Le robot 4.013 ouvre lentement les immenses portes d’antimoine du hangar-usine ; les soleils d’uranium parqués dans les profondeurs de la nef s’éclairent les uns après les autres, avant de s’envoler dans l’espace suivant le tracé hertzien prévu. Un jour artificiel et bienheureux se lève, le 206e de l’an XII.
Torak, réveillé par le changement d’air provoqué comme tous les matins par les soleils aérostats, penche son regard vers la baie de plexiglas de sa cellule ; en bas, la foule des hommes motorisés se répand dans les rues de la capitale, progressant par rangs de quatre, les esclaves de chair aux cerveaux télécommandés par le Pouvoir Suprême se dirigent vers les mines et les manufactures. Les journaux lumineux concrétisent subitement sur les murs leurs nouvelles, annonçant le rendement des usines à ondes balzamiques, ou bien la création de citernes d’essence artificielle dans l’ancienne Australie. Toutes ces nouvelles glorifient la puissance du Pouvoir Suprême. Pendant que Torak se drape dans sa tunique d’amiante, des effluves rouges traversent sa cellule ; une porte s’ouvre, livrant passage à un automate, qui sans bruit lui entrave les bras et les jambes avec des filaments de carbogène ; immobile, l’homme se laisse faire, sachant que toute résistance est impossible, un haut-parleur redit la sentence qu’il a entendue la veille, lors de son arrestation :
« Chimiste Torak, vous êtes arrêté pour volonté, illusion, poésie et amour. »
*
Allongé sur le gazon synthétique du vivarium, occupé à contempler les nuages chimiques s’envoler à travers les arbres artificiels, Torak ne l’avait pas entendu arriver. Elle parle un moment derrière lui, tout près. Ses mots ne disent que des choses banales. Cependant sa voix est là, chaude, chantante. Il n’en perçoit que la musique, quelques minutes, un siècle. Elle s’est encore rapprochée, en se retournant pour lui répondre. Leurs lèvres s’unissent longuement. Travaillant tous deux au même laboratoire, Manoua et Torak apprennent à s’aimer, au milieu des éprouvettes, des bassins de culture et des ballons remplis de gaz rare.
Ils ont, par leurs gestes, contracté une étrange maladie disparue depuis des milliers d’années : l’Amour. À partir de ce moment, des choses graves se produisirent au labo 82. La blonde Manoua ne réussit plus ses expériences. Torak se met à écrire des textes dénués de tout intérêt scientifique ou mathématique. Caro, chef du laboratoire, découvre même un matin un brin d’herbe, poussé avec sa fleur dans un verre à essais rempli de terre. Il fait un rapport. Torak est déplacé dans une lointaine province… Sa maladie, par contagion, est capable de détruire le bel équilibre de la cité.
Torak reste trois jours loin de sa belle Manoua. Se servant d’un câble électrique en guise de corde, il s’évade à la manière des hommes primitifs et s’enfuit, renversant les robots motorisés chargés de l’arrêter, empruntant les trottoirs roulants à l’envers, faisant effondrer des escaliers parachutés dans sa course. Dans sa fuite on l’entend crier :
« Je l’aime… Je l’aime… »
Cet incident, déplorable pour la science, provoque 67 secondes de retard dans les usines mondiales. Le danger devenant réel, les mercenaires électriques, qui n’étaient plus employés depuis la dernière guerre contre Mars, sont chargés de l’arrêter.
Le Tribunal au grand complet siège. Le chef suprême, Barrg, les savants, les sages, les vieillards, les cerveaux électroniques chargés de recueillir mentalement le compte rendu du jugement attendent. Torak paraît ; des liens invisibles l’entravent. Un rayon catalyseur le transporte jusque sur la dalle d’accusation. Les projecteurs verts des stétoscopes mentaux se croisent sous la coupole du tribunal, cherchant à déceler si dans la foule des hommes-cellules des différences d’opinions se produisent.
Manoua est là, entourée d’électrodes cérébrales, assise sur un siège de marbre noir. Elle implore son amant de ses grands yeux. Les rayons des électrodes changent de couleur ; de violet, ils passent au pourpre. Manoua faiblit. Les savants suprêmes s’impatientent. Les rayons s’entrecroisent au-dessus de l’assistance. Un robot-bibliothèque lit le jugement d’une voix cuivrée. Torak va-t-il parler ? Va-t-il crier face à ces vieillards vêtus de blanc, à ces étranges monstres d’acier et de plomb sagement assis parmi les hommes motorisés ? Va-t-il crier pour sa défense ce mot aujourd’hui inconnu :
« Suis-je coupable d’aimer ?… »
Manoua, très pâle, s’est dressée. Les robots enregistreurs se précipitent. Lentement, elle prononce :
« Ce fou déshonore l’État. Il n’est rien en dehors de la Science… »
Et elle s’écroule, épuisée.
