« Médiocrité, absence de toute imagination, mauvais français, telles sont les caractéristiques de trop de romans d’anticipation d’aujourd’hui… » déclarait Pierre Souleil dans Semaine du monde.
La série « Présence du futur, » éditée par Denoël, cite ces lignes, parmi celles d’autres critiques, au dos de la couverture du quatrième volume paru. Il va donc de soi que cette collection doit faire exception, et que les attaques lancées contre la Science-Fiction ne peuvent qu’être, dans ce cas, la caution d’une qualité supérieure enfin réalisée. D’ailleurs, la collection « Présence du futur » se désigne elle-même comme un ensemble de « romans de la vie de demain pour l’homme cultivé d’aujourd’hui. »
Il était temps, n’est-ce pas, que l’on songeât un peu à ces « élites » si négligées par la Science-Fiction, qui restait toujours incapable de dépasser le niveau des « Comics » ou de créer d’autres personnages que des marionnettes. Il était temps, en vérité, que l’on découvrît des lettres de noblesse, propres à revaloriser un genre discrédité. Après avoir appâté le commun des lecteurs, il devenait nécessaire de se hausser jusqu’à la littérature…
Ainsi fit-on avec H. P. Lovecraft et son volume de nouvelles La Couleur tombée du ciel. L’auteur présentait toutes les conditions nécessaires pour retenir l’attention. Il est mort et l’on connaît mal sa vie, ce qui ne manque pas de nimber sa personnalité d’un halo poétique. Il vécut dans la misère et eut une mauvaise santé et fit un mariage malheureux, toutes choses qui sont une sûre garantie de talent romantique. Le préfacier de La Couleur tombée du ciel, Jacques Bergier, ne manque d’ailleurs pas de nous faire savoir que ces éléments sont certainement pour quelque chose dans la voie que choisit H. P. Lovecraft, tout en laissant naturellement la place à cette étincelle, venue on ne sait d’où, sans qui rien ne serait, et qu’on nomme génie. Et voilà pourquoi H. P. Lovecraft, supérieur à Edgar Poe, au jugement de M. Nadeau, est digne d’entrer dans le Panthéon littéraire, non seulement des amateurs de Science-Fiction, mais aussi de « quelques esprits raffinés, amateurs de haute poésie, » suivant l’expression de M. Nadeau. Mais, pour mériter ces hommages, que fait donc cet auteur ?
Ce qu’il fait ? Peur, tout simplement ! Voilà au moins qui est digne d’estime !… Mais de quelle peur s’agit-il ? Voudrait-il, comme dans le Cheval Roux, provoquer une crainte salutaire, incitant à l’action ? Nullement, il s’agit uniquement de susciter ici la Peur à l’état pur, vague, gratuite, avec tout ce qu’elle comporte d’irrationnel, pour le plaisir, en somme. Nous nous trouvons finalement devant des contes de nourrice élevés à la dignité d’un genre littéraire. Il est impudent de parer ces récits du masque de la « haute poésie, » évidemment propre à donner une fallacieuse profondeur à ces histoires de sorcières.
Que trouvons-nous en effet dans ce volume ? La Couleur tombée du ciel d’abord, où nous assistons aux ravages causés par un météore vivant. L’Abomination de Dunwich ensuite, qui retrace les manœuvres, puis l’échec, d’un être monstrueux issu d’une femme et d’un être « d’ailleurs, » pour déchaîner sur le monde des cataclysmes. Puis, dans Le Cauchemar d’Innsmouth, c’est la métamorphose progressive des habitants de toute une ville en monstrueux poissons-grenouilles, qui vont retrouver sous les océans une civilisation marine antérieure à l’homme. Enfin, dans Celui qui chuchotait dans les ténèbres, nous avons droit à un aperçu sur une inquiétante civilisation des abîmes de l’espace, recueillant sur terre un minerai dont elle est dépourvue, et qui noue occasionnellement d’étranges rapports avec les Terriens assez hardis pour devenir ses alliés.
Dans ce livre, et malgré ce que ces brefs résumés pourraient nous faire croire, la Science-Fiction, prise au sens strict qu’on peut lui donner de récits d’anticipation ou de récits fantastiques basés sur des postulats scientifiques plus ou moins fantaisistes, ne joue qu’un rôle fort restreint. Seul le premier récit peut s’apparenter aux thèmes du genre, encore que l’atmosphère dont il s’enveloppe ne ressemble que de loin à celle qu’on a coutume d’y trouver. Les trois autres nouvelles, elles, s’apparentent étroitement, non à un genre littéraire, mais à un ordre de spéculations vieux comme l’ignorance humaine : l’occultisme, et même l’occultisme noir, c’est-à-dire la sorcellerie. Je parlais tout à l’heure d’histoires de sorcières. Qu’est en effet L’Abomination de Dunwich, sinon cela ? Cette histoire d’être procréé par des puissances qui nous dépassent aurait aussi bien pu être écrite par Anne Radcliffe ou Lewis, en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, à la belle époque du roman noir, ou par n’importe quel romantique allemand ou français de la famille Achim von Arnim ou Aloysius Bertrand. Elle était tout à fait dans leur genre et sans que de grandes modifications fussent nécessaires. Seulement, les puissances d’« En Dehors » eussent alors été des démons, et leur rejeton, Wilbur Whateley, un fort présentable Loup-Garou. D’ailleurs, sans toutefois nous le dire expressément, H. P. Lovecraft nous laisse bien entendre que seule l’ignorance populaire affublait du titre de démons les êtres différents de nous, mais bien réels, qu’il entreprend de faire vivre devant nous. Cela est si vrai que dans cette nouvelle, et dans les deux suivantes, la magie apparaît comme une connaissance positive, susceptible d’une redoutable action, suscitant ou annihilant les monstres. C’est par des incantations que trois graves professeurs d’Université détruisent l’abomination de Dunwich, ce sont des rites qui attirent dans la ville d’Innsmouth les hommes-grenouilles immortels des profondeurs, venus faire signer aux hommes les pactes démoniaques qui les rendront semblables à eux. Et ces trois nouvelles évoquent des règnes fabuleux de créatures chimériques qui précédèrent l’homme sur la Terre, créatures qui furent traitées de Dieux ou de Démons, mais qui, en fait, nous entourent toujours et sont les véritables maîtres du globe.
