I
Julien et moi eussions mille fois préféré nous trouver seuls en compagnie d’un tigre qu’en celle de Bartholomé, car depuis trois mois qu’il était notre quartier-maître à bord de l’Audacieux, nous avions eu tout le loisir d’apprécier sa brutalité.
Malheureusement pour nous, nous n’avions pas le choix.
Durant trois jours, l’Audacieux avait vaillamment tenu tête à l’ouragan. Mais à la fin, ses voiles en loques, ses mâts tombés, son pont saccagé, sa coque disjointe avaient fini par céder et chacun s’était hâté vers les embarcations, pensant bien ne jamais revoir le monde des vivants.
Nous aurions bien voulu, Julien et moi, prendre place sur le radeau qui emmenait la plupart des gens de l’équipage. Mais obligés de rester sur le pont jusqu’à la dernière minute pour la manœuvre, Bartholomé nous avait forcés, à la pointe de son coutelas, d’embarquer dans le plus petit des canots avec lui, car il connaissait notre habileté à ramer et comptait sur l’endurance de la jeunesse pour tenir le plus longtemps possible sur la mer toujours démontée.
Où nous nous trouvions à cette heure, nul n’aurait pu le dire, la tempête ayant entraîné le navire Dieu sait vers quelles régions inconnues du vaste archipel océanien !
Peu nous importait d’ailleurs, à Julien et moi. Incapables de penser, nous ramions en silence dans l’obscurité lumineuse de la nuit, poursuivis en guise d’encouragement par les injures que nous crachait de temps à autre le quartier-maître, assis à l’arrière du canot, nous demandant avec angoisse ce qu’il adviendrait de nous quand, avec l’apparition du jour, le soleil brûlant viendrait ajouter le nouveau supplice de la soif à celui de la fatigue des derniers jours.
Julien avait emporté avec lui le chat noir de l’Audacieux, sa mascotte, selon la superstition des marins, et l’animal roulé en boule dormait tranquillement sur ses genoux. Mais jusqu’alors la pauvre bête ne semblait pas avoir apporté beaucoup de chance ni au navire ni à nous.
Enfin, le jour tant redouté arriva. Les premiers rayons du soleil me frappant au visage m’obligèrent à fermer les yeux et je me sentis glisser vers le sommeil. Un violent coup sur la tête me rappela à la réalité et je me trouvai en face de Bartholomé, blême de colère, montrant ses dents jaunes en un rictus féroce.
« Veux-tu bien t’éveiller, chien ! me criait-il ; une terre est en vue et il faut l’atteindre à tout prix. »
Je me redressai et me mis de nouveau à ramer, tout en souhaitant intérieurement pouvoir jeter ma rame à la face du quartier-maître. Mais il était inutile d’essayer de lutter avec lui ; sa force herculéenne était proverbiale à bord et il nous eût broyés, Julien et moi, entre les doigts d’une seule de ses mains.
Bientôt, j’aperçus la terre dont avait parlé Bartholomé et cela me donna un peu de courage. C’était une toute petite île couverte d’étranges frondaisons d’un gris-vert et entourée d’un perpétuel collier de vagues écumantes : elle s’élevait graduellement de la rive au centre, formant ainsi une sorte de cône ayant la forme d’un cratère de volcan.
Une demi-heure s’écoula. Tout à coup Julien, qui ramait machinalement, fermant de temps à autre les yeux et n’entendant même pas les paroles d’encouragement que je lui chuchotais tant il paraissait épuisé, embarrassa sa rame dans la mienne et tomba au fond du canot.
En une seconde Bartholomé, furieux, fut sur lui, levant le bras pour le frapper.
Alors, il se passa un fait étrange. Le chat noir qui avait sauté sur mes genoux s’élança d’un bond, s’accrocha au bras du quartier-maître qu’il se mit à labourer furieusement de ses dents et de ses griffes.
