III
MONSIEUR PITOULET
J’eus soin de sonner avec une discrétion de bon goût. J’entendis des pas courts et feutrés s’approcher ; une figure maussade de vieille femme apparut à un petit judas.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » fit-elle d’un ton rogue.
Je soulevai mon canotier et demandai, avec grâce :
« Monsieur Pitoulet est-il chez lui, madame ?
– Qui êtes-vous, d’abord ?
– Je suis Monsieur Mesmin Cabri. Voici ma carte.
– Monsieur Pitoulet vous attend ?
– Oui, répondis-je.
– On va voir. »
Elle me referma le judas au visage. Quelques voisins curieux m’observaient. Je sifflotai d’un air dégagé. Les pas se rapprochèrent, le judas se rouvrit, la vieille reparut.
« Monsieur Pitoulet ne vous connaît pas.
– Est-il possible !
– Fichez-moi le camp.
– Pardon (il me vint, comme d’habitude, une heureuse inspiration). Veuillez dire à Monsieur Pitoulet que je viens au sujet de « la main qui s’allonge. »
– La main qui s’allonge ?
– C’est cela même. Allez lui dire. Vous verrez qu’il me recevra. »
Nouvelle attente. Mais la porte s’ouvrit, cette fois.
« Suivez-moi, » me dit la vieille, adoucie.
Nous longeâmes le corridor sinueux et elle m’introduisit dans une chambre claire, aménagée en bureau. J’étais à peine entré que je vis apparaître, sortant d’une pièce voisine, un petit homme maigre et pâle, nanti d’un soupçon de bedon, en robe de chambre et en calotte à gland ; ses cheveux gris, assez longs, rejetés en arrière, découvraient un grand front, aux sourcils broussailleux, sous lesquels luisaient de vifs petits yeux noirs ; au-dessus d’une moustache poivre et sel, aux pointes lisses, un nez pourpré s’effilait et, du menton, fuyait une barbichette pointue : bref, une tête de mousquetaire vieillot et ratatiné.
Je fis un profond salut. Il y répondit courtoisement, en soulevant sa calotte, et me demanda, d’un air assez inquiet, ma carte au bout des doigts, d’une voix fluette :
« Vous désirez me voir, Monsieur ? À quel sujet ? »
Je compris immédiatement qu’il ne fallait pas brusquer ce petit homme et répondis avec douceur :
« Monsieur, je me suis permis de vous déranger dans l’espoir de vous rendre un service ; hier soir, devant votre hôtel, j’ai aperçu, sortant d’une fenêtre que je puis vous désigner, une main, une main étrange… »
Je pris un temps. Il sourcilla, mais garda le silence.
Je poursuivis :
« Cette main était une main vivante qui s’allongeait démesurément… »
Nouveau temps de ma part. Il avala sa salive et, s’appuyant au dossier d’une chaise, déclara, avec une emphase forcée :
« Je vous avoue, monsieur, ne pas saisir en quoi cette histoire m’intéresse. »
Je compris alors immédiatement qu’il valait mieux brusquer ce petit homme, et ripostai avec vigueur :
« Peut-être vous intéressera-t-elle quand vous saurez que je l’associe aux déconcertants phénomènes dont j’ai été le témoin, avant-hier soir, dans cette même rue ? »
Je vis son nez passer du pourpre au crème. Il me dit d’une voix tremblée, qu’il essayait de rendre ironique :
« Seriez-vous de la police, par hasard ? »
Je saisis l’argument qui s’offrait et, dans un envol d’éloquence :
« Moi ? De la police ! Pouvez-vous croire, monsieur ! Je suis un honnête jeune homme qui vient à vous dans la pureté de son cœur. Je vais tout vous dire, monsieur, mettre mon âme à nu, car un pressentiment me chuchote que vous pouvez sauver mon bonheur compromis. Je suis fiancé à la plus idéale des créatures, mademoiselle Suzanne Bic, fille de Me Bic, l’huissier bien connu, qui demeure plus bas, dans votre rue. Elle m’a banni de ses yeux pour avoir soi-disant aplati son fox, et fait apparaître un lapin dont je n’ai jamais eu connaissance. Depuis lors, j’essaie en vain de me justifier. Or, j’ai appris que vous êtes un grand savant doublé d’un brave homme. Sans doute pourrez-vous me fournir quelque explication scientifique de ces phénomènes surprenants, que je lui rapporterai et qui me rendra son amour. Ah ! monsieur, sauvez-moi la vie ! »
Et je me jetai à ses genoux. Je l’entendis murmurer :
« Le fox ! Ah ! Ah ! Le fox !… Voilà ! »
Et il ajouta d’une voix compatissante :
« Pauvre jeune homme ! Relevez-vous et causons. »
Ce fut lui qui m’interrogea de façon assez habile, ma foi, avec des « recoupements » destinés à contrôler ma franchise. Je sentis que je gagnais sa confiance. Édifié, il s’écria :
« Je ne veux pas moi, Pitoulet, qui me voue au bonheur des hommes, être cause de votre malheur. Jeune Cabri, comptez sur moi : je vous rendrai votre fiancée.
