Quand, après de longues années de recherches, le professeur Dornus fixa définitivement la formule de son explosif, la Nihilite, il éprouva la plus grande joie de sa vie.

« Je le tiens donc enfin, s’écria-t-il, cet explosif infernal !

Ah ! messieurs mes contemporains, vous voulez vous détruire ; vous renoncez à la guerre à découvert ; vous cherchez à vous terrer comme des blaireaux pour faire sauter vos ennemis ! Eh bien ! je vais vous aider à vous exterminer plus vite. Puisque vous croyez que la guerre est un mal nécessaire ; puisque vous ne reconnaissez pas la loi immuable de la nature, qui a créé l’équilibre entre les naissances et les décès sur l’ensemble de la surface du globe ; puisque vous voulez tuer pour vivre, allons-y gaiement et servez-vous de cette charmante nihilite qui vous fera passer, à tous, le goût du pain.

La nihilite ! Je frémis en pensant aux effets de ce terrible explosif.

La nihilite aura, en plein air, la force de destruction de la dynamite.

Un obus, en éclatant, provoquera un tel ébranlement de l’air que les hommes seront foudroyés, les maisons renversées, les fortifications réduites en miettes.

C’est l’air qui tuera. Je convertis l’air en une arme mortelle. J’extériorise le choc en retour de la foudre, et ma nihilite donnera à chaque globule d’air la force d’une balle.

C’est un cyclone perfectionné, épouvantable et terrifiant, que je déchaîne à volonté. Nulle puissance humaine ne pourra résister à la nihilite. Dix obus chargés de nihilite occasionneront une telle commotion dans l’air que des régiments entiers seront pulvérisés.

Et maintenant, messieurs les hommes, faites la guerre. Je tiens la nihilite à votre disposition. Elle fera de la bonne besogne, vous pouvez en être certains. Il vous faut vingt ans pour former un individu capable de tenir un fusil ; il ne me faut qu’une seconde pour en anéantir des millions.

Bon appétit, messieurs. Je me terre à mon tour pour contempler les effets de mon invention et pour pointer les coups. »

Ainsi monologuait le professeur Dornus.

Le vieux savant était transfiguré. Sa face pâle d’inventeur accouché s’illuminait d’un sourire de vampire, et ses mains amaigries ressemblaient aux tentacules d’une pieuvre prête à étouffer le genre humain.

Sa nihilite existait. Il en avait expérimenté la force sur une petite échelle. Il était certain maintenant de l’épouvantable puissance de destruction de cet explosif, qui serait à la fois de la foudre et de l’ouragan. Il avait ravi à la nature son secret le plus terrifiant. Dans deux ou trois jours, cette découverte sensationnelle allait être signalée à l’Académie des sciences. Et, avant six mois, la nihilite serait prête à faire son œuvre infernale.

À cette pensée, le professeur Dornus tressaillit d’orgueil.

C’est lui, Dornus, modeste professeur de chimie, qui aura découvert le plus terrible explosif du siècle. C’est lui qui aura hâté la solution du désarmement ou la destruction de l’humanité.

Une griserie de gloire monta au cerveau de Dornus. Le professeur ne tenait plus en place. Il avait des envies folles de crier sa découverte sur les toits, d’affirmer son génie à la face du monde entier, de se jucher sur un piédestal entouré des monceaux de cadavres des guerres futures, de contempler son œuvre démoniaque avec l’âpre jouissance d’un créateur du Néant.

Il quitta son cabinet la tête en feu, voulant se soustraire un instant à sa hantise d’immortalité et à ses instincts destructeurs.

Il se dirigea inconsciemment vers la campagne. Au fur et à mesure qu’il s’avançait dans les champs, sa fièvre tomba, son prurit de gloire s’atténua et un apaisement subit se fit dans son être si éminemment impressionnable.

Le tableau qui se déroulait devant ses yeux était vraiment délicieux.

Une charmante petite rivière folâtrait dans les prés, se dérobait sous la feuillée, reparaissait plus loin comme un ruban azuré et disparaissait à l’horizon dans une brise vaporeuse, dans laquelle se jouaient les rayons empourprés d’un soleil couchant.

Sous une tonnelle était groupée une famille entière. La grand-mère donnait une première leçon de couture à une ravissante fillette ; le grand-père faisait le maniement d’armes avec un bambin de six ans et présentait gravement un fusil-bâton à son colonel en rupture de layette ; le père se roulait sur le gazon avec ses deux aînés, pendant que la mère allaitait le dernier venu en se garant, d’une main, contre les noyaux de cerises que lui envoyait la fillette que la grand-mère voulait convertir trop tôt en couturière.

Ce tableau intime remua profondément le professeur. Cette jeune femme qui, la gorge nue, donnait la nourriture à un enfant issu d’elle, lui apparut comme la personnification de la vie.

« Quelle antithèse ! murmura Dornus. Je suis la mort, cette femme est la vie. Je veux détruire, elle veut créer. Je supprime le présent, elle assure l’avenir. Cruelle énigme ! Je suis placé en face du to be or not to be d’Hamlet et jamais cette redoutable question n’aura revêtu un caractère aussi angoissant. »

Quelques pas plus loin, Dornus rencontra un couple amoureux.

La main dans la main, les yeux dans les yeux, les jeunes gens s’avançaient souriants, radieux. Le soleil les entourait d’une auréole caressante. Les oiseaux se taisaient pour entendre le murmure d’amour de deux cœurs extasiés ; les fleurs s’inclinaient pour saluer la jeunesse qui passe, et la brise se jouait dans leurs cheveux avec des câlineries d’amante.

