

Elle est située sur le haut d’une colline, à quelque quarante kilomètres d’Elchanger, tout au commencement des Balkans.
C’est une vieille maison, cachée frileusement sous les arbres comme pour masquer sa décrépitude.
Pour le promeneur que le hasard d’une excursion a amené là avant le crépuscule, la maison qui chante n’attire pas les regards, elle ressemble à toutes les maisons abandonnées, silencieuses et mélancoliques.
Le voyageur songe : « C’est un nid mort, un très vieux nid ; fut-il refuge d’amoureux ou repaire de brigands ? »
Et il passe sans s’attarder.
Un jour, exténué de fatigue, j’eus l’idée de me reposer sous les chênes géants qui l’avoisinent. À la fraîcheur reposante de leur ombre, je m’assoupis…
J’appris alors ce qu’était cette maison !
Ce fut d’abord durant mon sommeil une douceur de sons que je crus être l’effet de mes rêves ; sons atténués, éloignés qui s’apaisèrent et moururent pour renaître ensuite.
Mais bientôt je me réveillai tout à fait, ne pouvant plus douter.
Une musique délicieuse, où se mêlaient et s’harmonisaient les vibrations du piano et de la harpe, s’échappait de la vieille maison.
Je me levai, intrigué et m’avançai avec précaution sous les arbres d’où me venait cet enchantement.
« La maison est habitée ! » pensai-je.
Mais plus je m’approchai, plus mon étonnement grandit, car la maison était close sous ses volets rongés par les vents. La poussière, accumulée depuis des années sur le seuil délabré, ne portait nulle trace de pas.
Aucun être vivant ne pouvait habiter là ; et tandis que l’angoisse du mystère m’étreignait, la maison continuait à chanter.
Des sons mélodieux s’épandaient vers la forêt, envoûtant l’âme, la retenant à son insu, et je passai des heures dans cette troublante captivité.
Toute la nuit, les sons continuèrent, de plus en plus distincts à mesure que s’approchait minuit ; puis ils décrurent lentement, comme à regret, et s’apaisèrent tout à fait au premier rayon de l’aube.
C’est alors que mon enchantement cessa ; je me souvins de ce que j’étais, de ce que je faisais là, du froid qui m’accablait et sentit le sommeil me gagner.
Je me demandais si ce que j’avais entendu n’était l’hallucination de mon cerveau fatigué.
Et tandis que je revenais vers la ville, je m’arrêtais à chaque détour du sentier pour écouter si les sons duraient encore.
Mais tout s’était tu, et la vieille maison n’était plus, au haut de la colline, que le vieux nid abandonné.
Si vous allez à Elchanger, demandez à voir la maison qui chante.
On vous y conduira en vous racontant son histoire, comme on me la raconta, quelques mois avant la guerre, sous les grands arbres mystérieux qui en gardent le secret.
C’était en 1872. La maison qui chante était habitée par un vieillard et une très jeune fille.
F. Munster était peu connu des gens de la montagne et de ceux de la ville ; on savait seulement qu’il avait vécu dans les capitales où son talent de musicien l’avait fait appeler.
Un jour, il avait acheté cette maison qui n’était qu’un pavillon de chasse, et l’avait fait restaurer pour y amener sa fille, une enfant si frêle et si pâle que les paysans se signaient en la voyant.
Tous deux avaient passé là leur vie en solitaires que nul ne visitait.
Les rares fournisseurs qui acceptaient de monter jusqu’à eux s’étonnaient de ne leur voir aucun serviteur et en concluaient qu’ils étaient pauvres.
Le père et la fille n’avaient qu’une passion : la musique ; jamais ils ne jouaient le jour, comme s’ils eussent craint la trop grande lumière, mais quand l’ombre de la colline s’allongeait démesurément sur la plaine, ils commençaient leur concert.
Le père s’asseyait au piano, Hilda prenait sa harpe et l’accompagnait et, très avant dans le soir, les paysans s’arrêtaient au loin pour écouter l’harmonie.
Un jour, un fournisseur, arrivant à la porte, la trouva close ; personne ne répondit à ses appels.
Étonné, il revint à la ville faire part de ce silence à ses voisins qui n’y attachèrent aucune importance. Cependant, le lendemain, le fournisseur alla de nouveau à la maison, toujours close.
L’inquiétude s’empara de lui ; il s’avança doucement vers la fenêtre et vit Hilda plus pâle que de coutume, les yeux sans regards et son père, livide, qui jouait près d’elle. Le fournisseur s’enfuit, apeuré.
Toute la nuit, des sons déchirants et plaintifs s’échappèrent de la maison.
Au matin, le piano s’était tu ; alors, les paysans venus en nombre osèrent entrer, et trouvèrent le vieillard mort, la tête sur le bois du piano, les doigts sur les touches.
On les enterra en même temps ; un testament du père, placé en évidence sur un meuble, demandait qu’on les laissât dans leur jardin et que nul après eux n’habitât leur demeure.
Les paysans de là-bas prétendent que leurs fantômes reviennent jouer les airs favoris ; mais les gens instruits, plus sceptiques, expliquent que le vent entrant par les fissures, fait vibrer les cordes de la harpe et du piano.
Personne d’ailleurs ne pénètre dans le demeure et le mystère continue à planer.