Bartholomé poussa un hurlement de douleur et, de sa main libre, saisit la bête, qui se cramponnait par la peau du cou, pour la jeter à la mer.
Mais Julien avait recouvré son équilibre. Il se dressa en face du quartier-maître et, les dents serrées, le menaça d’une voix rauque :
« Si vous jetez le chat à l’eau, dit-il, je jure que je vous envoie ma rame en pleine figure et que je fais chavirer l’embarcation. J’aime mieux mourir que de supporter plus longtemps vos brutalités. Mettez ce chat dans le fond de la barque ; c’est notre mascotte, vous le savez… »
Bartholomé regarda Julien d’un air hébété. Puis, jetant le chat à l’autre extrémité, il revint s’asseoir à l’arrière et, tirant une hache de dessous le banc, il la posa en travers sur ses genoux.
« Vous pouvez avoir raison quant à la mascotte, grommela-t-il d’une voix que la colère assourdissait. Mais rappelez-vous que je ne tolérerai aucune mutinerie, pas plus ici qu’à terre. Si vous osez me menacer encore, je vous fends la tête à tous deux de cette hache. »
Julien s’était rassis à son tour, respirant avec difficulté ; le chat s’installa de nouveau sur ses genoux en ronronnant.
Quant à moi, je souffrais tellement dans tous mes membres, que je ne me rappelle plus que confusément de cette dernière heure de supplice ni de la façon dont nous abordâmes l’îlot.
Je me revois seulement tirant fébrilement le canot sur la plage et courant vers l’ombre de quelques arbres, suivi de Julien et de Bartholomé. Là, nous nous étendîmes tels que nous étions et un sommeil de plomb s’empara de nous.
*
Quand je me réveillai, il devait être assez tard, car le soleil déclinait déjà à l’horizon. Je me levai péniblement, le moindre mouvement me causant de cuisantes douleurs, tant j’étais courbaturé. À côté de moi, Julien dormait toujours, le chat entre les bras.
Un peu plus loin, Bartholomé, déjà debout, était en train de tirer toutes sortes de choses de la barque, y compris des provisions qu’il y avait embarquées.
Au bruit que j’avais fait en me levant, il se retourna :
« Est-ce que vous croyez, vous deux, que vous allez dormir éternellement pendant que je travaille ? Réveillez votre camarade, je vous prie. Qu’avez-vous à me regarder ainsi sans avoir l’air de comprendre ? Vite, ou sinon…
– Écoutez, Bartholomé, lui dis-je, nous ne sommes plus ici à bord de l’Audacieux, mais bien trois malheureux naufragés réfugiés sur un îlot perdu. Pourquoi voulez-vous employer avec nous la violence ? Il vaudrait mieux nous entendre gentiment, afin de ménager nos forces aux uns et… »
Il ne me laissa pas achever. Brandissant un harpon qu’il tenait à la main, il se précipita vers moi, dévidant un chapelet d’imprécations.
Je lui tournai le dos et me mis à fuir, cherchant instinctivement quelque débris de rocher dont je pusse me faire une arme contre lui. Et comme je me baissais pour en ramasser un, quelque chose fixa mon attention qui me fit presque oublier Bartholomé et pousser une exclamation d’étonnement.
C’était le corps d’un lapin, tué récemment, me semblait-il. En examinant le sol autour de cet endroit, je découvris encore le squelette d’un oiseau et, à côté, des traces d’empreintes si extraordinaires que je m’agenouillai pour les voir de plus près.
« Venez regarder, » fis-je à Bartholomé qui, intrigué par mes allures, ne pensait plus à me châtier.
Et il s’agenouilla à côté de moi.
En vérité, nous n’avions jamais vu d’empreintes semblables ; c’étaient d’énormes marques rondes constellées d’innombrables pointillés, comme ceux qu’eussent pu produire une brosse à peigne ronde, par exemple. Les traces se perdaient dans la masse de végétation dense qui formait la lisière de la forêt, recouvrant tout le centre de l’île qui, comme je l’ai déjà dit, s’élevait en forme de cône.