– Monsieur Pitoulet, vous êtes bon ! »
Et je lui sautai au cou. Nous demeurâmes un moment embrassés. Soudain, il s’écria :
« Gudule ! »
La femme de journée apparut. Il ordonna :
« Vous ferez à déjeuner pour deux. »
Puis, se tournant vers moi :
« Je vous invite. Puisqu’aussi bien le destin semble avoir voulu nous pousser l’un vers l’autre, j’ai, moi aussi, mes projets sur vous. Je poursuis, en ce moment, certaines expériences pour lesquelles j’ai besoin d’un aide dévoué et discret. Vous serez cet aide.
– Mais suis-je bien qualifié ?… Peu versé dans les sciences…
– C’est justement ce qu’il me faut : ignorance relative, dévouement absolu.
– Mais mes occupations… Je suis clerc d’avoué…
– Vous quitterez votre Étude. Suzanne vaut bien ça, » conclut-il malicieusement.
Comment pus-je expliquer sans trouble à mon patron que des affaires de famille m’imposaient de solliciter un congé ? Comment m’accorda-t-il ce congé sur-le-champ ? Sans doute fus-je persuasif ou bien n’avait-il pas alors un besoin pressant de mes services. Quoi qu’il en soit, je retournai libéré rue La Fontaine. Pitoulet avait dû, je ne sais par quel moyen, vérifier en mon absence mon histoire de fiançailles, car il m’accueillit comme son propre enfant et nous nous mîmes gaiement à table. Il but sec, moi aussi ; nous poussâmes dans les confidences. Bref, se trouvant au dessert en parfaite sympathie avec son hôte, il attendit que Gudule eût posé sur la table le café, les cigares et les liqueurs, puis, non sans solennité, il s’exprima en ces termes :
« Il me faut d’abord votre engagement d’honneur de ne rien révéler du spectacle auquel vous assisterez tout à l’heure. »
Je jurai avec un grand serment. Il poursuivit :
« Cabri, le hasard vous a servi d’abord, en vous montrant cette main s’allongeant sur le mur ; ensuite, c’est une association d’idées parfaitement exacte – et puérilement simple – qui vous a conduit à penser que je n’étais pas étranger aux phénomènes en question. Mais avant de vous les expliquer, souffrez que je vous parle un peu mieux de moi-même. Je vous ai confié, entre le port-salut et les abricots, que j’avais été malheureux en ménage. Je précise : ma femme m’a prodigieusement trompé. J’avais épousé la fille exubérante d’un gros fabricant de papiers peints. Obligé de gagner ma vie, dès le jeune âge, j’étais entré chez cet industriel en qualité de simple commis. Mais, d’esprit inventif et tourné vers les sciences, je découvris un procédé de peinture qui lui fit gagner de grosses sommes d’argent. Comme j’étudiais une invention nouvelle, pour m’attacher à lui, il m’offrit sa fille. J’acceptai et j’eus lieu, comme il arrive toujours, de me féliciter de cette décision, et de la regretter, par certains côtés. De la regretter, car après deux mois de mariage, ma femme s’attacha une brochette d’élus successifs ou simultanés, à l’exclusion de moi-même ; de m’en féliciter, car, désormais à l’abri du besoin, je pus continuer mes recherches. Bien entendu, j’abandonnai tout ce qui touchait au papier peint, – ce qui exaspéra mon beau-père. Je passais déjà pour original ; je fus bientôt taxé d’insanité, surtout quand certains mémoires que j’avais présentés à l’Académie se révélèrent incapables d’attirer l’attention de mes confrères officiels. Aussi bien n’étais-je à leurs yeux qu’un irrégulier, un franc-tireur de la science, mal vu dans l’armée régulière des bicornes noirs et verts. Et puis, je suis dépourvu d’entregent ; et puis, j’ai le nez si lumineux… Bref, comme je me plaignais un soir à mon beau-père de l’inconduite de sa fille, – je n’eusse osé m’en prendre à ma femme qui m’aurait battu, – il me submergea d’une cascade d’insultes, m’accusant de l’avoir « roulé, » et m’offrit en fin de compte une rente, sous la condition que je laisserais prononcer le divorce à mes torts et griefs. J’acceptai, pour la science, mais, pratique une fois dans ma vie, exigeai, au lieu d’une pension, un capital. J’écrivis, sous la dictée de mon beau-père, quelques missives péremptoires à des dames imaginaires, fus condamné par le Tribunal et consacrai sans délai le prix de ma liberté à l’installation d’un laboratoire. Je n’ai aucun besoin, – sauf, de temps à autre, un verre de bon vin : tous mes petits revenus s’en furent à mes études. J’avais entrepris des recherches d’une nature spéciale. Elles ont duré dix ans, jeune homme. Mais la patience est la vraie forme de l’enthousiasme scientifique. Ces recherches viennent d’aboutir. Vous allez savoir ce qu’elles furent et en connaître le résultat. »
Monsieur Pitoulet s’était levé, l’index en l’air, comme inspiré. Et il prononça :
« Suivez-moi. »
(À suivre)
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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 460, 16 aout 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)