Si vos voyages vous conduisent vers les Balkans, n’hésitez pas à aller à Elchanger et à prendre, à l’ouest de la ville, le chemin qui mène à la maison qui chante où père et fille dorment leur dernier sommeil dans l’enchantement des nuits.
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(Francis Pelletier, in Arts & Lettres, Organe Mensuel de la Fédération Littéraire, Dramatique et Musicale, nouvelle série, n°2, juin 1916)
Ma pensée est un monde errant dans l’infini.
V. HUGO.
Tu parlais de la mort… Qu’est-ce donc que la mort ?
(Le même.)
À l’âge de douze ans, j’avais déjà passé plusieurs années dans cet état d’inquiétude morale. Le charme que me faisait éprouver autrefois la contemplation de la nature avait diminué ; du moins, je n’en retirais plus la même satisfaction. Car au milieu de la plus ravissante tranquillité de l’océan, ou dans la contemplation des plus riches splendeurs d’un clair de lune pendant une nuit d’été, mon bonheur m’était enlevé, à l’instant, par le souvenir que ces choses n’appartenaient point à mon père, et qu’à tout moment leur violence pouvait éclater et me détruire.
Quelquefois pour me représenter ce que c’était que mourir, je me couchais sur le sable du rivage, et j’essayais de me croire froid, raide et immobile. Mais c’était en vain, je ne pouvais cesser de vivre, même par l’imagination. Malgré tous mes efforts, je pouvais encore m’étendre, me servir de mes membres et de mes facultés intellectuelles. – Et toujours je me relevais, à la suite de ces expériences, plus fermement convaincu que j’avais au-dedans de moi quelque chose qui ne pouvait mourir.
J’en revenais à mon argument, savoir que la vie parlante de l’homme établissait une distinction entre lui et la brute, de même que la vie mouvante distingue la brute des végétaux. Mille fois, j’avais essayé de me mettre au niveau des chèvres, des oiseaux, des rochers ; mais toujours j’avais senti que mon intelligence m’élevait au-dessus d’eux, et qu’ils n’étaient point mes égaux.
Je voulais me forcer à l’attente et à la réalisation de ce que mon père avait nommé l’anéantissement ; mais mon âme entière en frémissait, l’idée du néant me remplissait d’horreur. Quelle chose terrible de penser que je serais froid, raide, insensible, que je ne reconnaîtrais plus rien, que je ne serais plus rien ! Oh ! je ne pouvais supporter cette pensée : je combattais en vain contre l’instinct qui me disait qu’il ne pouvait en être ainsi. – Une nuit, le profond azur du ciel faisait paraître plus étincelantes encore les myriades d’étoiles dont il était orné ; je résolus d’admettre enfin la croyance que ma vie morale survivrait à mon corps ; dès lors, je la gravai dans mon esprit comme un axiome incontestable. Cette illusion (car je pensais que ce pouvait en être une) me rendit plus heureux. Mais une nouvelle pensée me traversa l’esprit : « Quelle sera la condition de la partie de mon être qui survivra à l’autre, et où sera sa demeure ? » Quelle source nouvelle de réflexions et de calculs ! Mon âme entière me sembla, un instant, prête à succomber sous le poids des pensées tumultueuses dont j’étais tout à coup assailli.
Ceci, dis-je en moi-même, me rapproche évidemment de l’opinion de mon père, et vient cependant de la contemplation d’une existence purement morale. Quelle chose étrange que l’idée de vivre sans le corps puisse conduire à cette conclusion que le néant suit la mort ! Mon père aurait-il dit vrai ? – Le reste de ma nuit se passa donc à former de vaines conjectures, et ce ne fut que vers le matin, qu’un sommeil bienfaisant vint fermer mes paupières et calmer mon agitation.
Une ère nouvelle venait de commencer dans ma vie. Je ne connaissais aucune contrainte morale, en sorte que mes pensées erraient, continuellement et sans frein, dans le vaste royaume de l’imagination. Mon sommeil même ne mettait pas toujours un terme à ces divagations d’une pensée hardie et livrée au doute. Pendant mes songes, je poursuivais encore cet idéal d’une existence immatérielle, et je les revêtais des plus brillantes couleurs. Une fois, entre autres, je rêvai que j’étais le soleil, que je planais au-dessus du monde, rempli du délicieux sentiment que c’était moi qui vivifiais et réjouissais toutes choses. Une autre fois, j’étais une étoile attachée au firmament. Je contemplais d’autres planètes et suivais, dans leur course embrasée, les comètes parcourant l’espace. Un troisième rêve m’avait transformé en éclair et lancé de l’est à l’ouest, d’hémisphères en hémisphères et des cieux sur la terre, et je remontais de la terre aux cieux.
Tels étaient mes rêves de la nuit ; et ceux du jour, quoique raisonnés et suivis, n’étaient guère moins extravagants.
Parfois, j’imaginais qu’à l’heure de la mort il me serait possible de choisir ce que je deviendrais après avoir quitté mon corps. – Un arbre, pensais-je, est trop immobile, et cependant ce vieil arbre qui domine la colline contemple toujours le ciel et l’océan : que pourrait-on désirer de plus magnifique à voir ? Je déterminai, en conséquence, que je deviendrais un arbre.
La nuit suivante, une tempête survint ; la moitié de mon arbre favori fut arrachée du tronc et demeura gisante sur le sable, au pied du rocher.