Bartholomé tirait nerveusement les poils de sa barbe noire.
« Je n’y comprends rien, murmurait-il ; ça doit être des empreintes d’animal. – Il retourna le squelette de l’oiseau du bout des doigts ; – c’est proprement nettoyé, » continua-t-il.
Et il regarda d’un air craintif vers la forêt dense qui prenait au crépuscule un aspect sinistre.
Soudain, il aperçut le lapin que je tenais à la main et me l’arracha avec sauvagerie.
« Quelque chose à nous mettre sous la dent, enfin ! grommela-t-il. Toi et Julien, allez chercher de l’eau fraîche ; il y a un ruisseau qui coule là-bas au bout de la plage. Et tout de suite, hé, sans cela vous n’aurez rien à dîner, c’est moi qui vous le dis ! »
Que faire, hélas ! Affaiblis par la fatigue et les privations précédentes, nous étions à la merci de cet individu cruel. Il ne nous restait qu’à obéir et à supporter brutalité et injustices sans nous plaindre.
Je courus vers Julien qui s’éveillait enfin, et ensemble nous allâmes chercher le petit seau du canot et nous nous dirigeâmes vers le ruisseau indiqué. Après avoir bu avidement et nous être baignés dans l’eau fraîche, ce qui nous délassa un peu, nous revînmes vers le campement où Bartholomé avait allumé un grand feu.
Tout en marchant, je regardais avec angoisse du côté de la forêt, croyant à chaque instant entendre craquer des branches sous le poids de quelque bête fantastique et je contai mes découvertes à Julien qui hocha la tête d’un air découragé. Cependant, une chose nous frappa, mon compagnon et moi, durant le trajet : le silence impressionnant qui régnait dans l’île ; pas un chant d’oiseau, pas un bruit d’insecte, pas la moindre rumeur de vie ; seul, de temps à autre, le craquement sec et sinistre de branches brisées. Par quoi ?… Telle était l’énigme.
Après avoir soupé du lapin, – dont Bartholomé se servit une portion deux fois plus copieuse que celle qu’il nous octroya à chacun, – et d’un biscuit par personne, Bartholomé prit deux paquets de cordes qu’il était allé chercher dans la barque et, nous regardant avec méchanceté :
« Maintenant, mes petits, il ne faut pas vous imaginer que je vais vous laisser les moyens de me jouer quelque tour cette nuit. »
Et, saisissant les cordes, il se mit en devoir de nous lier à l’un et l’autre les mains et les pieds.
On devine mon indignation à ce traitement. Mais je commençais déjà à être inquiet du mutisme de Julien qui grelottait de fièvre, me demandant s’il n’avait pas attrapé quelque mauvais coup de soleil. Aussi me laissai-je faire avec une apparente indifférence, me sentant trop épuisé moi-même pour résister. Et, au bout d’un quart d’heure, je dormais de nouveau profondément.
Je fus réveillé soudain au milieu de la nuit par des cris horribles, tels que je n’en avais jamais entendu de semblables. Je me dressai sur mon séant, une sueur froide perlant à mes tempes.
II
La lune éclairait la plage ; cette dernière était absolument vide. Les plaintes venaient du centre de l’île. Il y eut un cri plus aigu, plus perçant que les autres. Puis tout cessa brusquement.
Je m’étais tourné vers Bartholomé qui, à quatre pattes sur le sable, regardait, terrifié, du côté des bois. Il y eut des craquements de branches, des froissements de feuilles sur notre droite.
« Tonnerre ! clama Bartholomé, qu’est-ce que cela ? »
À la lisière de la forêt venait d’apparaître une sorte d’énorme bête noire, de forme ronde, qui s’agitait en bonds courts et désordonnés, et dont le dos luisait aux rayons de la lune. Mais à peine avions-nous eu le temps de l’apercevoir qu’elle disparaissait à nouveau dans un fourré.
