SUR LES CONFINS DU MERVEILLEUX
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Dans une même enveloppe, qui porte le timbre de Londres, je trouve deux coupures :
La première est en langue française. C’est une nouvelle sensationnelle, donnée récemment par le journal Le Journal, sous le titre suivant :
DEUX BOTANISTES ONT FAILLI ÊTRE VICTIMES D’UNE PLANTE CARNIVORE
La preuve que cette histoire est vraie, c’est que Le Journal l’a cueillie dans le Central News. L’aventure est arrivée à 60 kilomètres de New-Orléans, et voici des horribles détails.
Deux jeunes botanistes nommés Joseph Villareuc [sic, pour Villareux] et Georges [sic, pour George] Gastron (deux noms à consonance bien française, fait observer notre confrère) herborisaient dans un marais lorsqu’ils remarquèrent une plante étrange, ayant un peu l’apparence d’un palmier et dont le tronc était revêtu d’une écorce grasse ressemblant à la peau ridée d’un animal.
« Au pied du tronc, des fleurs jaunes dégageaient une odeur fort agréable. Comme Villareuc se baissait pour les cueillir, il se sentit saisi par des espèces de lianes qui, pareilles aux tentacules d’une pieuvre, se greffaient sur le tronc de l’arbre. Il voulut écarter les lianes, mais quel fut son effroi de sentir sous ses mains une chair visqueuse à la fois souple et nerveuse, qui se contractait comme les muscles de quelque animal fantastique et l’entraînait vers un orifice rougeâtre en forme d’entonnoir qu’il avait aperçu au sommet du tronc !
Il se trouva bientôt étroitement enserré par les effroyables tentacules et, incapable de faire un mouvement, il appela au secours. Son ami accourut et, avec une hache, essaya de couper les lianes, mais il fut bientôt saisi lui-même par une jambe. Ce ne fut qu’après plusieurs heures de travail et au prix d’efforts surhumains que les deux hommes réussirent à se délivrer. Au fur et à mesure que la hache tranchait un des tentacules, d’autres s’inclinaient vers eux et se collaient à eux comme des sangsues. Ce ne fut que lorsque Gastron, s’attaquant directement au tronc, eut fendu l’arbre par le milieu, que le monstre desserra son étreinte.
Pendant que les herboristes luttaient ainsi pour se dégager, ils virent des lapins et des écureuils, qui passaient près de la plante, être saisis par les tentacules et précipités dans l’ouverture du sommet où ils furent rapidement digérés. »
L’autre coupure est en langue anglaise.
C’est la traduction, à peu près exacte, de la première. L’aventure se passe dans les Indes, mais tout y est : le palmier revêtu d’une peau de pachyderme avec une gueule rouge au sommet, les effroyables tentacules, le combat de Gildas et de la pieuvre, jusqu’aux écureuils et aux lapins digérés par la plante carnivore.
Or, le deuxième texte est celui d’un conte de H.-G. Maxwell, publié, il y a une dizaine d’années, par un magazine anglais dont mon correspondant ne me donne malheureusement pas la référence exacte.
N’allez pas croire que les journaux prennent leurs lecteurs pour des idiots. La bonne foi du journaliste est éclatante ; le journaliste croit tout ce qu’il lit, car il n’y a pas plus crédule qu’un menteur professionnel. Ce fut certainement un journaliste qui, ayant imaginé l’histoire de la sardine du port de Marseille, se précipita vers le port pour faire le reportage lorsqu’il lut la nouvelle reproduite par d’autres journaux… Et je soupçonne fort l’apôtre Thomas d’avoir lancé le premier l’histoire de ce fantôme que tout le monde vit ensuite à Jérusalem et que Thomas lui-même finit par rencontrer.
Mais on a grand tort de supposer que la littérature est alimentée par des faits réels qui sont transposés dans le domaine de l’imagination. Le plus souvent, ce sont des faits imaginaires qui prennent corps dans la réalité.