Je ne veux plus devenir un arbre, dis-je ; il me serait trop douloureux de perdre ainsi une partie de moi-même. Je veux me changer en brise légère. Je volerai au-dessus de l’horizon et de la terre ; je porterai des parfums d’île en île. Cette idée dut aussi faire place à une autre ; car les brises ne faisaient qu’aller et venir, et je trouvais préférable de pouvoir m’arrêter aux lieux les plus beaux et les plus fleuris.
Enfin, mes désirs fugitifs se fixèrent sur ma lune bien-aimée. Elle était assez brillante et assez grande pour satisfaire mon ambition, et assez belle pour me calmer dans mes moments d’agitation fiévreuse. Oh ! la pensée de me confondre avec elle, de faire partie de cette splendeur que j’adorais presque, me semblait la félicité la plus grande à laquelle je pusse aspirer !
Cependant, je connaissais assez l’astronomie pour savoir que sa dimension surpassait de beaucoup celle qu’elle paraissait avoir, et j’étais souvent découragé en songeant à son étendue et à son importance ; car alors je me sentais trop insignifiant pour m’allier à elle ; mais, la nuit venue, lorsque l’astre brillant glissait de nouveau dans un ciel serein, que son regard doux et fascinateur tombait encore sur moi, j’oubliais l’astronomie et la raison, et je me replongeais tout entier dans les ravissements de mon enfance et dans la contemplation de sa beauté. – Décidément, je devais, après la séparation de mon être matériel, faire corps avec la lune.
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(Félix de l’Ile : autobiographie, traduit de l’anglais par le traducteur de Miriam, Lausanne : G. Bridel, 1845)
UN DES SONGES DE L’AUTEUR
ÉCRIT PAR LUI-MÊME
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Je vis dans le ciel, un peu avancé du côté du midi et la face tournée vers l’occident, un homme d’une beauté surnaturelle ; son costume, son maintien et ses traits avaient quelque chose de sublime.
Il me semblait représenter les trois âges de la vie. Il était d’une petite taille et tous ses traits portaient l’empreinte d’une majesté que je ne pourrais décrire ; son visage était pâle et maigre, mais sur ses joues et ses lèvres était répandue une légère teinte de rose ; ses yeux, animés d’un feu céleste, respiraient le calme et la mélancolie ; son cou était nu et d’une blancheur extrême, sa peau aussi fine et aussi délicate que celle d’une jeune femme ; de longs cheveux blonds tombaient négligemment en boucles ondoyantes jusqu’à moitié de ses épaules, et représentaient la jeunesse de l’adolescence. Sa physionomie grave et sévère était celle d’un homme qui a vécu longtemps dans la méditation. Son costume simple et d’un genre antique lui donnait une grâce inexprimable, et, dans son attitude, il était courbé comme un vieillard qui commence à fléchir sous le poids des années. Tout son corps était resplendissant et brillait comme s’il eût reçu le reflet d’un astre ou d’une lumière qui était invisible pour moi. Cette douce réverbération avait je ne sais quoi de divin qui faisait ressortir tout l’éclat de sa beauté.
Il tenait à la main droite une grande plume dont le haut était blanc comme de la neige et le bas clair et transparent comme une eau limpide versée dans un vase de cristal. Je pus l’observer à loisir, car il resta longtemps immobile, tel qu’un homme absorbé par de grandes pensées.
Tout à coup, il se fit un profond silence et toute la nature fut plongée dans le recueillement ; les vents retinrent leurs haleines et les nuages qui traversaient l’espace s’arrêtèrent en même temps.
Alors, il se mit à écrire sur l’azur du ciel : sa main allait très lentement, et les lettres qu’il formait étaient très grandes et blanches comme le haut de sa plume ; mais avait-il achevé une lettre, elle disparaissait à mesure qu’il traçait la suivante, en sorte que je n’en pus jamais voir en entier qu’une seule à la fois. Il me fut donc impossible de rien épeler ni de rien comprendre.
Dans l’étonnement et l’admiration, je cherchai des yeux autour de moi quelqu’un pour m’expliquer le sens de ces lettres mystérieuses ; mais je ne vis que ma mère qui, tremblante auprès de moi, contemplait ce prodige. Elle m’adressa des paroles de joie mêlées de crainte. L’homme alors cessa d’écrire et disparut lentement, comme les lettres qu’il avait tracées ; mais sa plume resta encore un instant à la même place, s’agita soudain en sens divers et décrivit un grand cercle autour de l’espace qu’avaient occupé les lettres ; puis, prenant un mouvement plus rapide, elle développa ce cercle en spirale et, tout à coup, se divisa en des milliers de petites plumes qui, gardant la même forme, se dispersèrent dans le ciel et tombèrent vers la terre.
Il me sembla que l’une d’elles descendait vers moi.
Je tressaillis de joie, je tendais les mains pour la saisir ; mais, quand je crus la posséder, je ne tenais que le bout de l’aile d’un oiseau qui m’était inconnu !
J. P.
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(Jules Prior, tonnelier à Beaumont-le-Roger, membre de l’Union des Poètes, Les Veilles d’un artisan, Paris : E. Dentu, 1865)
L’hallucination qui fait le sujet de ce récit, vient du mot hallucinor, je me trompe, je suis dans l’erreur ; Quæ Epicurus oscitans hallucinatus est. L’hallucination est donc l’erreur, l’illusion d’une personne qui croit avoir des perceptions qu’elle n’a pas réellement.
