Elle est située sur le haut d’une colline, à quelque quarante kilomètres d’Elchanger, tout au commencement des Balkans.

C’est une vieille maison, cachée frileusement sous les arbres comme pour masquer sa décrépitude.

Pour le promeneur que le hasard d’une excursion a amené là avant le crépuscule, la maison qui chante n’attire pas les regards, elle ressemble à toutes les maisons abandonnées, silencieuses et mélancoliques.

Le voyageur songe : « C’est un nid mort, un très vieux nid ; fut-il refuge d’amoureux ou repaire de brigands ? »

Et il passe sans s’attarder.

Un jour, exténué de fatigue, j’eus l’idée de me reposer sous les chênes géants qui l’avoisinent. À la fraîcheur reposante de leur ombre, je m’assoupis…

J’appris alors ce qu’était cette maison !

Ce fut d’abord durant mon sommeil une douceur de sons que je crus être l’effet de mes rêves ; sons atténués, éloignés qui s’apaisèrent et moururent pour renaître ensuite.

Mais bientôt je me réveillai tout à fait, ne pouvant plus douter.

Une musique délicieuse, où se mêlaient et s’harmonisaient les vibrations du piano et de la harpe, s’échappait de la vieille maison.

Je me levai, intrigué et m’avançai avec précaution sous les arbres d’où me venait cet enchantement.

« La maison est habitée ! » pensai-je.

Mais plus je m’approchai, plus mon étonnement grandit, car la maison était close sous ses volets rongés par les vents. La poussière, accumulée depuis des années sur le seuil délabré, ne portait nulle trace de pas.

Aucun être vivant ne pouvait habiter là ; et tandis que l’angoisse du mystère m’étreignait, la maison continuait à chanter.

Des sons mélodieux s’épandaient vers la forêt, envoûtant l’âme, la retenant à son insu, et je passai des heures dans cette troublante captivité.

Toute la nuit, les sons continuèrent, de plus en plus distincts à mesure que s’approchait minuit ; puis ils décrurent lentement, comme à regret, et s’apaisèrent tout à fait au premier rayon de l’aube.

C’est alors que mon enchantement cessa ; je me souvins de ce que j’étais, de ce que je faisais là, du froid qui m’accablait et sentit le sommeil me gagner.

Je me demandais si ce que j’avais entendu n’était l’hallucination de mon cerveau fatigué.

Et tandis que je revenais vers la ville, je m’arrêtais à chaque détour du sentier pour écouter si les sons duraient encore.

Mais tout s’était tu, et la vieille maison n’était plus, au haut de la colline, que le vieux nid abandonné.

Si vous allez à Elchanger, demandez à voir la maison qui chante.

On vous y conduira en vous racontant son histoire, comme on me la raconta, quelques mois avant la guerre, sous les grands arbres mystérieux qui en gardent le secret.

C’était en 1872. La maison qui chante était habitée par un vieillard et une très jeune fille.

F. Munster était peu connu des gens de la montagne et de ceux de la ville ; on savait seulement  qu’il avait vécu dans les capitales où son talent de musicien l’avait fait appeler.

Un jour, il avait acheté cette maison qui n’était qu’un pavillon de chasse, et l’avait fait restaurer pour y amener sa fille, une enfant si frêle et si pâle que les paysans se signaient en la voyant.

Tous deux avaient passé là leur vie en solitaires que nul ne visitait.

Les rares fournisseurs qui acceptaient de monter jusqu’à eux s’étonnaient de ne leur voir aucun serviteur et en concluaient qu’ils étaient pauvres.

Le père et la fille n’avaient qu’une passion : la musique ; jamais ils ne jouaient le jour, comme s’ils eussent craint la trop grande lumière, mais quand l’ombre de la colline s’allongeait démesurément sur la plaine, ils commençaient leur concert.

Le père s’asseyait au piano, Hilda prenait sa harpe et l’accompagnait et, très avant dans le soir, les paysans s’arrêtaient au loin pour écouter l’harmonie.

Un jour, un fournisseur, arrivant à la porte, la trouva close ; personne ne répondit à ses appels.

Étonné, il revint à la ville faire part de ce silence à ses voisins qui n’y attachèrent aucune importance. Cependant, le lendemain, le fournisseur alla de nouveau à la maison, toujours close.

L’inquiétude s’empara de lui ; il s’avança doucement vers la fenêtre et vit Hilda plus pâle que de coutume, les yeux sans regards et son père, livide, qui jouait près d’elle. Le fournisseur s’enfuit, apeuré.

Toute la nuit, des sons déchirants et plaintifs s’échappèrent de la maison.

Au matin, le piano s’était tu ; alors, les paysans venus en nombre osèrent entrer, et trouvèrent le vieillard mort, la tête sur le bois du piano, les doigts sur les touches.

On les enterra en même temps ; un testament du père, placé en évidence sur un meuble, demandait qu’on les laissât dans leur jardin et que nul après eux n’habitât leur demeure.

Les paysans de là-bas prétendent que leurs fantômes reviennent jouer les airs favoris ; mais les gens instruits, plus sceptiques, expliquent que le vent entrant par les fissures, fait vibrer les cordes de la harpe et du piano.

Personne d’ailleurs ne pénètre dans le demeure et le mystère continue à planer.

Si vos voyages vous conduisent vers les Balkans, n’hésitez pas à aller à Elchanger et à prendre, à l’ouest de la ville, le chemin qui mène à la maison qui chante où père et fille dorment leur dernier sommeil dans l’enchantement des nuits.

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(Francis Pelletier, in Arts & Lettres, Organe Mensuel de la Fédération Littéraire, Dramatique et Musicale, nouvelle série, n°2, juin 1916)