Le temps avait été très orageux, ce jour-là. Sâarna Singh, rajah de Chitor, dans le Radjpoutana, nous avait retenus dans son magnifique palais. La pluie tombait à torrents et s’acharnait inlassablement à tambouriner contre les vitres. Pestant contre les circonstances qui nous empêchaient de nous lancer sur la piste de quelque man-eater (1) ou de quelque rhinocéros, nous attendions dans le grand salon splendidement meublé, fumant de savoureux havanes. C’était à qui raconterait sa meilleure histoire de chasse.

Sâarna Singh s’efforçait de son mieux de tromper notre impatience. Singulier et bien attachant personnage que ce potentat hindou qui joignait à une urbanité et à une politesse exquises une parfaite connaissance des langues anglaise et française. Rien de notre littérature, de notre théâtre et de notre cinéma ne le laissait indifférent ; c’était plaisir de discuter avec ce fin lettré.

Et pourtant, tandis que nous attendions, Simpson, Gardner et moi-même nonchalamment assis sous des pankas qu’agitaient lentement des boys à seule fin de tempérer un peu l’atmosphère lourde et chargée d’électricité, il nous parut que notre hôte semblait plus réservé que d’habitude. Je l’observai pendant un moment, et je m’aperçus qu’il regardait fréquemment à la dérobée le docteur Gardner. Ce dernier s’était levé de son siège et admirait avec une insistance émerveillée une magnifique statue de bronze qui se dressait sur un socle au fond du salon.

À la fin, Gardner n’y put plus tenir ; nous l’entendîmes pousser une exclamation étonnée :

« Splendid ! Quel magnifique diamant ! »

Simultanément, Simpson et moi, nous nous levâmes. En quelques instants, nous fûmes auprès de notre compagnon de voyage dont nous connaissions depuis longtemps la très grande érudition en matière d’art.

Pendant quelques instants, immobiles, nous admirâmes la statue en laissant échapper de temps en temps entre nos lèvres, vers le plafond richement lambrissé, une volute de fumée bleue. Le bronze était superbe et finement travaillé. Il représentait le dieu Sivah, entouré d’un cercle de feu, foulant aux pieds, au cours d’une de ses danses cosmiques, l’affreux démon Apasmâra…

Une voix brève vint couper court à notre contemplation :

« Vous regardez le diamant de Sivah, messieurs !… Il vous fascine. C’est assez naturel, car je crois qu’il n’a point son pareil au monde. Toutefois, permettez-moi de vous mettre en garde !… Tout étranger qui ose le frôler de sa main se condamne par ce seul geste sacrilège à une mort affreuse. »

C’était Sâarna Singh qui venait de prononcer ces paroles. Gardner, surpris par cette intervention, ne put s’empêcher d’objecter :

« Permettez, Excellence. J’ose espérer que vous ne nous soupçonnez pas de vouloir dérober cette inestimable merveille ? »

Le visage aux traits réguliers du rajah, qu’encadrait une courte barbe noire, s’éclaira d’un furtif sourire :

« Je ne vous soupçonne pas, messieurs ; je me contente seulement de vous mettre en garde… Vous ne sauriez en effet vous faire une idée de la puissance fascinatrice de ce diamant. Il attire irrésistiblement les regards, et, peu à peu, l’homme qui se laisse prendre à son éclat éblouissant, sent sourdre en lui une invincible convoitise. Le désir lui vient de prendre cette pierre, de l’emporter, et c’est pour lui la mort dans les circonstances les plus tragiques. »

D’instinct, nous nous reculâmes tous les trois. Au sourire sceptique qui se dessinait sur les lèvres de Gardner, Sâarna Singh comprit que notre ami n’ajoutait qu’une assez médiocre créance à ces surprenantes déclarations. Pourtant, Simpson, plus impressionné, hasarda :

« Admettons que l’un de nous veuille toucher ce diamant, Excellence… Vous le feriez arrêter et exécuter par vos gardes ? »

Le rajah secoua négativement la tête.

« Je n’aurais pas à sévir. Sivah se chargerait lui-même bien vite de châtier et d’exécuter le sacrilège. »

Et, comme nos physionomies exprimaient une certaine incrédulité, notre hôte étendit la main et, désignant le salon d’hiver voisin, serre merveilleuse où voisinaient les plantes les plus rares des régions tropicales, il déclara :

« Voulez-vous m’accompagner jusque-là, messieurs ? Je vous raconterai une histoire qui vous intéressera certainement, et qui vous prouvera combien Sivah sait se venger des sacrilèges. »

Un roulement de tonnerre ponctua ces paroles de Sâarna Singh ; un éclair déchira les nues. La pluie redoubla de violence et crépita contre les baies vitrées.