Depuis la simple rêverie, cette forte distraction qui rend presque nette à nos sens les sons et les objets extérieurs, jusqu’à la folie et à la manie, on peut trouver dans le rêve, l’ivresse, les hallucinations, les cauchemars, tous les intermédiaires d’un état d’excitation insolite du cerveau. La rêverie et les rêves ne sont point incompatibles avec la santé la plus parfaite ; l’ivresse et le cauchemar sont toujours la conséquence d’un état morbide, accidenté et momentané du cerveau. Les visions, les hallucinations sont ordinairement attribuées à un état normal de cet organe. Cette règle est loin d’être sans exception ; on a vu des cas d’hallucinations très fortes chez des personnes qui jouissaient de la plus belle santé. Ce sont les yeux et les oreilles qui sont le siège le plus ordinaire de cette affection. Qui n’a pas entendu madame M. D., dans les dernières années de sa longue vie, se plaindre sans cesse d’entendre, qu’elle fût seule ou en compagnie, la chanson nationale de God save the King ? Mon ami, le docteur Holland, que je me plais à citer, raconte un fait curieux d’hallucination de l’ouïe : M. X, âgé de 85 ans, avait fait une chute sur la tête, le 19 mai ; le 21, il était parfaitement rétabli, et, le 22, conduisant lui-même sa voiture, il fut tout à coup surpris à l’ouïe d’une conversation très rapprochée de ses oreilles, de deux voix qui se répondaient très rapidement, sur un sujet sans suite, et qui n’avait nul rapport à son accident. M. X. déclare qu’il avait la conscience très nette de la non-réalité de cette conversation et en même temps qu’il lui était impossible de l’interrompre, de se soustraire à la perception de ces deux voix, ou de changer les phrases qu’elles prononçaient. Loin qu’il fût dans un état nerveux, M. X. prenait un certain plaisir à l’étrangeté du phénomène, et à l’absurdité de la conversation qu’il était forcé d’entendre. Cette hallucination disparut le lendemain pour ne plus reparaître.
L’identité de l’individu semble quelquefois disparaître dans les songes, dans le somnambulisme, dans les hallucinations, c’est le cas de rappeler le fou d’Horace :
Qui se credebat miros audire tragœdos
In vacuo lætus, sessor plausorque theatro.
Le récit suivant est le détail très circonstancié de l’hallucination la plus longue, la plus curieuse et la plus variée dont il ait jamais été fait mention dans les annales de la médecine. On pourrait regarder cette histoire comme un conte fait à plaisir, si son authenticité n’était attestée par nos illustres compatriotes Charles Bonnet, et Bonet, docteur en médecine et doyen.
Notre savant naturaliste met cet avant-propos en tête de ce mémoire :
AVERTISSEMENT
Cet écrit, dicté par feu M. Charles Lullin, mon aïeul maternel, est le même dont je parlais dans le numéro 676 de l’essai analytique, et qui m’a paru mériter d’être conservé. Le respectable vieillard l’avait dicté à ma prière, et signé de sa propre main. Il était alors dans la quatre-vingt-dixième année de son âge.
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« Au mois d’octobre 1747, j’étais à ma maison de campagne avec ma famille, un ami et son épouse. Cette maison, qui avait été bâtie depuis vingt-quatre ans, est composée d’un plain-pied élevé au-dessus de trois marches, et d’un étage au-dessus ; on y entre par une grande porte à double battant, dans un grand vestibule éclairé par une fenêtre de chaque côté de la porte. À droite est un escalier à trois rampes bordé d’une balustrade de fer.
J’étais monté dans l’appartement d’en haut à sept heures du soir. Voulant redescendre pour aller cacheter une lettre, je ne me fis point éclairer, étant fort accoutumé à monter et descendre cet escalier sans lumière, m’appuyant en descendant sur la balustrade. Malheureusement, voulant la prendre, et étant fort grand, je me baissai un peu trop, je la manquai, je tombai et ma tête alla frapper la dernière marche de l’escalier, où un domestique me trouva sans mouvement. Le côté droit de la tête reçut le coup, l’œil droit fut momentanément fort enflé, mais en fin de compte il n’en résulta rien de fâcheux pour ma santé générale.
Vers les dix heures du matin, je me levai et, comme le temps commençait à être frais, je me plaignis de ce qu’on n’avait pas fait de feu ; on me répondit qu’il y avait bon feu : à quoi je dis, n’en voyant point, que j’avais perdu la vue ; j’arrachai le bandeau qui m’enveloppait la tête, je vis alors de l’œil malade le feu, en même temps je m’aperçus que l’œil qui n’avait pas souffert de ma chute était celui qui avait perdu la vue, ce qui se trouva être une cataracte subite qui survint malheureusement par le coup, et que j’ai gardée jusqu’en octobre 1753, époque à laquelle un habile oculiste opéra cet œil avec succès, et dès lors, avec un verre convexe, j’ai conservé une bonne vue, jusqu’au mois de septembre 1756 ; elle se perdit entièrement au mois de janvier 1757.
Pendant ce temps, il se forma sur l’œil droit une cataracte qui me rendit tout à fait aveugle. Au mois de mai 1757, un habile chirurgien de cette ville me rendit la vue de cet œil, de manière, sinon de lire, au moins de me conduire très facilement.