L’imagination crée les tarasques, les loups-garous et les serpents de mer qui se montrent ensuite aux gens simples par un phénomène de mimétisme. C’est la littérature qui, certainement, a créé le dinosaure, l’iguanodon et le ptérodactyle ; les naturalistes ont docilement fabriqué des squelettes de ces monstres antédiluviens d’après les descriptions qu’ils lisaient dans les romans, et ils ont mis ça dans leurs musées. Ce ne sont pas des documents, ce sont des matérialisations.
Et l’Histoire, de même que l’histoire naturelle, a été écrite d’après les imaginations des romanciers.
C’est la littérature de Mayne-Raid et de Gustave Aymard qui a composé le type de l’Apache du far-West. Les bons sauvages indiens, pour se conformer à ce que le sentiment populaire attendait d’eux, ont peinturluré leur visage et emplumé leur dos d’une façon ridicule, puis ils sont venus chez nous, en chair et en os, pour faire du cinéma.
C’est la littérature des reporters qui a créé l’Apache des boulevards extérieurs. Les rôdeurs candides, pour être à la mode, ont mis des foulards rouges et des espadrilles pour marcher dans la boue ; puis ils se sont mis à parler comme des héros de Francis Carco.
Or, les arbres et les plantes avaient jusqu’à présent des façons d’être méchants qui ne sont pas les façons des animaux. Ils piquaient, ils empoisonnaient, ils laissaient tomber ceux qui grimpaient dans les branches ; mais les plantes ne mordaient pas et les arbres ne mangeaient personne.
Nous n’avons pas à craindre que les végétaux prennent les mauvaises habitudes des espèces animales.
Les arbres et les plantes ne lisent pas les journaux.
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(G. de la Fouchardière, « Hors-d’œuvre, » in L’Œuvre, n° 3055, lundi 11 février 1924. Sous le titre : « Une Plante anthropophage, » La Dépêche de Brest & de l’Ouest, trente-huitième année, n° 14655, vendredi 8 février 1924, attribue également cette anecdote au Journal, mais nous n’avons pu en retrouver trace dans ses colonnes, malgré nos recherches)
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(In The Evening Star [Dunedin], n° 18600, jeudi 3 avril 1924 ; le fait divers est également repris dans le Western Mail [Perth], vol. XXIX, n° 1995, du jeudi 24 avril 1924)
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UNE INCARNATION PÉRIODIQUE DU GRAND SERPENT DE MER
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C’est le Soleil de Marseille qui, à la faveur d’une canicule décourageante pour tout informateur actif, a ramené le premier, au début du mois d’août, cette vieille histoire de l’arbre anthropophage. Après quoi tous les journaux parisiens ont marché… ont couru comme coururent les badauds lorsqu’un précédent Marseillais leur annonça qu’une sardine bouchait l’entrée du port.
Voici la nouvelle, si l’ose dire :
Le capitaine de la Motte Hufst [sic, pour Hurst], l’explorateur bien connu, membre de la Société de Géographie de Londres, doit s’embarquer à l’automne prochain pour conduire une expédition scientifique dans l’Hinterland de Madagascar. Il s’agit de découvrir un ananas géant qui se nourrit de chair humaine et dont les chefs indigènes ont jusqu’à présent refusé de révéler l’emplacement aux blancs.
L’arbre, haut de 2 mètres à 2 mètres 50, possède à son sommet un certain nombre de feuilles grasses de la grosseur du bras et armées de mandibules. Un liquide épais, qui a des propriétés stupéfiantes, suinte de l’arbre. Les indigènes s’en enivrent avant le sacrifice.
Après une suite de danses sacrées, une jeune fille, choisie comme victime, est amenée près de l’arbre. On lui fait boire la sève enivrante, puis la victime est hissée jusqu’au sommet de l’arbre. Les branches, au contact de la chair, s’écartent et déploient leurs griffes. L’infortunée victime est déposée au cœur de la fleur monstrueuse ; lentement, les tentacules se referment sur le corps et le broient. Les feuilles restent dans cette position pendant cinq ou six jours, puis, lentement, s’écartent : on ne retrouve plus que les os de la victime ; les chairs ont été digérées et absorbées par l’étrange végétal.
