Les ombres molles du crépuscule envahissaient le petit salon que s’était aménagé l’huissier honoraire Anquetil, dans la vieille ferme de Gonesse où il s’était retiré, après s’être démis de sa charge.
Maigre et sec, le teint terreux, ses prunelles malicieuses roulant au fond d’orbites profondes et noires, l’ancien officier ministériel conversait d’un ton précis et volontiers sarcastique avec son vieil ami le docteur Faverol. Celui-ci, un bon géant roux dont la face rubiconde contrastait avec la physionomie maladive de l’huissier, tenait encore à la main la brochure médicale où Anquetil, toujours fort intéressé par les découvertes scientifiques, venait de lire, sur son conseil, un curieux article touchant la congélation des organismes vivants.
« Ainsi, mon cher, fit à certain moment l’huissier, vous êtes bien sûr que ces rats et ces grenouilles, dont la vie fut suspendue trois mois durant par une immersion dans l’air liquide, recouvrèrent leurs sens lorsqu’on les en tira et se reprirent à mener ensuite une existence normale ?
– J’en suis absolument certain, ayant suivi, je vous le répète, ces expériences, en juillet dernier, à Paris.
– Vous n’êtes pas moins assuré, n’est-ce pas, de la gravité de mon état, et vous ne pouvez nier qu’il ne me reste plus guère que six mois à vivre ?
– Quel homme terrible vous faites !… Sait-on jamais avec certitude ?…
– Voyons, mon bon ami, trêve de réticences. Vous devriez me connaître assez pour savoir que je n’ai pas peur de la mort. Je l’envisagerais même sans aucune crainte si, d’une part, je n’appréhendais les tortures inévitables pour moi de la fin et si, d’autre part, mon gredin de neveu, Lucien, n’en devait bientôt profiter…
– Lucien Berton, l’étudiant en droit ?
– Celui-là même que vous avez rencontré chez moi en janvier dernier. Depuis trois ans, il me joue des tours pendables, fréquente les champs de courses, fait des dettes. Bref, je le sais de taille à gaspiller en quelques années ma fortune si laborieusement acquise ; et cela, je veux l’empêcher à tout prix.
– Qui vous interdit de le déshériter ?
– L’affection qui m’unissait à son père. Je souhaiterais seulement qu’il ne pût jouir de ce que je lui laisserai avant que l’âge l’ait assagi.
– Obtenez qu’auparavant il se marie.
– J’ai trouvé mieux. Mon cancer, je le sais, est, pour le moment, incurable. Mais, de votre avis même, il est fort probable que, dans une vingtaine d’années, le remède en sera découvert. Eh bien, j’attendrai ces vingt années-là paisiblement… dans l’air liquide.
– Vous dites ?
– Je dis que voici, dans le coin de cette chambre, une vitrine à fermeture hermétique de deux mètres cubes et que vous allez, dès demain, me congeler dextrement en ce sarcophage de cristal avec l’aide d’un spécialiste convoqué par moi à cet effet.
– Pardon, pardon ! De ce que l’expérience a réussi pour certains rongeurs, il n’en découle pas absolument qu’elle réussisse…
– Pour un huissier ?… Merci pour l’adverbe. Mais, à vrai dire, et en bonne logique, j’estime qu’il y a de fortes chances…
– Évidemment. Cependant, le seul fait qu’il n’existe aucun précédent m’interdit…
– Allons donc ! Je mets votre responsabilité à couvert par une déclaration formelle inscrite en tête de mon testament. Quant à moi, si je ne me réveille pas dans vingt ans, que m’importe ! Outre que j’aurai ainsi évité les souffrances intolérables que je prévois, ma seule présence en cette châsse de verre aura suffi à empêcher mon évaporé de neveu de semer aux quatre vents des écus dont il aura si grand besoin plus tard. Car enfin, en me voyant là tout raide, on ne pourra, dans l’état actuel de la science, deviner si je suis mort ou vivant, et, comme ma volonté nettement exprimée interdira qu’on me secoue pour y aller voir avant l’an de grâce 1934, Lucien ne pourra, avant cette date, palper mon héritage !!!… Bien plus, une clause de mon testament l’obligera de veiller sur mon sommeil s’il veut toucher ma succession en cas de décès. Vous voyez donc que tout est admirablement combiné pour le triomphe de la vertu et la punition du vice. »
Et, frottant l’une contre l’autre ses mains parcheminées, le maigre petit bonhomme partit d’un éclat de rire muet qui distendit seulement ses zygomatiques comme deux cordes à guitare dans les jaunes abîmes de ses joues.