Dès la fin de février 1758, je m’aperçus de quelques variations dans ma vue par différents objets, non existants, qui se présentaient devant moi. Il me survint un saignement de nez que l’on croyait être causé par l’apparition de ces corps étrangers, ce saignement ne reparut plus depuis la mi-mai, et les visions cessèrent à la fin de juin.
Pour en revenir aux visions, elles recommencèrent quelque temps après par l’apparence d’un mouchoir bleu d’une grandeur ordinaire, aux quatre angles duquel étaient quatre cercles jaunes et noirs de la grandeur d’une pomme, en même temps ma tapisserie me parut couverte de fleurs et de feuilles de trèfle.
Bientôt après, me trouvant dans une chambre située au midi, je m’y trouvai entouré de grandes demoiselles très proprement habillées et coiffées, portant sur leur tête, l’une une cassette, l’autre une table dont les pieds étaient en haut, et elles avaient un mouvement d’aller et de venir, sans s’écarter de moi, et se dirigèrent plutôt du côté de l’œil le premier opéré ; dans le même moment, je voyais un guindre (un dévidoir) artistement composé de petits bâtons, il tournait sans cesse.
Peu de jours après, j’eus la visite de mes deux petites filles. J’étais dans ma chambre dans un grand fauteuil, vis-à-vis de la cheminée, elles se placèrent à mon côté droit, et après leur avoir dit quelques mots, je vis à mon côté gauche deux hommes qui me parurent être de l’âge de dix-huit à vingt ans, très proprement habillés, l’un d’un habit rouge et l’autre gris, ayant l’un et l’autre un chapeau à bordure d’argent sur la tête ; ce qui me fit dire à ces dames : « Vous m’amenez là deux jolis cavaliers, et vous ne m’en disiez rien ; » elles m’assurèrent qu’elles n’en voyaient point. Cette hallucination fut courte, ces messieurs disparurent dans un clin d’œil.
Outre les grandes demoiselles, j’en ai vu de plus jeunes, paraissant avoir l’âge de huit à dix ans, très proprement vêtues et coiffées, avec force rubans roses, se tournant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, toujours à ma gauche, d’où elles partirent sans jamais reparaître. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’à la réserve des deux cavaliers que je vis dans ma chambre, je n’ai point vu d’autre homme que ces deux-là.
J’envoyai un jour mon domestique, au soleil couchant, dans une maison voisine, il vint me rendre réponse ; j’étais le dos tourné aux fenêtres, appuyé sur une table, quand il entra dans ma chambre, il était suivi par deux grosses et grandes dames, très bien habillées et aussi hautes que le plafond de ma chambre. Je lui dis : « Que font ces dames que vous m’amenez là ? »
Il me répondit : « Monsieur, il n’y en a point.
– Vous avez donc perdu la vue, lui répliquai-je, elles sont assez grandes et grosses pour vous les faire apercevoir… »
Elles s’en allèrent sans rien dire. Quelques moments après, étant à la fenêtre, je vis arriver un carrosse qui s’arrêta devant la maison qui joint la mienne, du côté gauche où j’étais ; je fus extraordinairement surpris qu’à mesure qu’il avançait je voyais le cocher et le carrosse, dont l’impériale allait à la hauteur de la maison voisine, qui a au moins trente pieds d’élévation, grandir à proportion ; cela me frappa si fort que je ne fis point attention aux chevaux. Cet équipage tourna un moment après et disparut.
Deux jours après, me trouvant à la fenêtre sur le déclin du jour, je vis à ma gauche, au bout de la rue, sur une petite place, une fontaine avec son bassin et sa colonne, puis trois hommes, habillés de gris, le chapeau sur la tête, passèrent, venant du bassin ; cela se fit trois fois de suite, mais à mesure que ce passage se faisait, je voyais s’élever au-dessus de la fontaine, par de grandes solives, un échafaudage composé de différentes croisières de solives, qui s’éleva jusqu’à la hauteur de la maison opposée à la fontaine. À mesure que je voyais s’élever cet échafaudage, je voyais entrer dans cette rue une quantité considérable d’hommes, qui se suivaient ; ils s’amassèrent de telle sorte que la rue, jusqu’à 50 ou 60 pas de son entrée, m’en parut remplie. C’en fut assez pour cette journée.
Il se fit encore pendant quelques jours beaucoup de petites variations dans ma vue, et entre autres celle du fond de la tapisserie de trèfle, qui se trouvait quelquefois blanchâtre, d’autres fois dorée. Il faut remarquer que cette variété d’apparence cessait par intervalle, et que je voyais ordinairement les véritables tapisseries des deux chambres où je me tiens habituellement. Je dois observer que les changements d’apparence qui se faisaient sur mes tapisseries avaient lieu en même temps sur les chaises. Quelquefois les tapisseries disparaissaient pour faire place à une collection de vieux livres.
Après ces visions, ma vue est revenue ce qu’elle était auparavant, c’est-à-dire que je ne voyais de l’œil gauche qu’une très faible lumière. Quant à l’œil droit, j’en voyais assez pour me conduire et distinguer les objets à 50 ou 60 pas.