Tout à coup, Julien, qui s’était aussi réveillé, poussa une exclamation de désespoir.
« Mon chat, gémit-il ; c’est le chat qui criait, il n’est plus là… laissez-moi aller le chercher, Bartholomé, laissez-moi ; peut-être pourrai-je le sauver ! »
Et il se tordait dans ses liens, cherchant à les briser.
Mais, pour une fois, je fus de l’avis de Bartholomé. C’eût été folie de laisser Julien affronter le danger inconnu et menaçant du centre de l’île.
Aussi laissâmes-nous le pauvre garçon, que la fièvre exaltait, gémir et supplier tandis que nous écoutions toujours intensément, cherchant à surprendre les bruits insolites qui nous parvenaient maintenant de l’intérieur du bois.
L’aube parut enfin sans que nous ayons pu retrouver le sommeil.
Bartholomé me relâcha, et, comme je me dirigeais en frissonnant vers le ruisseau pour y procéder à mes ablutions, je remarquai, du côté où nous avions vu l’apparition de la bête, les mêmes empreintes étranges qui nous avaient si fort intrigués tout d’abord.
Un peu enhardi par la clarté du jour, je me hasardai à suivre ces traces durant quelques mètres. Et c’est ainsi que je découvris le cadavre de notre malheureux chat !
Je l’enterrai sous le sable afin que Julien ne le vît pas et me gardai bien de suivre plus avant les empreintes.
*
« Camarade, Bartholomé est-il loin ? »
Le murmure indistinct de mon compagnon me fit me retourner avec étonnement. Toute cette matinée brûlante, Julien avait déliré sur sa couche de toiles à voile.
Mais, maintenant, malgré la pâleur de son visage, je voyais l’intelligence luire de nouveau dans son regard.
« Il est près du ruisseau à puiser de l’eau ; il ne peut nous entendre.
– Eh bien ! dans ce cas, sache, mon cher ami, que, depuis ce matin, je joue la comédie et n’ai pas plus la fièvre que toi ! Écoute, il faut absolument nous rendre maîtres de Bartholomé ; sans cela, il nous tuera sûrement dans un accès de colère, l’un ou l’autre. Voilà ce que je propose. Puisque nous ne pouvons songer à employer la force pour le réduire, nous emploierons la ruse. Ce soir, au moment où il voudra t’attacher, tu feras semblant de te révolter un peu et, pendant que tu l’occuperas, je me jetterai sur lui par derrière puisqu’il ne se méfiera pas de moi, me croyant malade. Ensuite, à nous deux, ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à l’attacher le temps nécessaire pour nous permettre de nous enfuir dans la barque. Tout, n’est-ce pas, plutôt que de rester sur cette île où nous guette je ne sais quelle atroce mort, j’en ai le pressentiment. »
J’allais répliquer à mon camarade, mais Bartholomé revenait déjà.
Il me frappa si rudement pour m’être arrêté un instant dans la tâche qu’il m’avait imposée que je roulai sur le sol, tout meurtri. Aussi, désormais, ma résolution fut-elle prise, et d’un clignement d’œil je fis comprendre à Julien que son plan était accepté.
Au cours de l’après-midi, je vis à un moment donné, avec surprise, Bartholomé se diriger avec précaution vers le centre de l’île. Un quart d’heure plus tard, il revenait en courant, pâle, éperdu, jetant de temps à autre un regard en arrière. Puis, il s’assit, haletant, à côté de Julien qui délirait de plus belle et resta longtemps immobile, la hache sur ses genoux. Parfois, il frissonnait longuement. Enfin, il me dit :
« Il y a des serpents par là, d’énormes serpents en masse, s’enroulant à de drôles d’arbres et il y a des cadavres de lapins, d’oiseaux, d’animaux, tout autour. Et cela sent une étrange odeur douce, très douce, qui vous attire… Cette île est ensorcelée, pour sûr… »
*
Le soir tombait. Julien et moi nous regardâmes avec angoisse. Soudain, au moment où Bartholomé s’affairait autour du feu qu’on maintenait allumé toute la nuit pour écarter, justement, tout animal dangereux, j’aperçus un peu plus loin, sur le sable, près de la lanterne que Bartholomé avait retrouvée dans le caisson arrière du canot, la hache qui luisait, semblant m’inviter à l’aller prendre.