Ce que cet arbre anthropophage m’a donné de cauchemars, quand j’avais douze ans ! Il était alors situé dans les forêts mystérieuses du Brésil. Mais il est fort possible que le général Gallieni l’ait emporté dans son képi et transplanté à Madagascar lorsqu’il conquit la Grande Île pour le compte de la France.
Lorsque j’avais douze ans, j’étais abonné au Magasin d’Éducation et de Récréation, publication illustrée pour la jeunesse, et où le roman d’aventures tenait une large place.
Jules Verne y collaborait régulièrement… Et un autre romancier de son école dont j’ai oublié le nom ; en quoi je suis un ingrat, car je lui dois des heures inoubliables. Cet écrivain suppléait au génie scientifique qui animait les récits du maître par une prodigieuse extravagance d’imagination.
Il publia un jour Les Mystères de l’Amazone, où figura, pour la première fois, l’arbre anthropophage à qui des sauvages inhumains donnent leurs filles en pâture (à cette même époque, les Chinois donnaient leurs fils en pâture aux cochons, ce qui nous obligeait à les racheter en donnant nos sous aux Missionnaires de la Sainte-Enfance).
Dans le roman, il y avait un jeune Français nommé Robert, dont la sœur avait été enlevée par une tribu d’Indiens, en remontant le cours de l’Amazone. Robert était parti à leur poursuite, armé de son rifle et accompagné du nègre fidèle qui, dans ce genre de production littéraire, joue toujours le rôle du rigolo.
Il avait atteint les ravisseurs au moment où, après avoir procédé aux danses sacrées et fait boire à la victime la sève enivrante de l’arbre meurtrier, le sorcier de la tribu allait déposer la jeune fille inanimée dans le calice de la fleur dont les tentacules monstrueux devaient se refermer sur elle. Mais alors, le rifle fidèle avait parlé, mettant les Indiens en fuite ; sauf le sorcier, à qui le nègre rigolo offrait une consommation semblable à celle qu’il avait fait absorber à la jeune fille, puis le couchait à la place où tant d’innocentes victimes avaient laissé leurs os.
Je n’ose espérer que l’auteur des Mystères de l’Amazone soit encore vivant… En apprenant qu’une expédition s’organise en Angleterre pour rechercher son arbre anthropophage, il serait aussi heureux que le fut Alexandre Dumas lorsqu’un guide ingénu, lui faisant visiter le château d’If, lui montra la cellule où pendant vingt ans vécut Monte-Cristo.
Il est fort possible qu’il y ait vraiment en Angleterre un capitaine de la Motte Hufst, candide comme le sont souvent les explorateurs depuis Jason, qui crut à la Toison d’Or. Il est possible que le capitaine de la Motte Hufst, ayant prêté aux antiques bobards une oreille complaisante ou accordé une confiance imprudente à ce que racontent les journaux, organise réellement une expédition à Madagascar… Quelle revanche coloniale sur l’Angleterre !
Notre ministre des colonies doit alerter les syndicats d’initiative de Tamatave et de Tananarive. Il faut que le capitaine de la Motte Hufst trouve ce qu’il cherche dans l’Hinterland malgache. Il faut que son guide lui montre l’Arbre anthropophage et les ossements des victimes. Il faut qu’un rapport sensationnel soit déposé par l’explorateur sur le bureau de la Société de Géographie de Londres.
Il y va de l’avenir du tourisme à Madagascar.
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(G. de la Fouchardière, « Hors-d’œuvre, » in L’Œuvre, n° 6166, jeudi 18 août 1932 ; article repris partiellement sous le titre : « Autour d’un ananas, » dans Madagascar industriel, commercial, agricole, septième année, n° 591, mercredi 5 octobre 1932 ; et dans l’article : « Encore l’Arbre anthropophage, » signé « E. B. », in La Tribune de Madagascar et Dépendances, vingt-sixième année, n° 2782, mardi 25 octobre 1932)