Les visions furent suspendues depuis le commencement de juillet jusqu’au 10 août. Elles recommencèrent par la vue des tapisseries garnies de fleurs de trèfle, qui bientôt firent place à des tentures de satin blanc, sur lesquelles se trouvaient des roses, et toutes sortes de figures. En allant dîner, je vis ma table couverte d’une magnifique nappe riche en dorure et, sur la table, des plats et des assiettes resplendissant des plus belles dorures. Ayant tourné la tête, ces jolies décorations s’éclipsèrent, et quand je vins à regarder la table, je n’y trouvai que la nappe ordinaire, et des plats et des assiettes de faïence blanches et bleues, et cependant il n’y avait en réalité sur la table que des plats d’argent.
Le lendemain j’eus une vision beaucoup moins gaie, beaucoup moins agréable. Les tapisseries vraies et fantastiques avaient disparu de mes deux chambres, je m’y trouvai entouré de murs nus, composés de pierre de taille dont je distinguais les joints et la chaux qui les unissait. Bientôt ces pierres de taille firent place à la brique et aux moellons, sans aucune espèce de replâtrage. Je ne laissais pas de voir quelquefois de jeunes demoiselles. Ces murs nus ne m’agréaient point.
Cette vision fut bientôt remplacée par une autre plus agréable. Un jour, assis dans mon salon sur un sopha, j’eus la visite d’un ami qui s’assit à ma droite. Pendant que nous causions, je m’aperçus qu’il se formait à ma gauche une sorte d’arcade ou de voûte. Mon ami s’étant retiré, je me retournai du côté de l’arcade, elle me parut donnant entrée à un grand cabinet voûté et fortement éclairé ; à main droite était ou paraissait être un grand tableau représentant un paysage, des arbres, des bosquets, une grande rivière qui paraissait venir d’une ville fort éloignée et très longue, au milieu de laquelle s’élevait un clocher de fer-blanc. À droite et à gauche de ce grand tableau s’en trouvait un grand nombre de plus petits, plus une table, un petit miroir, etc.
Au sortir de ce joli endroit, je trouvai ma chambre tapissée d’une simple étoffe de laine d’un vert pâle ; elle était couverte de tableaux de la grandeur de ceux du cabinet. La vue de ces tableaux me suivit de ma chambre dans mon salon, puis dans ma chambre à coucher, qui en était remplie jusque dessus le plafond.
Le lendemain, je vis, au lieu de la simple et modeste fontaine qui est à cent pas de ma maison, une grande et belle fontaine, ornée d’une grande colonne surmontée d’un globe, d’où partaient deux jets d’eau qui sortaient d’une tête de bronze, l’un au nord, l’autre au midi. Cette vision se dissipa au quatrième jour.
Une autre fois j’aperçus, vers l’angle de la maison où la cour se termine, une infinité d’atomes qui tournoyaient, puis je vis une fenêtre dans le mur de la cour, où en réalité il n’y en a jamais eu, puis un gros pigeon gris, ce qui m’étonna parce qu’il n’y a pas de pigeonnier dans le voisinage. Bientôt je vis arriver vers cette fenêtre supposée une dizaine de pigeons, dont deux se posèrent sur une branche d’arbre qui paraissait sortir du mur.
Le lendemain, assis dans ma chambre, ayant la fenêtre du côté droit, en l’absence du soleil, j’aperçus une multitude d’atomes en mouvement, quelques-uns semblaient tomber perpendiculairement, quelques-uns étaient gros, les autres plus petits (1).
Le jour suivant, j’allai à ma fenêtre dans l’espérance d’y revoir mes fantastiques pigeons, ils n’y étaient plus ; un vol d’alouettes les avaient remplacés, deux heures après leur départ parurent deux gros pigeons pattus, noirs et blancs, qui se perchèrent sur le toit de la maison voisine.
Comme je suis accoutumé à fumer le matin à ma fenêtre qui donne sur la rue, en me tournant à gauche, je fus surpris de voir un homme fumant aussi, dont la tête était plus élevée que la mienne, et qui, dans son habillement et toute son apparence, était complètement mon Sosie. Un instant après, j’aperçus entre nous deux un homme en chemisette, un bonnet sur la tête, qui s’avança comme pour voir à la rue. Je crus que c’était mon valet de chambre, je lui demandai ce qu’il voulait voir ; il disparut subitement, il n’est pas revenu depuis, mais mon Sosie fumeur revient tous les matins.
Puisque vous désirez que je vous donne une relation par écrit de mes visions, je vais tâcher de vous donner les suivantes par dates aussi régulières que possible. J’ai une chambre, à droite de la mienne, où je n’avais pas encore été depuis l’apparition de mes visions ; j’ai voulu voir mercredi, 13 août, si mes visions m’y suivraient. J’y entrai à dix heures du matin. On ouvrit les volets pour l’éclairer. Cette chambre est tapissée d’une tenture de Flandre en verdure, elle a un lit et des chaises écarlates.
En entrant, je ne vois que la tapisserie et le lit tels qu’ils sont réellement. Je m’assieds, et bientôt je vois peu à peu le fond de la tapisserie du haut jusqu’en bas prendre une couleur orangée, sur laquelle paraissaient différentes figures circulaires, longues et tournantes, d’un bleu pâle, bordées de noir de la largeur de trois doigts.
Vers les onze heures, regardant du côté de mon jardin, j’aperçus des atomes à 30 ou 40 pieds de moi, qui me parurent plus gros que les précédents. Ils se mouvaient circulairement et s’élevaient ; bientôt en sortit une douzaine de pigeons qui bientôt s’envolèrent à perte de vue. Mon Sosie avec sa pipe ne manqua pas de me faire une visite le matin.
