C’est une histoire bien étrange…

Elle me fut contée hier par Léon Lantilhac, à l’heure appelée en forêt : entre chien et loup. La voici :

« J’ai, vous le savez, à l’égard de mon jeune frère Irénée une affection quasi paternelle ; j’ai quinze ans de plus que lui ; notre père mourut deux mois avant sa naissance, me laissant la charge un peu lourde, mais d’honneur et de courage, d’être le protecteur de ma mère et du petit qui allait naître. Je remplis ce devoir de tout mon cœur, de toutes mes forces, aidé de Dieu, inspiré, je le pense, par le cher disparu ; j’y parvins et nous pûmes vivre, continuer notre commerce de matériaux pour bâtir, dont une charge mal équilibrée avait si tragiquement tranché les jours du chef de famille. Les années s’écoulèrent. Irénée, soldat aux chasseurs d’Afrique, revenait sur le Chanzy ; moi, j’étais allé le chercher là-bas parce qu’il était convalescent d’une grosse fièvre. Quand le bateau sombra, je ne dormais pas ; veillant mon frère, je pus lui attacher une ceinture de sauvetage et le soutenir en nageant, ballotté je ne sais où… Soudain, je vis un grand rayon blanc qui explorait la mer ; ce rayon nous effleura, reparut et s’attacha à nous, puis un canot électrique s’avança, nous recueillit à bout de forces. Mon pauvre cadet, gravement blessé à l’œil gauche, s’était évanoui.

Nous abordâmes à une crique inconnue ; des bras nous soulevèrent et on nous installa chaudement dans d’excellents lits, en une pièce voûtée, ornée de belles peintures, de meubles rares, et éclairée par de larges baies montrant la mer.

Malgré mon épuisement, j’observais le milieu étrange où nous étions jetés. Nous ne voyions personne, et cependant des soins minutieux nous étaient donnés par des mains habiles, des repas délicats nous arrivaient sur des plateaux luxueux, nous entendions des pas légers… Je pensais rêver tout d’abord, puis je compris être parfaitement éveillé, et alors j’osai élever la voix :

« Qui que vous soyez, êtres invisibles qui nous avez sauvés, merci, mais ayez plus de pitié encore et cessez cette magie troublante… »

Une voix grave d’homme répondit :

« Il n’y a pas de magie ; ce mot est mal devant l’expérience scientifique que nous accomplissons. Vous ne nous voyez pas parce que nous sommes revêtus d’une étoffe neo-color qui se trouve un octave en dessus du prisme visible pour vos yeux humains, mais nous restons opaques ; regardez d’où je vous parle, vous ne pouvez apercevoir le siège où je suis assis que partiellement… Voyez, je me lève et je passe devant la fenêtre ; vous voyez une ombre dans le rayon de soleil.

– C’est de la sorcellerie…

– Enfant ! Ce mot est vain. Nous sommes des innovateurs, des expérimentateurs ; nous avons trouvé des choses qui font croire au miracle et ne sont que la possession du savoir à venir, des clartés de demain.

– Mais où sommes nous ?

– Vous êtes à l’île de la Stella Negra.

– Ciel ! le repaire maudit, le repaire effroyable des Compagnons de l’ « Étoile noire » ! Ces bandits qui ont des ramifications dans tout l’univers et ont créé la plus redoutable des sociétés secrètes. »

Un rire s’entendit et la voix reprit :

« Nous sommes des bienfaiteurs pour l’humanité en marche vers le mieux. Nous réussissons à voler à la nature ses mystères, nous savons entendre au-delà et en deçà des vibrations auditives des sens humains et nous percevons le langage des plantes, des poissons, des animaux, dont vous ne connaissez que le cri ; nous savons guérir toutes les maladies et graduer l’usure vitale jusqu’à l’extrême limite.

– Montrez-vous, par pitié… Je tremble ; vous le voyez.

– Eh bien, regardez ; j’enlève mon capuchon, apercevez ma tête qui semble se mouvoir seule dans l’air ; je retire mes gants. Voyez-vous mes mains qui ont d’air de ne tenir à rien…

– Oh ! la vision de cauchemar ! Découvrez-vous totalement, en grâce. »

L’homme alors dut rejeter le manteau magique et je vis un personnage au regard sérieux, ferme, au geste sobre, à l’allure de force tranquille et sûre. Il s’approcha de moi.