Nous suivîmes donc notre hôte dans la serre voisine du salon. De pénétrantes senteurs s’échappaient de ce refuge. À la lueur intermittente des éclairs, nous pûmes entrevoir les taches multicolores des fleurs d’orchidées et de cactées ; sur le grand bassin ovale qui occupait le centre de la serre, nous aperçûmes les taches rondes de grands nénuphars. Des lianes fleuries s’enchevêtraient au-dessus de nos têtes, évoquant quelque coin perdu de la jungle.

Sâarna Singh ne nous laissa point le loisir d’admirer les différents spécimens qui s’élançaient de chaque côté sur notre passage ; il allait d’un pas rapide vers le fond de la serre ; quand il eut atteint un massif touffu de bambous géants, il s’arrêta, puis, étendant la main, nous désigna une plante aux larges feuilles de couleur écarlate.

« C’est singulier, fit Simpson, rompant le premier le silence. Cette plante me fait penser à une bête tapie, prête à bondir. On dirait une pieuvre repliant ses multiples tentacules afin de les mieux détendre tout à l’heure sur sa proie !

– Vous ne pensiez certainement pas si bien dire, Simpson ! fit Gardner. Cette plante est bien, en effet, semblable à une pieuvre. Elle est carnivore. Ne vous en approchez pas trop, et surtout, ne la touchez pas. Il pourrait vous en cuire. »

Tandis que, Simpson et moi, nous nous arrêtions, interloqués, le docteur reprit :

« Vous vous trouvez là en présence de la reine des Dionées, la Dionaea Gigantaea. Elle mesure bien trente fois les dimensions des dionées ordinaires. »

Sâarna Singh approuva ; il s’était arrêté à deux pas de la plante et il attendait, ne la quittant plus des yeux.

« Cette Dionaea est unique au monde, surenchérit alors Gardner. Mais nous expliquerez-vous pourquoi vous nous avez ainsi conduits jusqu’à elle ?

– Je vous ai amenés ici tout simplement parce que cette plante a été l’instrument de la vengeance de Sivah ! Grâce à elle, le diamant orne encore le diadème du dieu. »

La pluie tambourina derechef avec rage contre les larges baies qui protégeaient le jardin d’hiver. Et la Dionaea Gigantaea accaparait nos regards, comme tout à l’heure le diamant de Sivah avait retenu notre attention.

« Il y a environ dix-huit mois, commença le rajah, j’avais un hôte qui, comme vous, venait d’Europe. C’était un grand blond, des pays nordiques, nommé Bergen. Exerçant la profession de naturaliste, il était venu à Chitor afin d’étudier la faune et la flore du pays. Les lettres de recommandation qu’il me fit parvenir, lettres dont certaines étaient signées de personnages notoires, m’encouragèrent, à inviter ce Bergen et à l’héberger dans mon palais aussi longtemps que ses recherches scientifiques l’exigeraient.

Le naturaliste vécut donc quelques jours auprès de moi. Nous étions devenus les meilleurs amis du monde. Toutefois, je constatai bientôt qu’il accordait un intérêt de plus en plus insolite à la statue de Sivah, et surtout au diamant qui en ornait le diadème. Je n’hésitai pas à le mettre en garde, absolument comme je viens d’agir vis-à-vis de vous. Je lui retraçai quelques exemples démontrant de façon éclatante combien le diamant avait été néfaste à quiconque avait osé l’effleurer seulement de ses doigts.

Deux jours passèrent. Mon hôte continuait ses investigations, prenait des notes, recueillait des spécimens rares pour son herbier ; néanmoins, lorsque nous prenions le café ou le thé dans le salon, je remarquai qu’il attardait un peu trop fréquemment ses regards en direction du diamant. Et sur son masque tourmenté, je lus la convoitise. Le voisinage et l’éclat de cette pierre précieuse étaient en train d’opérer une effrayante transformation chez cet homme dont la réputation et l’honnêteté avaient paru jusqu’ici à toute épreuve. Le diamant de Sivah exerçait son influence néfaste et fascinatrice.

