« Hélas ! nout’ maître ! La poule qu’a crevé ! »

Les Bauche, qui déjà montaient dans la carriole pour se rendre au marché, coururent vers le poulailler. La poule grise de Houdan, qui couvait depuis trois semaines, était écroulée sur ses œufs, la tête pendante et les yeux morts.

« C’est-il pas trop de malheur ! se lamenta la femme. Juste le jour que les poussins devaient venir ! »

Mais l’homme se pencha :

« Faut voir ! »

Il palpa la bête, tâta les œufs.

« Y a rien de perdu ! dit-il. Elle est ’core tiède et les petits sont tout prêts ! »

Et, s’étant relevé, il prescrivit à Sidonie :

« T’entends ben ? Tu vas chauffer une boule d’eau. Pas trop chaud ! Comme qui dirait la poule ! Tu la mettras dans un panier, et pis les œufs par-dessus dans une couverture. »

Les fermiers partis, Sidonie alluma le feu.

Le soleil de juillet, qui donnait sur la cheminée, ralentissait le tirage du fourneau et le charbon, enfumant la cuisine, fit tousser dans la pièce voisine le vieux Bauche, qui gisait dans son lit, paralysé. Sidonie alla ouvrir la fenêtre. Puis, en attendant, elle enveloppa les œufs, les garda au chaud sur ses genoux, dans le creux de son tablier.

De la cour, un bruit de pas lui arriva. Pierre Bréon, son amant, qui avait guetté le départ des maîtres, entra avec un rire tranquille.

« Tu sais, avertit Sidonie, faut pas me toucher.

– À cause donc ?

– Je couve ! »

Une peur de casser les œufs arrêta son rire, et elle expliqua. Puis, comme le garçon feignait un doute, voulait s’assurer :

« Non, finis ! se défendit la fille. Regarde plutôt à mon feu !

– Ton feu, annonça Pierre, il a fait comme la poule, il a mouru ! »

La crainte d’un désastre pâlit Sidonie. Elle pria :

« Rallume-le. »

Pierre dédaigna :

« Ça, je saurais point ! »

Puis il grogna :

« En v’là une affaire ! On n’en finira jamais ! »

Il piétinait, cherchant du regard autour de lui.

Et tout à coup :

« T’es bête ! Y a-t-il pas le vieux ?

– Quoi, le vieux ?

– Fourre-lui les œufs dans son lit. Ils se tiendront au chaud ! »

Le rire de Sidonie fit s’entrechoquer la couvée. Mais Pierre, très sérieux :

« Ben quoi ? Ils ne risquent rien ! Il peut pas remuer ! Allez ! marche ! »

Lui-même, lui retirant le paquet, la précéda dans la chambre. Le vieux ne sortit pas de sa torpeur tandis que, doucement, ils déposaient les œufs contre son flanc maigre.

« On dirait quasiment, fit Sidonie, que les petits grouillent déjà !

– Alors, dépêchons ! » dit Pierre.

Les œufs, maintenant, ne la protégeaient plus. Elle répondit par une bourrade au geste de Pierre et, comme elle fuyait dans la cour, lui, sans s’émouvoir, s’achemina à son tour, dernière la maison, vers la grange.

Dans le grand silence de la ferme, cependant, une sensation singulière tira le père Bauche de sa torpeur. Quelque chose, contre lui, s’agitait. Puis ce furent comme de légers coups de griffes, des picotements aigus. Il rêva d’abord qu’il était tombé dans un essaim d’abeilles ; ensuite, il crut que des souris s’aventuraient sur lui, que des rats le rongeaient. Et soudain, une pensée hérissa ses cheveux. Le grouillement se multipliait, semblait naître de lui, sortir de ses flancs, d’une éclosion spontanée.

Était-il donc mort, et sentait-il les vers du tombeau se repaître de sa chair ?

Une fièvre courut son sang. Les piqûres le déchiraient, le brûlaient ; et, de plus en plus, ces choses immondes qui le harcelaient s’enflaient, grossissaient, soulevant maintenant le drap de leurs mouvements et de leurs bonds. De peur de les voir apparaître, il ferma les yeux comme pour s’enfoncer plus avant dans le néant définitif ; mais il les rouvrit, à la fois horrifié et fasciné par ces êtres abominables qui se nourrissaient de lui, qui déjà atteignaient son estomac, allaient surgir devant ses regards.

Tout à coup, un poussin parut. Il oscillait, titubait, comme ivre. La terreur de l’homme grandit. Bête de cauchemar, épouvante d’enfer, diable ou monstre, ses ailes brèves découpèrent sur le mur une silhouette d’autruche. Mais un autre se dégageait du drap, puis d’autres encore. Ils se poussaient, glissaient, tombaient, se relevaient, éperdus, furieux, grattant des pattes, piquant du bec. Ils ravageaient le ventre, la poitrine, montaient vers le visage. D’abord, le bruit qui venait de la gorge du vieux, le souffle dont il s’efforçait de les chasser, leur jetèrent de soudaines paniques ; mais, affamés, ils revenaient. Ils piquèrent dans la barbe, déchiquetèrent le nez, s’aventurèrent vers les paupières. Attiré par la bouche ouverte, l’un d’eux retomba la tête broyée ; un autre, glissé là comme dans un gouffre, se débattit ensuite, sans pattes, avec des cris fous. Mais, sous leur assaut, l’impuissant effort où l’homme se dépensait achevait d’user ses dernières forces, et sa raison falote chavira.

Aux pépiements des poussins, le grand coq, dans la cour, avait levé la tête. Un appel au fond de la gorge, il apparut à la fenêtre ouverte, puis, d’un petit saut, tomba dans la pièce, vers le seuil. Circonspect, il marcha vers le lit, interrogeant de nouveau, à petites fois, de son grondement sonore. Un moment, dressé sur ses ergots, il érigea son col où flambait son œil roux. Et soudain, il s’enleva, fut parmi la couvée qu’effarait le grand vent de ses ailes. Dans la face sanglante de l’homme, les prunelles luisaient. Il les fixa. Son col se ramassa, puis se tendit ; et de son bec, comme d’un coup de pioche, il creva un œil.

Les poussins s’y repaissaient quand Sidonie, avec un rire las, rentra, tirant des brins de paille de ses cheveux. Le grand coq, alors, jeta son cri triomphant, et, dans une gloire, s’envola.
 
 

 

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(Jean Reibrach, in Le Journal, quinzième année, n° 5036, dimanche 15 juillet 1906 ; « Contes et nouvelles, » in Le Radical, vingt-septième année, n° 45, jeudi 14 février 1907 ; in Saïgon sportif, dixième année, n° 456, samedi 15 mai 1920. Jeff Jordan, « Curiosity, » acrylique sur bois, 2003)