ne s’était passé, les orangs ne connaissent pas encore l’écriture. Cependant, dans ces derniers temps, mon ami Turner a trouvé sur les arbres qui leur servent de refuge des entailles de forme particulière qui pourraient bien être des ébauches d’écriture ; c’est une question à l’étude.
– Au fait, savez-vous l’anglais ? me demanda-t-il ; la légende est transcrite dans cette langue.
– Assez pour lire un lettre ou un article de difficulté moyenne. »
Pendant ce temps, j’avais déplié le papier qu’il m’avait donné. J’y jetai les yeux et ne vis qu’un groupement de lettres et de mots absolument incompréhensibles. Je me rappelle seulement les premiers mots de la première ligne.
No-ho w-ou w-ou no-ho ck-wheu ck-wheu…
« Ça n’a jamais été de l’anglais, » lui dis-je en lui tendant le papier.
Il y jeta les yeux.
« Où avais-je la tête ? me dit-il en se frappant le front ; je me suis trompé de papier ; celui-là est l’original ; voici la traduction anglaise. »
À ce moment, le canon du Palais-Royal se fit entendre.
« Midi ! s’écria mon homme ; et, se levant brusquement : il faut que je retourne à la bibliothèque. Venez-vous avec moi ?
– Ma foi, lui dis-je, je ne suis plus en train de travailler, je me donne congé pour aujourd’hui ; pouvez-vous me laisser votre papier jusqu’à demain ?
– Volontiers, et je vous restituerai vos cinq francs dont je vous remercie encore, me dit-il gracieusement, en dilatant son énorme bouche. À demain !
– À demain. »
Une fois mon interlocuteur parti, je mis le papier dans ma poche, me promettant de le lire le soir pour m’endormir. Pour le moment, j’en avais assez du larynx et du langage des singes et de toutes les élucubrations de mon compagnon que je prenais pour un fumiste ou pour un fou, et je m’entraînai dans une de ces bonnes flâneries que j’aimais tant à me donner de temps en temps, quand j’en avais par-dessus la tête de tous les lexicographes, y compris mon illustre maître.
Ce fut seulement le soir, une fois rentré dans ma chambre, que je pensai au papier que m’avait remis mon camarade de travail.
Je le dépliai et je lus ce qui suit (naturellement, je traduis littéralement de l’anglais en français) :
« Loin morts âgé âgé terre fruits fleurs arbres feuillage ciel soleil beau orangs heureux heureux êtres bons tous mangeant fruits feuillages orangs tous animaux amis un jour deux petits orangs mâle femelle faibles soigner. »
À mesure que j’avançais dans ma lecture, il me semblait que j’avais vu peu de temps auparavant quelque chose de semblable. À force de rassembler mes souvenirs, je me rappelai un fragment de littérature instantanée que j’avais lu récemment dans une revue. La voici :
« Une dune sablonneuse. – Sur elle. – Toute seule. – Une maison. – Dehors, la pluie. – À la fenêtre, moi.
Derrière mon dos, – Tic-tac. – Une pendule. – Mon front. – Contre la vitre. – Rien.
Rien ! Tout est fini. – Gris le ciel. – Grise la mer, – Gris le cœur ; – Gris le Poète. »
Je ne sais si c’est tout à fait exact, car je transcris de mémoire ce fragment qui m’avait vivement frappé ; en tout cas, il s’en faut de peu.
En y réfléchissant, c’est bien étonnant de voir comment la poésie de l’extrême civilisation tend à rejoindre la poésie de l’extrême barbarie, de l’animalité même, en passant par les tâtonnements successifs d’Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Hugo, Baudelaire, Verlaine, Moréas, etc. Il y avait là un sujet de méditation pour le philosophe, et je ne m’en fis pas faute en grillant deux ou trois cigarettes ; puis je revins à ma légende de l’orang-outang. Mais j’en eus bien vite assez de cette enfilade de substantifs et de qualificatifs sans queue ni tête (il me le semblait du moins), lorsque, en retournant le papier, je m’aperçus qu’une paraphrase en langage à peu près intelligible en avait été faite… Par l’illustre Turner ou par mon voisin ? Je l’ignore.