« To be or not to be ! répéta Dornus en croisant le couple. Dois-je anéantir tout ce bonheur ? De quel droit vais-je mettre à la disposition des hommes un agent de destruction qui rayera la joie des épreuves de ce monde ? Pourquoi concentrer ses facultés créatrices sur les œuvres de mort, alors que la science tient en réserve tant d’éléments de vie ? »

Dornus était perplexe. Une lutte effroyable s’engagea en lui. L’homme, avec ses instincts généreux, combattait l’inventeur assoiffé de gloire.

Le professeur retourna sur ses pas. Il voulut se soustraire à l’action démoralisante de la Nature. Le savant se raidissait contre l’homme et se refusait à souscrire aux défaillances d’une âme sensible.

Il reprit le même chemin, toujours poursuivi par le cauchemar de son œuvre de dévastation, mais le cœur plein d’une tendresse infinie pour cette belle nature, cette vieille mère dans le sein de laquelle nous rentrerons tous.

Il fut distrait de ses pensées par un chœur de jeunes garçons et de jeunes filles. Ce chœur qui arrivait jusqu’à lui avait des intonations d’une douceur exquise. C’était une vieille mélodie que sa mère lui chantait à son berceau.

Cet air du nid natal faisait sur notre savant l’effet d’une goutte de rosée sur une fleur flétrie.

Il lui rappela son foyer, sa première enfance, les chaudes caresses maternelles, toute l’idylle de son printemps. Et une émotion délicieuse s’empara de Dornus qui, dans une vision adorable, revit sa mère, aperçut son ineffable sourire, eut la sensation de ses baisers.

Une larme brilla aux yeux du professeur. Ce chant de son enfance, cette nature si calme, si douce, si divinement belle, cette soirée d’été si exquise, ces effluves de tendresse et d’amour qui l’enveloppaient ébranlèrent Dornus jusqu’au fond de son être.

Le savant était à moitié vaincu. Dornus commençait à s’apercevoir du rôle hideux que la science voulait lui faire jouer. Il en était à demander pardon à la Nature de lui avoir ravi ses secrets de destruction et de n’avoir pas songé à lui dérober ses secrets de vie.

Un enfant allait faire déborder le vase rempli jusqu’aux bords.

Dornus repassa, en effet, devant la tonnelle.

La jeune femme se trouvait sur le bord du chemin, voulant voir passer le groupe de chanteurs qui s’avançait.

Elle tenait son enfant sur les bras et s’amusait à le faire rire en agaçant ses lèvres roses avec une cerise.

Dornus, complètement transformé par sa communion avec la nature, s’approcha de la jeune femme qui, en le voyant, prit une menotte du bébé et l’agita gracieusement en signe de bonjour.

Le vieux professeur s’approcha de l’enfant, grave et ému. Bébé, peu impressionnable de sa nature, ne s’épouvanta nullement à la vue de la figure parcheminée du savant. Il fit risette à Dornus, lui tendit ses petits bras à fossettes, promena ses menottes dans la barbe embroussaillée du vieillard, et, avançant sa bouche adorablement croupionnée vers lui, lui donna un gros bécot.

À ce baiser, Dornus chancela comme s’il était frappé de vertige. Il embrassa longuement l’enfant et se sauva ensuite comme un fou en criant : « Merci ! »

Merci ! Oui, merci d’être sauvé de la tentation de détruire ; merci de renaître à la vie et d’avoir triomphé de la mort.

Son parti était pris. Cet enfant qui lui a avait souri venait d’obtenir la grâce de l’humanité. La vie, par l’intermédiaire de ce bébé rose et joufflu, venait de remporter la victoire sur le Néant.

Dornus rentra chez lui, marcha sans hésitation vers ses cornues et ses flacons renfermant la nihilite, et les brisa en morceaux.

Prenant ensuite en mains la formule même de la nihilite, il s’approcha de la fenêtre et, s’inclinant devant le soleil couchant, il s’écria :

« Salut Soleil, astre de la vie ! En ta présence, je rends au néant le secret de la mort de l’humanité. Je salue en toi la vie éternelle, le triomphe de la Nature sur la Science et je ne demanderai dorénavant à cette dernière que de m’aider à dérober à la première toutes les réserves de vitalité, de bonheur et de bien-être qu’elle est prête à nous donner. »

Cela dit, le professeur Dornus mit le feu à la formule de la Nihilite et en jeta les cendres dans l’espace !
 
 

 

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(Anonyme, « Choses et autres, » in Le Pays républicain, quarante-neuvième année, n° 6350, vendredi 15 juin 1894 ; « Chronique, » sous la signature de Frédéric Bricka, in La Souveraineté, neuvième année, n° 2609, vendredi 15 juin 1894 ; anonyme, « Choses et autres, » in Le Voltaire, dix-septième année, n° 4857, samedi 16 juin 1894 ; anonyme, in L’Estafette, journal républicain, dix-septième année, n° 6880, samedi 16 juin 1894 ; anonyme, « Choses et autres, » in Le Public, septième année, n° 972, samedi 16 juin 1894 ; « Chronique, » sous la signature de Jean Clerval, in Le XIXe Siècle et Le Rappel, n° 13307 et 13308, vendredi 17 et samedi 18 août 1906. Arnold Böcklin, « Der Krieg » [La Guerre], huile sur bois de tilleul, 1896)