Un déclic. Torak n’est plus qu’un corps sans vie sur lequel se penche le chirurgien du tribunal qui procède au remplacement de son cerveau par une machine télécommandée du modèle réglementaire fourni par l’État.
Et tandis que Manoua, le cœur étreint, regagne le laboratoire des prothèses cardiaques, Torak, devenu le n° A. K. 10.307, descend docile les marches du tribunal suprême pour disparaître dans l’immense foule anonyme des hommes-cellules.
Accoudée sur une table nickelée du laboratoire, Manoua pleure. Pour la première fois de sa vie, de lourdes larmes coulent le long de ses joues presque enfantines…
Instinctivement, Manoua se lève, prend une éprouvette et analyse cette eau étrange qui perle à ses yeux…
« Eau 983,0 – chlorure de sodium 12,0 – sels minéraux 0,2 – matières albuminoïdes 4,8. Il n’est rien en dehors de la science, » murmure-t-elle.
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(Pierre Servez, in V, magazine illustré du reportage, cinquième année, n° 218, 5 décembre 1948)
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☞ Ce conte de Pierre Servez est en réalité une variation inspirée de « L’Amour mort » de Gaston de Pawlowski, pour ne pas dire un plagiat…
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GASTON DE PAWLOWSKI : L’AMOUR MORT
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RÉCITS DES TEMPS SURHUMAINS
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L’Amour mort
C’était le jour bienheureux de la grande fête nationale de l’Accélération.
Depuis l’heure déjà lointaine où Kilowatt, l’homme aux doigts de caoutchouc, avait ouvert les portes de l’usine et déchaîné sur le monde les effluves radieuses du soleil artificiel, des centaines de citoyens à cerveau de bronze phosphoreux se hâtaient sans raison dans les grandes artères et dans les rues veineuses de retour, en criant :
« Quatre-vingt-treize ! Quatre-vingt-treize ! Quatre-vingt-treize ! »
Ce qui signifiait que le rendement absolu des nouvelles dynamos d’État venait d’atteindre 93 0/0.
La satisfaction scientifique était générale, car chacun savait que les progrès de l’Animal-État ne pouvaient plus dépendre que du seul accroissement de la vitesse sociale.
Des hommes-cellules, il n’était plus, en effet, question. Abondamment nourris avec de l’arsenic phéniqué, pourvus de bras en bismuth, de cerveaux électrifiés et de housses à bactéries, ils n’avaient qu’à se laisser fonctionner dans des conditions étroitement délimitées et leur bonheur, suivant les données exactes de la science, ne pouvait plus s’accroître.
L’Animal-État, tout au contraire, demeurait perfectible. On l’avait pris aux premiers temps de l’humanité pour une simple fiction juridique, mais avec les progrès inouïs de la science, on s’était aperçu bientôt de sa réalité surhumaine.
Le remplacement d’une cellule-homme était donc un fait naturel sans portée ; la mort de l’État, tout au contraire, eût entraîné celle de tous les hommes qui ne vivaient artificiellement que par lui.
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Les uns après les autres, entourés du respect de tous, les membres du Cerveau central abordaient le toit du Palais d’État et descendaient par l’ascenseur à effluves dans la salle de la science où se tenait la séance annuelle de l’Accélération. Assis devant des claviers, les cent dix-huit savants d’État étaient là, impassibles et fluets, et, au-dessus d’eux, siégeaient majestueux, sous la direction du Savant Absolu, les vingt-et-un vieillards d’autrefois, les ancêtres ayant connu l’humanité par des livres aujourd’hui détruits pour la sûreté de l’État-surhumain.
Il s’agissait, chacun le savait, dans les six premières minutes de la séance, de juger un sujet bizarre nommé Cadmium, dévoyé du droit chemin par une évasion et trois mois dans les déserts désaffectés de l’ancienne Europe, et sur lequel pesait l’accusation capitale d’imprécision scientifique.
À vrai dire, les idées de ce fou ne semblaient guère valoir une telle dépense de temps et les citoyens à cerveau de bronze s’efforçaient, mais en vain, de comprendre le véritable motif qui pouvait pousser les vingt-et-un vieillards d’autrefois à interroger ce dément dans des circonstances aussi solennelles.
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Quelques secondes passèrent. Aux effluves bleues, succédèrent les effluves rouges et Cadmium parut, introduit par un automate et fortement entravé par deux hypnoses du pied. Son regard, libre, clair et lumineux, erra un instant avec indifférence vers la coupole où se croisaient les instantanéogrammes des horneaux de province, puis, brusquement, ardemment, se posa sur une jeune fille assise au banc des témoins et qui, anxieusement, attendait.
Soudain, les claviers s’agitèrent et le Savant Absolu se leva pour résumer l’idéographe d’accusation.