« Guérissez mon frère, implorai-je ; vous m’avez dit savoir le remède à tous les maux ; sauvez Irénée.

– Oui, je l’ai examiné ; il a l’œil perdu, sa prunelle est perforée, mais ses muscles et ses nerfs oculaires sont intacts ; nous avons commencé à préparer l’opération.

– Qu’allez-vous faire, mon Dieu ?

– Extraire l’œil inerte et le remplacer par un œil sain, vivant.

– Où prendrez-vous cet œil vivant ?

– Sur un bel épagneul au doux regard marron…

– Est-ce que je deviens fou ?…

– Non. Croyez en notre science. Attendez, ne vous inquiétez de rien, surtout ne demandez rien. Dans neuf jours, votre frère sera guéri et vous pourrez partir… Seulement, vous oublierez le peu que vous avez vu ici. Vous jurerez de garder le silence sur l’honneur et la vie. Partout, nous saurions vous atteindre. On vous fera quitter cette île, qui est entourée de torpilles dormantes, dans un de nos canots, et on vous déposera la nuit sur une côte française, à portée de secours.

– Puis-je sortir de cette chambre d’où je ne vois que la mer ?

– Non. Les mystères de l’île, nos travaux, nos laboratoires, nos champs d’expérience vous sont interdits. Que vous importe ! La curiosité est mère de l’indiscrétion et, chez nous, l’indiscrétion se paie de la mort… et d’une mort cruelle, car les traîtres sont pris et amenés ici, où ils nous servent aux études… »

J’avais caché mon visage dans mes mains, impressionné, horrifié de ce que je devinais. J’osai encore :

« Mon frère souffrira-t-il beaucoup lors de cette étrange greffe ?

– Non. Nous lui apprendrons l’art d’extérioriser la souffrance, de commander à ses nerfs l’indifférence.

– Est-ce donc possible ?

– Bien entendu.

– Quel bienfait si vous pouviez enseigner à tous les martyrs des misères physiques cet art : « S’évader de la souffrance ! »

– Erreur. La souffrance est nécessaire, comme le mal est utile aux équilibres. Mais ne philosophons pas. L’heure d’agir est venue. »

Il m’emmena dans la pièce voisine, où, le front bandé, gisait mon frère. Il dormait, paisible, et paraissait être seul. Mais je remarquai une chaise dont les pieds et les montants du dossier m’apparaissaient sans que je visse le siège. J’en conclus à la présence d’un « invisible. » Je ne m’étais pas trompé ; mon compagnon demanda :

« Où en est-on avec le blessé ?

– La greffe vient d’être faite ; nous l’avons endormi ; les soudures se feront mieux ainsi. Il ne s’éveillera pas de douze heures.

– Bien. Tu le surveilles. Venez avec moi, monsieur. »

Il me prit le bras, me reconduisit dans ma chambre et, me montrant une sorte de téléphone, dit :

« Vous pouvez vous distraire ; vous êtes en communication avec notre téléphone sans fil jusqu’à Paris. Demandez qu’on vous relie au réseau avec fils et parlez à qui vous voudrez. Mais pas un mot de votre séjour ici, ni ce que vous y voyez. »

Il me laissa seul. Au lieu de parler, je rêvai, je regardai la mer immense où je ne pouvais trouver un seul point de repère.

Le jour s’accomplit ; la semaine s’écoula.

Un matin, Irénée souleva son bandeau et vit… Un bel œil de couleur orangée, limpide et expressif, faisait pendant à celui apporté par lui en naissant. Mais… en me prenant dans ses bras, Irenée s’écria :

« Frère, je vois auprès de toi des fantômes. Oh ! tu les reconnais ! Oui… ce sont notre père, notre mère. Comme c’est étrange, quand je ferme mon œil nouveau, je ne les vois plus, et quand je ne regarde qu’avec mon œil de chien… je vois un tout autre aspect des choses et des gens, je suis sur un autre plan… »
 
 

 

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(René d’Anjou, « Les Contes du Soleil, » in Le Soleil, trente-septième année, n° 81, mardi 22 mars 1910. Sur le même thème, voir la série d’articles « Vers la Science, » de René d’Anjou, déjà publiés sur ce site. « Le Chien de Rembrandt » et « Le Bon Œil, » aquatintes, eaux-fortes et pointes sèches de Monique Flosi)