Cette paraphrase, la voici :
« Loin, bien loin dans le passé ; beaucoup d’orangs sont morts depuis ; loin, bien loin dans le passé ; bien des orangs ont vieilli depuis ; la terre portait des fruits, des fleurs, des arbres à l’épais feuillage ; le ciel, illuminé par le soleil, était toujours beau ; les orangs étaient très heureux ; tous les êtres qui vivaient sur cette terre étaient bons ; ils se nourrissaient de fruits et de feuillage, et les orangs vivaient amis avec tous les autres animaux. Un jour, il naquit deux petits orangs, un mâle, une femelle ; ils étaient faibles, chétifs, et auraient succombé si les orangs ne les avaient pas soignés ; mais, en grandissant, ils devinrent très méchants et méprisèrent leurs semblables ; non contents de la nourriture de leurs pères, ils poursuivirent les autres animaux et les tuèrent pour les manger, ou se couvrir de leurs peaux ; trop faibles pour lutter contre les êtres vaillants et forts, ils se servirent de pierres pour les atteindre de loin, s’enfuyant quand les autres animaux approchaient pour les corriger de leur méchanceté ; dans leur malice, ils parvinrent même à imiter le feu du ciel et brûlèrent les arbres, les forêts, les plantes qui servaient de nourriture à leurs frères ; quand ils pouvaient saisir un autre animal, ils le brûlaient pour le manger ou le brûlaient tout vivant pour le faire souffrir. Heureusement que les orangs et les autres animaux tinrent conseil et résolurent de mettre fin à la méchanceté de ces orangs dégénérés. On les guetta et on les saisit pendant leur sommeil. On aurait pu les tuer, mais les orangs, sages et bons, ont horreur de tuer leur semblable et on résolut de les empêcher simplement de nuire et de les marquer, de façon à les reconnaître s’ils revenaient. Toute la tribu s’assembla et, le jugement porté, la sentence fut exécutée. On leur usa d’abord les dents avec une pierre dure, afin qu’ils ne pussent pas mordre ; et on leur attacha solidement les bras et les jambes, de façon à les obliger de se tenir droits, ce qui les gênait pour courir et les empêchait de grimper aux arbres ; ensuite, on les plongea tous les deux dans un liquide blanc provenant d’une plante qui produit un suc très âcre et qui fit tomber tous leurs poils ; seulement, comme ils se débattaient beaucoup pendant cette opération, quelques parties du corps ne furent pas atteintes par le liquide et restèrent couvertes de poils.
Ensuite, pour les rendre plus laids encore, on prépara avec le suc d’une autre plante un liquide qui devait les noircir, de façon à les rendre repoussants pour tous les autres êtres de la création ; alors, ils furent chassés… Depuis ce temps, on ne les a plus revus et les orangs vivent parfaitement heureux et en paix avec tous les autres animaux. »
Le lendemain, je me rendis, suivant mon habitude, à la bibliothèque ; mon voisin ne s’y trouvait pas. Le surlendemain, il en fut de même ; de même encore les jours suivants. Deux mois sont passés maintenant depuis notre matinée du Palais-Royal, et mon voisin n’a pas donné signe de vie. Est-il malade ? est-il mort ? Est-il parti rejoindre son ami Turner ? Je l’ignore ; mais ce dont je ne doute pas, c’est que j’en suis pour ma pièce de cinq francs. Heureusement que je possède un document, animal, il est vrai, mais inestimable. Aussi je me crois dégagé de ma promesse par le silence de mon voisin, et je me décide à publier la légende de l’orang-outang, qui est certainement le plus antique récit que nous ait laissé la tradition.
Quant à son authenticité, inutile de dire que je ne puis la garantir ; j’aurais bien écrit à M. Turner ; mais où le prendre ?
Au lecteur donc de décider si la légende de l’orang-outang est une pièce unique dans l’histoire de la littérature… ou une déplorable fumisterie.
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(Paul Abaur [Henri-Étienne Beaunis], Madame Mazurel, contes physiologiques, Paris : Société d’éditions littéraires, 1895)