L’être qui me guidait s’arrêta soudain et me dit :

« C’est là. »

Pas une seconde je n’admis qu’il pût commander aux éléments. Je suis de formation trop strictement scientifique pour donner dans de telles hypothèses.

Je voyais, cependant, s’illuminer d’éclairs le lieu où nous étions parvenus. Devant moi se dressait une muraille noire et lisse. Je la touchai du doigt. Elle était dure comme le diamant, froide jusqu’à brûler. Mais mon guide, avec son affreuse démarche de poulpe, s’était approché de la substance insolite. Il me sembla s’y coller à la façon d’une ventouse : pour mettre en œuvre, pensais-je, quelque magie ou, en termes plus raisonnables, quelque mécanisme pour moi inintelligible.

Puis, il me dit : « Pénètre et regarde ! »

J’obéis. J’avançai. Je traversai la muraille devenue fluide à mon passage, sans autre impression que de sentir mon corps épouser, le temps d’une enjambée, un moule de glace et s’en dévêtir aussitôt. D’instinct, je levai la tête. Jamais mon regard n’avait rencontré un ciel aussi étrange. Il revêtait l’aspect d’une voûte de verre noir, luisant, qu’une foudre silencieuse cassait en mille endroits de ses Z provisoires, immenses et éblouissants. Tout ce ciel semblait vouloir me dire, par ses signes muets et terribles : « Ne va pas plus loin ! »

Je fis, nonobstant, un autre pas. Il parut déclencher un vacarme. Je baignais maintenant dans une atmosphère de réunion publique. Chaleur moite, clameurs, gesticulations, tout y était. Seulement, la réunion se tenait dans un cirque démesuré ; la chaleur était tropicale, les clameurs inouïes, les gestes inhumains. Et aucun corps, ici, n’avait d’ombre.

Or, je savais bien avoir franchi un seuil redoutable, mais je puis affirmer, en vérité, que j’étais sans crainte. La guerre et l’après-guerre, décidément, avaient tué en moi toute sensibilité.

C’est à peine si j’éprouvai un bref étonnement, à la vue de mon compagnon transformé. Tant que je l’avais suivi, par les chemins nocturnes du monde encore humain, il avait eu les dimensions de ces méduses que la mer abandonne sur le sable lorsque, après avoir, avec une sorte de convoitise, léché une plage, elle retourne à ses abîmes. Désormais, je me faisais auprès de lui l’effet d’un insecte à côté d’un mammouth. Je dus tendre le cou, renverser la tête, pour le voir en entier. Il eut comme un rugissement d’orgueil : « Ici, ami, nous les Infiniment Petits, nous sommes chez nous, et nous reprenons une taille à la mesure de notre puissance. » Avec le même accent, il ajouta : « Que penses-tu de notre Parlement ? » Sans mot dire, je le suivis derechef, qui m’ouvrait un passage dans la foule.

Après avoir longtemps marché, d’un pas alourdi par le sol spongieux, je dus encore gravir les degrés d’un interminable escalier, au pied duquel mon guide, lui, s’était arrêté, et j’accédai enfin à une tribune pareille à une chaire d’église, accrochée à une hauteur vertigineuse et qui pourtant n’était qu’égale à la taille moyenne des membres de l’assemblée. Mais ce ne fut pas à celle-ci que je prêtai d’abord attention.

En une vision embrassant les millénaires, je me contemplais moi-même errant, lors des origines, sur une Terre d’angoisse, où une inexplicable fantaisie m’avait jeté parmi les monstres, les forêts lugubres et les marécages pestilentiels ; puis, avec le seul secours d’un mol et fragile cerveau, conquérant lentement l’empire de la planète…

Mais combien précaire était ma domination !

Aux prises avec le monde végétal, il suffisait que, durant quelques mois, – instant infime dans le cours des âges, – je m’arrêtasse d’ahaner sur un morceau de terre, pour que cet élément soi-disant amical redevînt d’abord indifférent à ma misère congénitale, puis, très vite, hostile, vénéneux !

Quant aux monstres de la Préhistoire, ils avaient bien disparu, mais ils avaient laissé sur le Globe comme une descendance invisible et innombrable : ces infiniment petits pour lesquels l’Homme n’avait jamais cessé d’être une proie comestible.