La matinée de jeudi commença par le fumeur, puis par l’apparition de deux volées de pigeons qui se perdirent dans un petit nuage. L’après-dîner, j’allai dans mon salon m’asseoir dans le fond sur un sopha ; après quelques moments de tranquillité, je vis ma tapisserie se couvrir d’un vert pâle, et bientôt elle fut garnie d’une quantité de jolis tableaux de grandeur différente et placés dans le plus grand désordre.
Cette chambre était trop bien meublée pour n’y pas recevoir la visite de jolies demoiselles : elles étaient cinq, dont quatre paraissaient être de l’âge de onze à douze ans. Elles paraissaient de très bonne maison, richement habillées en robes de soie où dominait le jaune et des rubans roses ; elles étaient parées de beaux colliers de perles et de boucles d’oreilles en diamant. Elles tournèrent autour de moi, faisant sans doute quelque conte qui les faisait rire, l’une d’elles en riant montrait les plus belles dents. Elles s’en allèrent en passant derrière moi, par le côté gauche, c’est la route que prennent toujours celles qui viennent me faire visite.
Quelques moments après, il en vint trois autres, qui n’étaient pas si brillamment vêtues, c’étaient des filles de dix-huit à vingt ans, en habits d’indienne bleue, avec des bouquets blancs ; elles ne s’arrêtèrent pas beaucoup et prirent le chemin des autres. »
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Le reste du mémoire n’est guère qu’une répétition des visions de M. Lullin qu’il a eues jusqu’à ce moment : des mouchoirs bleus, des tapisseries de différentes couleurs et figures, ce qu’il appelle ces atomes qui, quelquefois, se changeaient en papillons blancs, ses trois jolies demoiselles, son fumeur avec la pipe, qui revenait tous les matins, etc.
M. Lullin le termine par les remarques suivantes : « Je n’ai jamais eu aucune de ces visions pendant que j’étais au lit, soit que je dormisse ou que je fusse éveillé. Ce n’est jamais qu’assis et bien éveillé que j’ai eu souvent la vision de personnages et de tableaux très variées et changeants.
Je dirai ici, à cette occasion, qu’un jour le doyen de messieurs nos médecins (M. Bonet), dont l’exercice et la pratique de plus de quarante-cinq ans lui ont acquis une juste confiance du public, vint me voir sur ce qu’il avait appris de mes visions, avec un de messieurs nos avocats, grand naturaliste et physicien, comme les ouvrages qu’il a donnés au public le démontrent (c’est ainsi qu’il désigne l’illustre Charles Bonnet) ; ils me prièrent de leur faire un narré de mes visions ; ce que je fis avec plaisir, et nous donna matière de nous entretenir agréablement.
Étant venus à parler des nouvelles du temps, le docteur était assis sur un sopha à ma droite, et l’avocat sur une chaise vis-à-vis de nous deux, lorsque parut l’un des plus jolis guindres (dévidoir) très composé, tournant rapidement et à côté de M. l’avocat.
Je leur dis : « Voilà, Messieurs, de quoi vous satisfaire. » Puis, ayant porté ma vue en face de la tapisserie à grands personnages, qui représente Daniel dans la fosse aux lions, je ne vis à la place qu’une tapisserie dorée, garnie de feuilles et de fleurs de trèfle, ce qui me fit dire à ces messieurs : « Vous m’avez bien promptement changé ma tapisserie en y mettant ce cuir doré ! » Hélas ! ces messieurs ne voyaient pas mieux cette nouvelle tapisserie que mon guindre !
Il y a dans ces visions de quoi m’étonner, puisque je ne suis ni n’ai jamais été visionnaire, bien loin de là, jouissant d’une parfaite santé, n’ayant jamais eu de maux de tête, ayant encore la mémoire très bonne, quoique entré, le dixième de ce mois d’août 1758, dans la quatre-vingt-dixième année de mon âge.
Toutes ces visions cessèrent dès le mois de septembre même année. »
Signé : LULLIN, de Confignon.
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Certificat de M. Charles Bonnet.
Je soussigné déclare que la signature Lullin de Confignon, qui est au bas du présent mémoire, est bien de M. Charles Lullin de Confignon, mon aïeul maternel, ancien syndic de notre république, qu’il m’a souvent entretenu des particularités singulières que renferme ce mémoire, que M. Lullin jouit encore à présent, à l’âge d’environ nonante et un ans, d’un jugement fort droit, d’une mémoire admirable et d’une santé parfaite, qu’étant avec lui, accompagné de M. Bonet, doyen de la faculté de médecine de notre ville, et nous entretenant de la guerre d’Allemagne, M. Lullin interrompit les réflexions judicieuses qu’il faisait sur cette guerre, pour nous dire qu’il apercevait une vision : c’était celle d’une machine à dévider ; il nous montra la place où il la voyait, s’en amusa (2), et reprit ensuite le fil de ses réflexions.
Quoique d’autre main soit écrit, à Genève le 11ème de novembre 1759.
Charles BONNET.
Cette dernière phrase soulignée est toute de la main de Charles Bonnet.
L’attestation qui suit est tout entière de la main du docteur Bonet.