Vainement le Dr Faverol tenta de le dissuader d’un aussi fantastique projet, l’huissier têtu n’en voulut pas démordre.
« Eh bien, dit finalement le médecin avec quelque dépit, puisqu’il en est ainsi, souffrez que je vous abandonne au « spécialiste » que vous dites avoir fait appeler. J’entends n’être personnellement mêlé en rien à tout ceci.
– Soit, repartit Anquetil en haussant les épaules d’un air de mépris, je reconnais bien là toute la pusillanimité des savants modernes ! Un sujet s’offre spontanément pour servir à une expérience scientifique du plus haut intérêt et vous le repoussez par terreur des responsabilités… Au surplus, j’avais prévu votre réponse et j’ai dû promettre au spécialiste lui-même, presque aussi timoré que vous, de ne point dévoiler son nom. Il partira d’ici demain soir, dès sa tâche terminée, et nul ne saura qui m’a mis… en conserve !… Je vous demande seulement, à vous, au nom de notre vieille amitié, d’être là jeudi quand arrivera mon neveu qui doit passer ici les vacances de Pâques, afin de lui expliquer le fait accompli, de lui remettre cette copie de mon testament, et de lui faire bien comprendre que, tout inanimé que je paraisse, il doit me tenir pour vivant, et bien vivant. »
Puis, comme, en se retirant, le docteur ému risquait une phrase apitoyée sur les regrets que lui laisserait une issue fatale :
« Bah ! fit le petit homme en le reconduisant, j’ai plus grande confiance que vous en les miracles de la science. J’espère seulement, ajouta-t-il goguenard, que ma sortie de la glace ne laissera, dans vingt ans, aucun froid entre nous. »
*
Trois jours plus tard, le docteur Faverol, ayant à ses côtés Lucien Berton, bon gros garçon de la race des gras sympathiques, au ventre en légère saillie, aux allures joviales, aux yeux vifs, et rieurs, achevait de l’édifier sur l’expérience « extrêmement curieuse, mais pleine de périls, » tentée l’avant-veille par son oncle.
Devant eux, Anquetil gisait dans sa prison de verre. Drapé dans une ample robe de chambre verte à braquages, sa tête hâve, aux tempes vides, appuyée sur un coussin de cuir, le bras droit replié sur la poitrine et le gauche allongé le long du corps, il semblait dormir. Sa physionomie pâle, mais non point cadavérique, respirait le plus grand calme, et, n’eussent été les houppettes peu liturgiques de ses favoris blancs, on eût dit un de ces saints de cire exposés à la piété curieuse des fidèles en le soubassement vitré des autels de certaines églises.
« Ainsi, fit Lucien, nullement déconcerté par ce spectacle pourtant imprévu, ainsi, je n’entrerai, à vous entendre, en possession de la fortune de mon oncle, au cas où il ne se réveillerait pas, que si, pendant vingt ans, je cohabite avec sa pseudo-dépouille précieusement conservée en cette manière d’aquarium ?
– C’est cela même, répondit le docteur.
– Drôle de caprice, ma foi, repartit l’étudiant, le front soudain pensif. Bah ! reprit-il au bout d’un instant, tout s’arrange dans la vie ; j’ai connu, à certaines veilles de terme, des situations joliment compliquées. Du diable si je ne découvre pas une solution à celle-ci ! »
Puis, retenant le docteur à déjeuner, il l’entretint plaisamment, une partie de l’après-midi, des derniers « chahuts » du quartier Latin et des pièces en vogue dans les théâtricules de Montmartre.
Comme Faverol se retirait, vers le soir, et demandait à son hôte s’il comptait interrompre le cours de ses études pour venir mener à Gonesse la vie de gentleman-farmer que lui conseillait son oncle en un paragraphe de son testament :
« Pensez-vous, répondit ironiquement Lucien, que je vais enterrer ma jeunesse en ce trou perdu ? Non, non, j’ai d’autres projets en tête.