On a parlé d’Edgar Poe à propos de Lovecraft, et, puisqu’il s’agissait de composer un panégyrique, on a placé Lovecraft un peu au-dessus de Poe… Mais Poe écrivait au début du XIXe siècle, dans un certain moment historique ; celles de ses préoccupations dont on voudrait faire l’analogie avec Lovecraft sont périmées, et si son œuvre reste, c’est par ce qu’il y avait mis d’autre, d’humain et d’inquiet, qui a traversé le temps. Loin de sortir grandi de la comparaison, H. P. Lovecraft s’y dessèche : de tout ce qui faisait et fait l’intérêt de Poe, il ne reste plus qu’une préciosité morbide, enveloppe périssable, un maniérisme.
Comme si une première comparaison ne suffisait pas, Maurice Nadeau, maniant le pavé de l’ours, lance le nom de Kafka, bien fait pour plaire aux « élites » qui avaient déjà transformé cet écrivain en cauchemar métaphysique : « … Lovecraft ne ressemble pas plus aux ordinaires auteurs de romans d’anticipation que par exemple Kafka aux romanciers réalistes. » Si nous comprenons bien, H. P. Lovecraft serait le Kafka de la Science-Fiction ? Nous pourrions faire les mêmes remarques qu’au sujet d’Edgar Poe, mais il est encore plus facile de voir que Kafka avait douloureusement quelque chose à dire : une des interprétations les plus immédiates, et sans doute la plus juste, de son œuvre, la considère comme une description de l’univers du juif d’Europe centrale persécuté par la société bourgeoise sans savoir ce qu’on lui reproche et sans pouvoir se justifier (Le Procès), s’exténuant à trouver une place honorable dans une société qui le repousse sans qu’il sache pourquoi (Le Château). Mais que fait Lovecraft ? À quoi rattacher, avec la meilleure volonté, les craintes qu’il affecte d’avoir pour la souveraineté de l’homme et son avenir ? Nous ne trouvons là qu’un thème assez rebattu, enrobé simplement dans une sauce assez piquante pour flatter les palais blasés. Évidemment, qui veut se livrer au petit jeu facile de l’exégèse trouve du symbolisme où il n’y a qu’enfantillage. Une autre voie est encore possible, plus séduisante d’ailleurs, parce que plus publicitaire : transformer Lovecraft en philosophe hermétique, comme l’autorise ses recours fréquents à l’occultisme ; l’opération a déjà été faite pour de si nombreux écrivains (1) qu’elle ne saurait surprendre. Au demeurant, à quoi bon ? Les apologistes de notre auteur n’ont même pas été jusqu’à lui chercher des justifications. Il leur suffit qu’il crée la terreur pour leur plaire et leur faire dire que le grand homme de la Science-Fiction a enfin vu le jour. Comme dit Maurice Nadeau, parlant du lecteur : « Le mal ou plutôt le bien est fait : il n’oubliera plus le plaisir qu’il a connu à se laisser terroriser. » Ou Jacques Bergier : « La lecture de l’œuvre de Lovecraft exige des nerfs solides. C’est une liqueur forte qui doit être absorbée à petites doses. Mais elle offre d’étranges plaisirs, dans cet « ailleurs absolu » dont parle Einstein. » Sans relever la manifeste exagération de ces phrases, n’a-t-on vraiment que cela à nous offrir, pour meubler notre esprit ? L’époque où nous vivons réclame autre chose que ce dilettantisme maladif. Que les « élites » choisissent de se battre contre les fantômes qu’elles créent, les fantômes sont tellement faciles à apprivoiser. D’autres hommes luttent à bras-le-corps avec les réalités. Ceux-là n’ont que faire de cauchemars nourris de fièvre.
–––––
(1) Je songe en particulier à l’Anthologie littéraire de l’Occultisme de R. Amadou.
–––––
(Pierre Villadier, « Notes, » in La Nouvelle Critique, revue du marxisme militant, septième année, n° 61, janvier 1955 ; illustration de Jean Gourmelin pour « L’Abomination de Dunwich, » in La Couleur tombée du ciel, Éditions Denoël/C.A.L., 1973)