« Si je puis m’en emparer, songeai-je, je me sentirai plus fort. »
Et je bondis.
Mais le quartier-maître devait me surveiller du coin de l’œil car, en seconde, il fut sur moi. Julien s’élança à son tour, et bientôt nous roulions tous les trois auprès des flots en une lutte sans merci.
Combien cela dura-t-il ? Je l’ignore. Enfin, Bartholomé, qui semblait être le démon lui-même, réussit à nous échapper et à attraper sa hache. Je sautai après lui pour la lui enlever. Mais il la fit tournoyer en l’air. Instinctivement, je levai le bras pour protéger ma tête et fis un mouvement de côté qui, heureusement, me sauva la vie. La hache s’abattit seulement sur le haut de mon bras. La violence du coup fut telle que je tombai étourdi sur le sol.
Bartholomé crut certainement m’avoir assommé. Il poussa un cri de triomphe et se tourna vers Julien. Ce dernier, me croyant mort lui aussi , – il me l’a dit plus tard, – voulut courir au bateau. Bartholomé et sa terrible hache lui en interdisaient la route.
Alors, à moitié fou, cette fois de désespoir, il poussa un grand cri et s’élança vers la forêt. Aveuglé par la colère, ne voulant à aucun prix laisser échapper cette seconde victime, Bartholomé le suivit en l’injuriant.
La tête bourdonnante, chancelant encore, je me relevai et, sans savoir au juste ce que je faisais, je saisis la lanterne dans laquelle brûlait la dernière bougie, et me jetai à leur poursuite.
Il faisait un noir d’encre sous le couvert des arbres et les faibles rayons de ma lanterne ne me montraient qu’un enchevêtrement inextricable de lianes, de troncs d’arbres. Je me rappelle que je mis les pieds dans une flaque d’eau qui me parut chaude. Puis, des épines me déchirèrent les bras et les jambes au passage.
Et voilà que, brusquement, j’entendis la voix de Bartholomé sur ma gauche :
« Au secours, au secours ! je suis pris, oh !… »
Puis, peu après, la voix de Julien retentit à son tour, remplie d’une inexprimable terreur :
« Au secours ! »
Guidé par la voix de Julien résonnant encore en avant de moi, j’écartai les derniers buissons de cactus épineux et me trouvai au seuil d’une sorte de clairière.
Le spectacle qui m’apparut alors ne sortira jamais de ma mémoire.
Un véritable réseau de tentacules mouvants, ondoyants, enroulés ou tendus, s’agitait devant moi ; il y en avait de toutes les dimensions, depuis celle d’un fil jusqu’à la grosseur d’un boa géant. Mais ce n’étaient point des serpents, ainsi que je m’en rendis compte presque aussitôt ; ce n’étaient pas non plus les tentacules repoussants de quelque poulpe énorme ; non, c’étaient simplement les monstrueuses vrilles d’un colossal arbre sensitive.
Un air lourd chargé d’une odeur pénétrante me suffoquait presque et je restai une seconde pétrifié d’horreur devant cette scène de cauchemar. Un nouveau cri poussé par Bartholomé me fit me retourner et je l’aperçus alors enroulé dans les mille cordes flexibles qui l’attiraient lentement, mais sûrement, vers le tronc épais et visqueux contre lequel, bientôt sans doute, il ne tarderait pas à être étouffé.