– Les volontés de M. Anquetil sont cependant formelles…
– Sans doute, et loin de moi la pensée de ne m’y point soumettre. Mais si mon oncle fait une question capitale de ma cohabitation avec lui et me « conseille » de me livrer à la culture, il ne spécifie pas absolument qu’il nous faille, lui et moi, demeurer à Gonesse ?
– Ce dut être son intention, mais je dois avouer qu’il ne l’a pas explicitement formulée.
– Parfait, alors : je l’emmène avec moi !
– Vous voulez…
– Pourquoi pas ? Peut-être mon honorable parent sera-t-il très fier, lorsqu’il se réveillera, d’apprendre qu’il a acquis en dormant, et grâce à moi, une notoriété de bon aloi… Car, je puis bien vous le dire, il m’est venu, en ce qui le concerne, une fameuse idée !…
– Laquelle ?
– Permettez-moi de vous en réserver la surprise. »
*
Les journaux se chargèrent bientôt d’édifier le docteur Faverol et le pays tout entier sur « la fameuse idée » de Lucien Berton.
Privé pour longtemps de l’héritage qu’il avait, par avance, largement hypothéqué, l’étudiant avait imaginé de se procurer des ressources urgentes en exhibant son oncle sous le nom du « Mort-Vivant, » dans un magasin momentanément privé de locataires, tout au bas de la rue Vauvenargues.
Attirés par leur loquace camarade, futurs carabins et avocats affluèrent d’abord au tourniquet à vingt sous installé à la porte de l’espèce de chapelle ardente, où trônait l’officier ministériel dans sa vitrine entourée de plantes vertes.
Interviewé ensuite par de nombreux reporters attirés avec art, le neveu se laissa subtilement arracher l’aveu de la profession jadis exercée par son oncle.
Dès que le bruit courut dans Paris que, pour la somme modique de trente sols, – Lucien avait augmenté ses prix, – on pouvait contempler à loisir un huissier congelé, tout ce que la capitale comptait de victimes des procédés iniques de la Chicane, partit d’un immense éclat de rire, et, deux mois durant, la boutique de la rue Vauvenargues ne désemplit pas.
Mais on se lasse de tout et il suffit, hélas ! de l’arrivée d’un roi nègre flanqué d’un haro de danseuses pour faire oublier le « Mort-Vivant. »
Lucien Berton, à qui les fortes recettes des premiers mois avaient fait perdre la tête, s’était lancé dans d’extravagantes dépenses qui, s’ajoutant à ses dettes antérieures, ne tardèrent pas à lui faire entrevoir, une fois de plus, le spectre si souvent contemplé de la Dèche.
Bref, un jour vint où, par ministère d’huissier, mais d’huissier bien vivant cette fois, les « meubles meublant » de l’étudiant furent soumis aux feux des enchères.
Or, comme le commissaire-priseur frappait facétieusement de son marteau d’ivoire la châsse où reposait Anquetil, la plaque de verre, étoilée déjà par un heurt lors du déménagement, éclata sous le coup et les assistants, stupéfiés, virent, sous l’action de la chaleur ambiante, l’oncle Anquetil dégeler presque instantanément et revenir à la vie.
D’un geste lent et comme automatique, l’huissier honoraire se redressa sur son séant, replia les jambes, s’accrocha des deux mains au rebord de son alvéole de verre, et se trouva presque debout, la tête émergeant du sarcophage profané.
« Où suis-je ?… Que faites-vous là ? s’exclama-t-il d’une voix grêle.
– Où vous êtes ? répondit le commissaire-priseur qui, seul, avait gardé son sang-froid… À la vente des derniers meubles de votre neveu, et j’allais vous adjuger vous-même au plus offrant.
– Saisi !… Je suis saisi !… » s’écria le petit homme en lâchant les parois de verre pour lever au ciel des poings rageurs.
Et, terrassé par cette révélation incongrue, l’huissier retomba lourdement dans le fond de son aquarium, saisi, en effet… par la Mort.
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(Luc Gen., « Les Contes de la Liberté, » in La Liberté, journal de Paris, indépendant, politique, littéraire & financier, cinquante-cinquième année, n° 21689, jeudi 26 février 1920 ; in Supplément hebdomadaire du Courrier de Saône-et-Loire, journal républicain quotidien, quatre-vingt-deuxième année, n° 26330, vendredi 7 juillet 1922 ; in La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-dix-huitième année, nouvelle série, n° 11, dimanche 27 janvier 1929)