Un matin, je m’aperçus de la disparition simultanée du diamant et de mon invité. Je fis engager de sévères recherches tout autour du palais, dans les jardins et dans les parcs. Peine perdue ! Du diamant et de son voleur, nous ne retrouvâmes tout d’abord point de traces. Deux semaines s’écoulèrent pendant lesquelles, sur son socle, Sivah attendit, avec son diadème mutilé. La police de l’Empire alertée fit surveiller étroitement les gares et les hôtels des villes voisines. Des rapports me furent envoyés, assurant que le voleur n’avait été repéré nulle part. Tout incitait à penser qu’il n’avait point quitté le palais. Nul ne l’avait aperçu dans Chitor.

Le vol m’affecta énormément, messieurs. Loin de maudire le voleur, je le plaignis, car je savais que la vengeance de Sivah le poursuivrait implacablement. Peut-être réussirait-il à échapper pendant quelques jours aux atteintes des hommes, mais le dieu tout-puissant saurait le rejoindre, où qu’il aille, au fond des retraites les plus ténébreuses et les plus cachées. En portant ses mains impies sur le diamant, il s’était de lui-même condamné à une impitoyable mort.

« Mais comment avez-vous retrouvé le diamant, Excellence ?

– La police n’a joué qu’un rôle négatif dans toute cette affaire, coupa Sâarna Singh. Sivah s’est lui-même chargé d’assurer sa justice. »

Puis, se penchant légèrement, le rajah étendit la main et pointa son doigt vers la Dionaea Gigantaea.

« Un matin, je me disposais à me rendre dans cette serre, quand un de mes jardiniers accourut. En proie à une émotion intense, il me déclara qu’il venait d’apercevoir le diamant par terre, à l’endroit même où vous vous trouvez, docteur Gardner. Mais le diamant n’était pas seul, reprit le rajah. Son voleur, ou du moins ce qui en restait, un squelette blanchi que la Dionaea Gigantaea recouvrait encore à demi, demeurait écroulé auprès de lui.

Nous comprîmes tout de suite quel avait été le sort horrible de Bergen ; pendant qu’un long silence s’appesantissait dans la serre, nous évoquâmes le drame atroce qui s’était joué en ce même endroit la nuit du vol :

Bergen, emportant le diamant volé, se glisse furtivement à travers les ténèbres ; effrayé par le bruit des pas d’un boy, et appréhendant d’être surpris, le voleur se réfugie dans la serre… Il s’aventure à travers l’allée, évitant de son mieux de laisser derrière lui des traces de son passage. Déjà il atteint le fond de la serre et il se croit momentanément hors d’affaires, quand, tout à coup, en tâtonnant dans la nuit sombre, il effleure de la main la Dionaea Gigantaea

Aussitôt la plante se contracte, irritée par le contact de l’intrus ; un léger frémissement l’agite tout entière, puis, avant même que le voleur ait pu se mettre hors de portée, les lobes de ses feuilles aux bords hérissés de pointes acérées se referment sur lui comme des tentacules. Il sent des ventouses se plaquer contre son visage. Ce bâillon imprévu lui scelle les lèvres et l’empêche de hasarder le moindre son. Et, peu à peu, la plante carnivore engloutit la proie qui est venue si imprudemment s’offrir à sa voracité. En moins d’un quart d’heure, les soubresauts convulsifs qu’esquisse le prisonnier se font plus rares ; il est encore agité par un dernier spasme et il succombe, étouffé…

Vous voyez, messieurs, la vengeance de Sivah ne s’est pas fait attendre. »

Sâarna Singh esquisse un indéfinissable sourire à notre adresse ; ses regards sombres s’arrêtent sur nous, non sans quelque ironie.

«  Si nous revenions au salon ? » émit Simpson.

Cette proposition recueillit tous les suffrages.

Au-dehors, l’orage touchait à son terme ; les roulements du tonnerre se faisaient plus espacés, les rafales de pluie moins violentes.
 

*

 

Dans la suite, nous reprîmes la passionnante série de nos exploits cynégétiques, mais jamais plus nous ne fîmes allusion, chez notre hôte, au destin tragique de Bergen et à la Dionaea Gigantaea. Et nous évitâmes prudemment de nous laisser fasciner par le merveilleux diamant de Sivah au pouvoir néfaste et diabolique…
 
 

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(1) Tigre mangeur d’hommes.
 

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(Albert Bonneau, in Jeunesse Magazine, troisième année, n° 52, 24 décembre 1939)