Je soussigné, docteur en médecine, atteste que le contenu de la déclaration précédente de M. Bonnet est exactement vrai, que j’ai assisté à la conversation ci-mentionnée, pleine d’un sens droit et de réflexions judicieuses, laquelle fut tout d’un coup interrompue par ledit seigneur Lullin pour nous faire part d’une vision d’objets qu’il nous nomma, et incontinent reprit le fil de son discours. J’atteste, en outre, que ledit seigneur jouissait alors d’une santé parfaite et très vigoureuse, et d’un tempérament sanguin, ayant été sujet, peu de temps auparavant, à quelques saignements de nez périodiques, voix forte, et malgré son grand âge, la face sans rides et d’un bon coloris.
Genève, 23 novembre 1759. BONET, Dr-Méd., doyen.
Voici, comme épilogue, ce que dit de ce mémoire Charles Bonnet dans son Essai analytique de l’âme :
« Je pourrais raconter sur ce sujet (les hallucinations) un cas fort singulier et qui passerait pour fabuleux, s’il n’était appuyé sur des témoignages dignes de foi. Mais l’exposition de ce phénomène psychologique demanderait un écrit à part, que je pourrai publier quelque jour avec ses preuves justificatives. Je me bornerai donc à dire que je connais un homme respectable, plein de santé, de candeur, de jugement et de mémoire, qui en pleine veille, et indépendamment de toute impression du dehors, aperçoit de temps en temps devant lui des figures d’hommes, de femmes, d’oiseaux, de voitures, de bâtiments, etc. Il voit ces figures se donner différents mouvements, s’approcher, s’éloigner, fuir, diminuer et augmenter de grandeur, paraître, disparaître, reparaître, il voit des bâtiments s’élever sous ses yeux, et lui offrir toutes les parties qui entrent dans leur construction extérieure. Les tapisseries de ses appartements lui paraissent se changer tout à coup en tapisseries d’un autre goût et plus riches. D’autre fois, il voit les tapisseries se couvrir de tableaux qui représentent différents paysages. Un autre jour, au lieu de tapisseries et d’ameublements, ce ne sont que des murs nus et qui ne lui présentent qu’un assemblage de matériaux bruts. Mais si j’entrais dans un plus grand détail, je décrirais le phénomène, et je ne veux que l’indiquer. Toutes ces peintures lui paraissent d’une netteté parfaite et l’affecter avec autant de vivacité que si les objets eux-mêmes étaient présents. Mais ce ne sont que des peintures, car les hommes et les femmes ne parlent pas, et aucun bruit n’affecte son oreille. Tout cela paraît avoir son siège dans la partie du cerveau qui répond à l’organe de la vue. La personne dont je parle a subi en différents temps l’opération de la cataracte aux deux yeux. Le grand succès qui avait d’abord suivi cette opération ne se serait sans doute point démenti, si un goût trop vif pour la lecture avait permis au vieillard de ménager l’organe comme il demandait à l’être. Actuellement l’œil gauche, qui était le meilleur, est presque sans fonctions ; l’œil droit lui permet encore de distinguer les objets qui sont à sa portée. Mais ce qu’il est très important de remarquer, c’est que ce vieillard, comme les visionnaires, ne prend pas ses visions pour des réalités : il sait juger sainement de toutes ces apparitions, et redresser toujours ses premiers jugements. Ces visions ne sont pour lui que ce qu’elles sont en effet, et sa raison s’en amuse. Il ignore d’un moment à l’autre quelle vision s’offrira à lui : son cerveau est un théâtre dont les machines exécutent des scènes qui surprennent d’autant plus le spectateur qu’il ne les a point prévues. »
Ce vieillard respectable est M. Charles Lullin, mon aïeul maternel, mort en 1761, dans la quatre-vingt-douzième année de son âge, et qui avait rempli dignement une des premières charges de notre république. Il jouissait encore dans sa grande vieillesse d’une heureuse mémoire ; il lisait beaucoup, retenait assez et aimait à s’entretenir de ses lectures avec ses amis. Il se plaisait surtout à l’histoire et à la politique. J’étais du nombre de ceux qui le fréquentaient le plus, et il m’était souvent arrivé de le voir interrompre le récit de quelque événement historique pour s’occuper d’une vision qui s’offrait à lui dans ce moment. « Voilà, me disait-il, ma tapisserie qui se couvre de tableaux, les cadres en sont dorés, etc. » Un moment après, c’était une autre décoration ou quelque autre vision qu’il me décrivait en détail, et, après avoir badiné sur les jeux de son cerveau, il reprenait tranquillement le fil de son discours. Il voulut bien à ma prière dicter à son secrétaire la singulière histoire de ses visions, et je garde son écrit, signé de sa main, comme un morceau très curieux de psychologie.
J.-P. M., Dr.
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(1) Il est difficile de savoir ce qu’entend M. Lullin par atomes, grands et petits. Probablement notre intéressant visionnaire ne savait pas le grec.
(2) S’en amusa : Voilà qui établit l’immense différence de l’hallucination de l’homme éveillé avec celle du rêve de l’homme qui dort. Le premier ne croit point à la réalité de sa vision ; l’homme endormi ne doute pas de la réalité de son rêve ; celui-ci peut en éprouver un douloureux cauchemar, celui-là peut rire de sa vision et en amuser les autres.
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(Bibliothèque universelle de Genève, Genève : Joël Cherbuliez, tome 28, 1855)