L’Homme, d’ailleurs, déchaînant périodiquement les grands massacres, paraissait se plaire à encourager l’audace des Dévorants qu’attirent et multiplient les charniers et qui eux-mêmes, reconnaissants, centuplent l’horreur des hécatombes.

Je revins à la présente réalité. Là, sous mes yeux, dans cet antre énorme, ils étaient tous là, les éternels ennemis. Et je ne parle même pas de cette flore et de cette faune : plantes à fièvre, fongosités assassines, reptiles haineux, mouches mortelles, etc., que je voyais, littéralement, distiller leurs poisons, mais de ce peuple grouillant, hideux, qui, pour me recevoir, s’était un moment dépouillé de son arme la plus épouvantable, qui est l’extrême petitesse. C’est bien pourquoi, au demeurant, il ne m’effrayait pas. Si mon guide s’était flatté de m’intimider en me disant : « Nous reprenons ici une taille à la mesure de notre puissance, » il avait commis la plus grossière erreur.

Je l’avais devant moi et à ma gauche : lui, Néoformans, la cellule cancéreuse grossie plusieurs millions de fois, sorte de corps flasque qui poussait en tous sens, – l’habitude ! – et jusque dans la paroi où s’adossait ma tribune, de fouisseuses tentacules.

À ma droite se tenaient les deux autres Princes de la douleur, de la mort et de la pourriture : le bacille tuberculeux, bâtonnet mué en tronc d’arbre, et le tréponème pâle, spiraloïde que je ne saurais mieux comparer qu’à un toboggan pour Brobdingnag.

Des chuchotements admiratifs les désignaient, dans un argot qui avait comme un relent d’hôpital mal tenu et de faubourg encombré de poubelles :

« Hêhâ ! vise Tubercule, s’il est bien nourri, » disait le vibrion du choléra, virgule pour l’alphabet de Gargantua.

La réponse ne se fit pas attendre. D’un amas compact de bacilles de Hansen – espèce de haute futaie serrée en fagot – sortit une voix de rogomme, rongée, inégale, à trous et à boursouflures, comme sont certaines lèvres de lépreux :

« Hêhâ ! et le copain Sigma, notre bon vieux semeur-de-syphilis ! Il a forci, depuis la grande guerre. Il me plaît, ce gars-là, avec son air de toujours se tirebouchonner. N’y a qu’un défaut chez lui : à cause qu’il opère dans les cerveaux, il pose à l’intellectuel. »

Et cætera, et cætera. Je ne m’attardai pas à écouter ces bavardages. Le moment des discours approchait. Je voulais caser dans ma mémoire, avant de prendre la parole, une vision d’ensemble de l’effarant spectacle.

Les plus importants seigneurs du Mal occupaient naturellement les meilleures places, les plus proches de ma tribune. Et je reconnaissais aisément les hématozoaires du paludisme qui dégustent lentement, en gourmets, le sang de races entières ; le bacille tétanique, « bâtonnet » aux proportions de peuplier, qui jouait, en maniaque, à se contracter d’avant en arrière et se détendre alternativement, avec une affectation d’effort aussi pénible à voir qu’une torture d’inquisition ; les trypanosomes, masses de protoplasme ignoblement granuleux, le long desquelles flottaient des filaments longs comme des oriflammes ; les spirochètes de la fièvre jaune, autres « toboggans, » mais plus fins que les premiers ; les gonocoques, haricots jumellés qui affichaient un air grivois, plein de sous-entendus, de la plus basse vulgarité…

Mais je n’en finirais pas si je voulais dénombrer et nommer les éléments de cette multitude qui, dans la vie de chaque jour, rôde sans répit, sans merci, autour de nous et en nous, à la recherche d’un terrain favorable aux franches lippées.

C’est bien simple. Tout ce que la Nature a inventé d’atroce pour essayer d’atteindre, à travers l’Homme exécré, la fleur surprenante de sa fragile matière, la divine étincelle d’esprit qui seule le défend et le fait roi, était là, en régiments épais, remuants, hérissés, puants, dont les derniers rangs se perdaient dans une vapeur rouge sang.

Mais devant moi, Néoformans, embrassant de ses tentacules, comme amoureusement, Tubercule et Sigma, haussait encore sa taille. Il rugit un ordre qui apaisa le tumulte.

Puis il déclara ouverte l’Assemblée générale et me présenta en termes élogieux, quasi-affectueux, avec une éloquence où se mêlaient l’humour et l’autorité.