Cadmium prétendait : 1° qu’un raisonnement qualitatif devait remplacer pour la direction des cellules-hommes les méthodes scientifiques d’État basées sur le temps et l’espace ; 2° Que sans recourir à l’État-surhumain, l’homme, par la culture de sa propre volonté, aurait pu dompter les éléments, s’élever dans les airs, planer sans appui matériel et même écarter la mort ; 3° Qu’avec l’accroissement de cette même volonté individuelle l’homme aurait pu se déplacer instantanément d’un lieu dans un autre et ne plus se soumettre aux règles absolues de espace ; 4° Que cette augmentation formidable des forces individuelles ne pouvait sans doute se produire qu’en fonction d’autres passions, aujourd’hui inconnues, mais dont il y aurait urgence à rechercher la nature dans l’histoire des siècles passés.
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À cette lecture, de violents effluves de protestation traversèrent la salle, et le Savant Absolu reprit avec dureté :
« Je ne puis comprendre dans quel but vous avez demandé, lorsque vous étiez en observation, à ce que vos idées fusent soumises à l’attaché de laboratoire Benzamide, fille de l’illustre Anthracite, avec laquelle vous avez fait vos études. Vous avez affirmé que, sans son approbation et sans sa présence, vous ne pourriez rien réaliser. Elle est là aujourd’hui devant vous ; je dois vous prévenir que cette occasion de vous expliquer est la dernière qui vous est offerte. »
Un long silence plana. Hagard, de toute l’angoisse de ses yeux, Cadmium regardait Benzamide et son effort de compréhension paraissait effrayant. Les vingt-et-un vieillards d’autrefois et les cent dix-huit savants suivaient cette scène avec impatience.
Nerveusement, le savant Absolu se leva.
« En l’absence de toute explication de la part de l’accusé, nous suspendons l’audience trois minutes, pour permettre à Benzamide de rédiger ses conclusions. »
Sans plus savoir au juste ce qu’elle faisait, Benzamide s’enferma seule dans le laboratoire adjoint. Ses idées s’embrouillaient, les théories et les méthodes dansaient devant ses yeux, comme prises de folie. Violemment, elle essayait de classer ses pensées, de voir clair en elle-même. Heureuse, elle l’était sans aucun doute. Son père n’était-il pas le glorieux inventeur de la repopulation d’État artificielle qui remplaçait elle ne savait au juste quelle méthode primitive et hors d’âge ? Toutefois, elle n’était pas une fille comme les autres, et parfois des idées étranges l’assaillaient. Jadis, lorsqu’elle travaillait avec Cadmium, elle avait de brusques chagrins quand le jeune homme employait des méthodes qui n’étaient pas les siennes. Seule, de toutes ses compagnes, elle ne s’était pas fait raser les cheveux ni les sourcils. Et puis, elle n’aimait point son nom ! Elle eût préféré s’appeler Narcotine ou Codéine.
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Deux minutes passèrent, puis, brusquement, sans savoir pourquoi, Benzamide sentit au long de ses joues des larmes brûlantes qui coulaient.
Instinctivement, la jeune fille se leva, prit une éprouvette et les analysa rapidement dans l’Atomomètre.
« Eau, 982,0 ; Chlorure de sodium, 13,0 ; Sels minéraux, 0,2 ; Matières albumineuses, 5,0… Je deviens folle, pensa-t-elle. Il n’est rien en dehors de la science ; ce fou déshonore l’État. »
La troisième minute s’achevait. Benzamide rentra dans la salle, reprit sa place et, d’un mouvement de tête, fit signe qu’elle n’avait rien à dire ; puis elle détourna les yeux.
Un déclic, un corps qui bascule et Cadmium glissa inerte sur la table iodoformée.
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Et tandis que Benzamide, la tête vide et sans pensée, regagnait le laboratoire de son père social, les vingt-et-un vieillards se levèrent et passèrent dans la salle du Conseil privé. Là, tremblants encore de la dangereuse expérience qu’ils venaient de tenter, ils se regardèrent lentement sans parler. Eux seuls au monde savaient que quelque chose d’immense venait d’être à tout jamais détruit ; quelque chose de fabuleux dont l’humanité ancienne avait vécu durant des siècles, quelque chose dont le nom seul eût mis l’État en péril.
Et sur l’Amour définitivement mort, sur les cendres de la divine Souffrance d’autrefois, assurés désormais des citoyens de bronze au cœur d’automates, ils purent entrevoir enfin le triomphe colossal du monde artificiel, définitivement ployé sous les griffes d’acier de l’État-surhumain.
Dans la rue, la foule docile criait encore : « Quatre-vingt-treize ! quatre-vingt-treize ! » ce qui signifiait que le rendement absolu des nouvelles dynamos centrales venait d’atteindre 93 0/0.
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(Gaston de Pawlowski, in Comœdia, deuxième année, n° 440, dimanche 13 décembre 1908 ; repris dans le recueil Polochon : paysages animés, paysages chimériques, Paris : Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle éditeur, 1909 ; illustration de Virgil Finlay)