Il tenait toujours sa hache à la main et essayait vainement de s’en servir. Mais d’autres tentacules encore s’agrippaient à l’instrument et il s’agitait comme un malheureux moucheron pris dans une toile d’araignée.
Mais il s’agissait bien de Bartholomé ! Je levai la lanterne au-dessus de ma tête pour tâcher d’apercevoir Julien. Et c’est à la minute même où je le distinguais à quelques pas de moi à peine, – derrière un réseau des vrilles fatales et déjà leur prisonnier, – que m’apparut la seconde horreur de cet infernal îlot.
Telle, en effet, une énorme araignée sortant de son trou, un crabe terrestre accourait recueillir la proie que l’arbre sensitive, son complice, lui préparait. Il avait bien, sans exagérer, la dimension d’une grande table ronde de salle à manger, et ses pinces étaient formidables.
Sur elles, les vrilles n’avaient aucune prise, pas plus que sur sa carapace d’acier, et il les brisait au passage comme du verre.
Je poussai à mon tour un véritable hurlement d’épouvante et, faisant un bond en avant, je réussis à atteindre le poignet de Julien, cherchant à l’attirer à moi.
Au même instant, quelque chose de froid s’abattit sur mon bras, le paralysant presque sous sa pression visqueuse. Puis quatre tentacules encerclèrent mes jambes…
Je fermai les yeux et, employant toute ma force, je tirai Julien vers moi.
Inutile ! Les tentacules impitoyables nous entraînaient tous deux vers le tronc fatal…
Cependant, un second crabe arrivait dans un cliquetis de tenailles. De ses yeux glauques, à fleur de tête, et horribles, il nous avait aperçus, Julien et moi, et se précipitait vers cette proie inespérée.
C’est, d’ailleurs, ce qui nous sauva ! Car, brisant les vrilles qui nous retenaient prisonniers, nous pûmes enfin, Julien et moi – nous tenant par la main – prendre la fuite comme des fous, évitant de quelques centimètres à peine une des terribles pinces.
Je me souviens encore de notre arrivée sur la plage baignée des rayons paisibles de la lune, des efforts que nous fîmes pour remettre l’embarcation à flot, et enfin du soupir de soulagement que nous poussâmes lorsque nous nous retrouvâmes en mer à quelques encablures de l’île maudite.
Je vois encore le visage de Julien tout inondé de larmes ; je le vois me serrant les mains avec transport et me remerciant de l’avoir délivré, puis tombant, évanoui, au fond du canot.
Puis il y a un grand trou dans ma mémoire.
Et je ne me rappelle plus que d’une chose : une voile au loin sur la mer, et ensuite une douzaine de bras se tendant vers nous et nous enlevant de notre canot pour nous déposer dans l’ombre fraîche d’une cabine.
Naturellement, jamais personne ne voulut croire au récit des horreurs que nous avions rencontrées sur l’île infernale.
On attribua nos assertions aux hallucinations causées par la fièvre et le manque de nourriture, d’autant plus qu’il fut impossible de jamais la retrouver.
Mais, comme il y eut une éruption volcanique très violente qui se fit sentir jusque sur la route que suivit le navire qui nous avait recueillis, il est probable que cette éruption devait provenir de l’île elle-même qui dut être engloutie sous les eaux.
C’est même probablement la nature volcanique de l’îlot qui avait dû permettre à l’arbre sensitive de se développer aussi intensément et aux crabes de vivre et de pulluler avec tant de succès en cette chaude atmosphère.
Quelquefois encore, la nuit, je m’éveille en frissonnant et, me rappelant la dernière vision que j’eus de Bartholomé, songe au châtiment redoutable qu’il reçut pour sa sauvage brutalité.
–––––
(Anonyme, « Les Grandes Aventures, » in L’Intrépide, aventures, sports, voyages, dix-neuvième année, n° 945 et 946, dimanches 30 septembre et 7 octobre 1928)