Je pris ensuite la parole. Autant j’aurais été intimidé devant des Humains, que je fuyais depuis de longues années, ne trouvant l’oubli de mon malheur que dans mon laboratoire de bactériologue, autant je me sentais à mon aise, sûr de moi, dans ce Pandémonium.

De mon discours, encore qu’il fût souvent haché de bravos, je ne reproduirai que la dernière partie : celle qui répondit à cette interruption de quelques mauvais coucheurs, que j’avais d’ailleurs prévue : « Nous n’avons pas besoin de vous ! »

« Vous vous trompez lourdement, répliquai-je ; vous avez besoin des hommes. Autant vous devez redouter notre science lorsque nous l’opposons à vos entreprises, autant vous pouvez espérer en elle, si nous vous prêtons son concours.

Or, je suis l’homme qu’il vous fallait. Au physique, la guerre a fait de moi, comme on dit, une « gueule cassée, » que l’on plaint et que l’on évite. Mais ma face, fracassée par un éclat d’obus, peinte en rouge et polie au lance-flamme, n’est que grâce avenante à côté de mon âme corrodée par les iniquités de l’après-guerre. »

À cet endroit de mon discours, il me sembla que l’attention de l’assemblée, qui me satisfaisait déjà, montait pour ainsi dire d’un degré. Plus rien ne bougeait. Toutes les bêtes ou plantes à venin, une immobilité de pierre les tenait figées, dans un absolu silence. Ce monde-là, pourtant, vivait. Il vivait par des yeux blanchâtres, blême, lunaires, fixes, mais qui, de toute évidence, faisaient converger sur moi leurs efforts de compréhension.

Je ne me trompais pas. Néoformans, interprétant l’attitude quasi religieuse de mon auditoire, l’en félicita.

« Camarades, dit-il, je suis heureux de vous voir aussi attentifs qu’il sied, en cette heure solennelle. Notre allié dit vrai : il est l’homme qu’il nous fallait. Il est tel que je l’aurais fait si j’avais eu le pouvoir de modeler les cerveaux comme j’ai celui de sculpter les corps à ma fantaisie.

– Moi, j’ai ce pouvoir, interrompit Sigma.

– Silence, demi-vaincu, fit Néoformans ; silence… et patience ! De longues revanches te sont promises. Notre allié, disais-je, est tel que nous pouvions tous le souhaiter. Son visage est un chef-d’œuvre – et je m’y connais. J’éprouve même, à ce propos, un peu de jalousie. Je mets des années à refaire des joues, un nez, un front conformes à mon esthétique. Les hommes m’appellent alors Cancer de la face. Il faut avouer que certains d’entre eux savent jouer d’un art plus savant. Un jet de lance-flamme, suivant de près un éclat d’obus, a surpassé en quelques instants mes travaux les plus ardus et les mieux réussis.

Mais les hommes sont d’étranges animaux. Sous les enveloppes corporelles les plus diverses, ils cachent souvent une âme complètement inepte, une âme qui, malgré quatre ou cinq cent mille ans de cannibalisme plus ou moins déguisé, croit encore à un avenir de douceur… Hi, hi… de bonté… Ha, ha… et, tenez-vous bien, de fraternité… »

Ici s’éleva, des profondeurs de l’assistance, une tempête de rires, dont le souffle passa sur moi, brûlant et nauséabond comme une haleine démoniaque. Mais, d’une voix tonnante, Néoformans arrêta net l’ouragan.

« Écoutez, camarades ! Voici l’homme nécessaire, l’homme au visage parfait comme si l’avaient fait nos efforts conjugués, géniaux, démiurgiques, voici l’homme inespéré, qui, intérieurement, ressemble à son visage. »

Ainsi encouragé, assez sûr désormais de mon auditoire pour pouvoir – enfin ! – me vider publiquement de tant de rage accumulée en moi au cours des dernières années, je repris le fil de mon discours, cette fois avec véhémence. Véritablement, je me sentais m’élever au-dessus de mes hôtes. J’eus même un moment l’illusion que deux ailes sombres, immenses, – celles mêmes de l’Esprit de Révolte, – battant l’air avec une amplitude, une puissance souveraines, m’avaient soulevé jusqu’au sommet du cirque.

Je m’exclamai :

« Merci à toi, Néoformans ; salut à tous, Libérateurs. Oui, je suis votre allié pour le meilleur, pour ce que j’aurais autrefois appelé le pire. Qu’il est donc loin, cet autrefois ! Quelle chute vertigineusement accélérée ! Mais que me fait dire une vieille erreur lamentable !… Il ne s’agit pas de chute, mais d’ascension sublime, depuis les bas-fonds où se décomposent les fleurs grotesques de l’idéalisme jusqu’aux cimes où resplendissent les escarboucles de la haine et du meurtre ! Autrefois, nous de France, nous avions de bon cœur et de bonne foi posé nos armes triomphantes. Jamais on ne vit vainqueurs moins arrogants. C’est que, malgré nos ironies, malgré même nos blasphèmes, nous étions tout pétris de miséricorde, de pardon, d’Évangile.

Mais, arrière, les leçons d’un dieu efféminé ! Au bûcher, les apôtres ! Au fumier, Parsifal ! Nous sommes maintenant illuminés de vérité.

Ah ! camarades vous l’avez échappé belle. Un moment, l’on put croire que l’Histoire des Hommes, la véritable, l’avouable, commençait ; qu’ils allaient, d’un esprit unanime, et grâce à lui, bâtir une grande maison fraternelle, nettoyer la Terre de ses infamies et de son malheur, l’abreuver de lait, de miel et de vin, la couvrir de blés et de vergers, la façonner à leur fantaisie, pour leur commodité, leur débordante richesse et l’enchantement de leurs yeux ; et que bientôt peut-être, qui sait, ils iraient, d’un vol enivré, demander conseil aux étoiles.

Oui, vous l’avez échappé belle. Leur premier soin eût été de vous détruire. Ils en avaient le pouvoir, à la condition d’appliquer à votre anéantissement tout le génie qu’ils emploient à préparer leur propre destruction.

Mais l’unanimité ne se fit pas. Et l’on vit ce prodige : l’envie, la vanité et la haine, la sale ruse et la violence – ces naines, à côté de la stature orgueilleuse de l’Homme possible – éteindre un à un les rayons d’une divine espérance. À votre exemple, camarades, l’infiniment petit creuse le tombeau de la grandeur.

Or, bientôt, les temps vont être accomplis.

– C’est vrai, interrompit une voix ; les nouvelles sont, à cet égard, excellentes.

– Oui, répondis-je, excellentes pour vous, mes camarades. Et c’est pourquoi je suis ici. On ne sait encore où apparaîtra la tragique lézarde annonciatrice de l’effondrement du monde, mais il est certain que, par la plus infâme iniquité, elle sillonnera les murs, entre autres, de mon pays. On ne sait encore qui portera le premier coup dans l’édifice, ni si la nuit de l’agression est toute proche ou relativement lointaine, mais, à coup sûr, elle se prépare. Je vous dis donc : tenez-vous prêts pour cette nuit qui ne se comptera point par heures, tenez-vous prêts pour cette nuit d’apocalypse. Par l’impitoyable Justice, par les ailes du Mal, je promets de vous donner, à travers champs et villes, des multitudes en pâture. Ô Princes de la mort, fainéants ou rapides, bêtes et plantes fatales, éléments de la corruption d’où renaissent les forêts illimitées, vous allez longuement régner sur un univers de corps étendus et de décombres. Car, moi et les miens, nous ne nous laisserons pas assassiner sans vengeance. Pour nous être déchirés entre consanguins, pour avoir douté de la sainteté de notre cause, pour avoir, surtout, laissé pourrir les fruits du Sacrifice, nous avons aussi, d’ailleurs, mérité de mourir. Un monde sans justice est une intolérable geôle. Je vous salue et je vous aime, ô Libérateurs ! »

La modestie oblige à passer sous silence l’acclamation gigantesque qui salua ma péroraison. À la vérité, ma voix, ordinairement timide, avait, par je ne sais quel phénomène, retenti comme un tocsin – et l’on sait qu’il suffit d’un certain volume et d’un certain timbre de voix pour faire perdre toute raison aux mâles, remuer les femelles jusqu’aux ovaires, et ainsi soulever les foules.

Par pudeur, en outre, je ne décrirai pas la bacchanale qui suivit. Tandis que je me frayais un chemin parmi les accouplements monstrueux, les danses macabres et les gestes obscènes, assourdi de clameurs, de sifflements, de râles, de chants claironnants mêlés de Dies irae et de raclements de gueules qui imitaient des roulements de caissons et des ronflements d’hélices, je me sentais, muscles, nerfs, artères durcis comme autant de tringles d’acier, pareil à un automate. Seul, cette fois, je traversai la noire muraille qui céda devant moi comme une eau et je me retrouvai sur le sol et dans l’air des Hommes, par une aube d’exécution capitale, avec, sur les épaules, la sensation d’un écrasant fardeau.
 

*

 

C’était l’aube, en effet. Mais elle me surprenait chez moi.

Dans cette modeste maison qui est tout ce que je possède, j’avais d’abord, au lendemain de la guerre, vécu comme un saint, j’ose le dire. Ni privations, ni veilles ne me coûtaient pour tenter d’arracher à la Nature ses contre-poisons. Puis, ma volonté de servir, si radieuse et si forte que je la croyais invincible, destinée au triomphe, avait brusquement fait place à un furieux besoin de détruire, le jour où m’avait frappé l’aveuglante certitude que rien ne pouvait guérir la démence de mes frères, altérés de haines intestines aussitôt qu’ils avaient maîtrisé une haine étrangère.

Ce jour-là, j’avais conçu mon plan d’Union des Invisibles, prêts de toute éternité à multiplier les unes par les autres leurs virulences, pourvu qu’un cerveau les y aidât.

Aujourd’hui, la création de ma fureur était là, derrière un rideau, dans un coin de ma chambre. C’était une cuve de verre teinté de noir, de deux fois ma hauteur, cylindrique et hermétiquement close. Une poudre jaunâtre l’emplissait, si impalpable, si légère, qu’on la voyait se mouvoir en sinistres volutes, dès que, ayant imprimé la moindre secousse à la cuve, on traversait celle-ci d’un rayon électrique. Cette poussière, ensemencée de milliards et de milliards de germes de mort, pouvait anéantir tout un continent.

Au cours de la nuit qui venait de s’écouler, avais-je dormi, rêvé ? Non ! Les yeux ouverts dans l’obscurité, je m’étais en pensée introduit dans cette cuve, et je n’avais rien entendu, rien proféré qui ne fût la probabilité, la quasi-certitude de Demain. Gravissant des degrés infernaux, j’étais parvenu au sommet de l’exécration.

La vue d’une petite silhouette familière, le son d’une voix flûtée allaient suffire à me ramener dans des régions normales.

J’entendis gratter à ma porte. J’ouvris. C’était une fillette de six à sept ans, qui, comme tous les matins, m’apportait mon petit déjeuner. Humble figure aux traits irréguliers, elle était de ces enfants plus émouvants, par leur air de demander pardon d’être laids, que ceux qui ont reçu la beauté en partage. Elle s’était très vite habituée à ma hideur. Je l’aimais. Comme d’habitude, elle posa sur une table, en me donnant le bonjour, un pot à lait et un croissant. Pour la première fois, montrant le rideau, la pauvrette fut indiscrète et me questionna :

« Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Va, mon petit, lui dis-je ; ce n’est pas pour les enfants. »

Docile, elle s’en fut, avec un « Au revoir, M’sieur, » et un gentil regard de ses yeux clairs comme un ruisseau d’avril.

Et il n’en fallut pas plus. Des larmes jaillirent de mes paupières couleur de plaie. Je songeai que, seule, une inconnaissable Justice pouvait, selon l’antique prédiction, passer au crible l’Humanité. Tout ce que pouvait faire un pauvre homme, c’était de dire et de répéter la prière : « Non, ce n’est pas pour les enfants. »

Prenant dans mon arsenal de chimiste, pour détruire la funeste poudre, une drogue péremptoire, un feu liquide purificateur, je le versai dans la cuve, avec d’infinies précautions.
 
 

 

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(René de Laromiguière, in Mercure de France, quarante-septième année, tome CCLXIX, n° 913, 1er juillet 1936 ; Arnold Böcklin, « Die Pest » [La Peste], tempera sur sapin, 1898 ; « Une goutte d’eau vue au microscope : 590000 microbes et bacilles, » gravure d’Albert Robida in Le Vingtième siècle : La Vie électrique, Paris : À la Librairie illustrée, 1892)