L’employé du bazar me regardait d’un drôle d’air.

« Monsieur veut un marteau, sans doute ? »

Un marteau ? Pour des papillons ?… Cet homme avait une face ronde et béate. Imaginez une lune en carton-pâte, un masque, si vous préférez, figé dans un sourire, avec deux trous où s’agitaient des yeux… les yeux d’un autre, aurait-on dit. Les lèvres aussi remuaient. Pouah !… Pouah !…

« Voici notre article recommandé à quatre-vingt-quinze centimes. »

Il me présenta un marteau. J’étais irrité devant le rayon des outils ; mais ce n’était point là que j’avais affaire. Je tournai deux fois sur moi-même, inspectant le hall du bazar.

« Voilà ! dis-je… Ne pourriez-vous me vendre un filet à papillons ?

– Articles de campagne… Si Monsieur veut me suivre ? »

Je le suivis. Il avait une nuque grasse et je remarquai sur son crâne les premiers effets d’une calvitie précoce. Sa tête oscillait. Il me parut bouffon. Je ris sourdement en moi-même. S’il se fâchait, tant pis ! Mais non, il me tendit une canne en roseau que couronnait un filet vert.

« Et c’est solide ? demandai-je.

– Pour les papillons, c’est très suffisant. »

Son calme m’agaçait.

« Ceux que je chasse sont énormes… gros comme des oiseaux.

– La grande taille, » conseilla-t-il.

Je déclinai son offre. Il me fallait un filet à toute épreuve, souple, résistant, en corde, si possible. Mais mon vendeur ne se démonta pas.

« Articles de pêche, soupira-t-il. Si Monsieur veut me suivre ? »

Je l’aurais battu. Pourtant, dès que je vis les épinettes, une grande joie fut en moi. C’était cela que je cherchais. L’employé me souffla :

« Le fil est goudronné ; vous pouvez avec prendre des tourteaux.

– C’est bien ! Donnez-le-moi. Mes papillons sont plus voraces que des crabes. »

Il ne sourcilla point. Quand je sortis, il murmura :

« C’est un original ! »

Je m’embusquai donc dans ma chambre, et j’attendis la nuit.

Le crépuscule est une chose odieuse.

C’est au crépuscule que les papillons sont venus. Et j’ai beau clore ma fenêtre au crépuscule, ils apparaissent dans des demi-teintes d’angoisse.

D’abord, je laissai la lampe allumée et je les voyais s’écraser aux vitres et battre l’ombre de leurs ailes silencieuses. Mais ils me regardaient ; j’ai préféré la nuit profonde et j’ai soufflé ma lampe.

Ils ne pouvaient plus ainsi m’épier. Je me suis assis. Les papillons glissaient le long des carreaux ; cela faisait un plissement de heurts légers et de caresses benoîtes. Quel poète aurait hésité à comparer cette fenêtre close sur ma douleur, et où rampaient des larves, à cette porte de mémoire où se pressent les souvenirs ? J’ai songé à mes morts, au passé lointain… Des papillons bleus, des papillons roses, c’était la joie de ma jeunesse, le gaieté des années enfuies. Mais il faisait nuit, ce soir-là, ainsi qu’au crépuscule où s’est éteinte la petite… J’avais soufflé la lampe et, dans l’ombre mauvaise, les papillons noirs voletaient, de ces énorme papillons dont le front est marqué d’une tête de mort. Pouah !… Et si je n’avais point bien fermé la fenêtre ? Mais j’étais tranquille à ce sujet.

Que pouvais-je craindre ? Les autres soirs, ils n’avaient point franchi la porte de verre ; ils étaient restés au-dehors. Alors pourquoi, dans la journée, m’étais-je rendu au bazar ?… Pourquoi ce filet ? Je devinais confusément que les bêtes maudites en voulaient à mon cœur, car c’est leur cage préférée qu’une âme vide de tout espoir, où rôdent des fantômes de douleur. Ma gorge s’angoissa, comme un poids me forçait à serrer les épaules, et j’avais raison, je vous dis !

Soudain, une aile frôla mon front, une autre glissa sur ma nuque, un corps léger toucha mes mains. Ils étaient parvenus à forcer la fenêtre ! Comprenez bien : les vitres claires ne sont point un obstacle aux rayons lumineux et la nuit aussi les traverse. L’ombre était chez moi ; elle emplissait la chambre… les papillons noirs ne sont pas autre chose que de l’ombre vivante. Ils s’empressaient autour de moi et cherchaient mon cœur. Halte-là ! cependant.

Je me suis levé tout à coup ; j’ai saisi le filet dressé contre le mur… Sournoisement, j’ai promené mon piège… doucement… doucement… Ils étaient deux, puis trois… puis quatre. Mais j’ai pu les surprendre ; je les ai écrasés entre mes doigts vengeurs. Il n’en restait qu’un, zigzaguant par la pièce. Je l’ai poursuivi. Il battait des ailes, rebondissait aux murs, heurtait la fenêtre. J’étouffai mes pas, j’approchai lentement, j’abaissai vivement le bras. Ah ! cette fois, il était pris !… Mais que valent les vitres qu’on coule aujourd’hui ?

Un carreau se brisa ; j’entendis choir le verre et, par la brèche ainsi ouverte, les papillons entraient. Ils étaient dix, ils étaient cent… ils étaient peut-être six cent quatre-vingt mille, ou des millions…

Leur corps ne formaient plus qu’une seule masse agitée de frémissements, jetée comme un manteau sur mon corps douloureux. Ils se collaient à moi, glissaient sur ma nuque, souillaient mon visage. J’étouffais d’horreur. J’eus beau me débattre et les écraser à mains pleines, et les piétiner, il en restait toujours. Je luttais désespérément ; leur cohorte épaisse bravait mes efforts. J’en ai senti un se glisser dans mon cœur. Alors, j’ai saisi une chaise… Avec des cris horribles, j’ai frappé la Nuit… J’ai frappé la Nuit au visage, aux bras, aux épaules… À l’aide ! À l’aide ! Ils se reformaient en nuée ; un autre déjà voletait dans mon cœur… À l’aide ! À l’aide ! Des voisins sont venus ; un flot de lumière a jailli dans ma chambre ; les bêtes maudites se sont enfuies. Délivrance !… Délivrance !

Je remercie les personnes compatissantes qui m’ont transporté dans cette nouvelle demeure, à l’abri des papillons noirs. Ici, point de fenêtre ; une lourde porte, des murs matelassés et tendus d’étoffe… Mon passé douloureux lentement s’apaise ; les bêtes furtives ne sont plus là.

Je remercie ces âmes généreuses…

Pour tout mobilier, je n’ai qu’une couchette, au ras du parquet recouvert d’un tapis. Ce n’est pas une tombe. C’est un asile, ignoré de mes persécuteurs, où agonise l’homme que je fus naguère. Quand il sera mort, je laisserai là sa vieille carcasse et je m’en irai joyeux par les champs, ivre d’air, ivre de soleil, à la poursuite des papillons bleus, des papillons roses, des papillons couleur d’étoile… Et je ne serai plus qu’un bonhomme de rêve… Ah ! Ah !… un vieux bonhomme à barbe blanche, tout vêtu d’aurore et qui donnera aux petits enfants des papillons bleus, des papillons couleur de songe… ah ! ah !…
 

Pour copie conforme :

LOUIS-FRÉDÉRIC SAUVAGE.
 
 

 

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(Louis-Frédéric Sauvage, « Contes du Peuple français, » in Le Peuple français, 29 septembre 1909 ; José Manuel Capuletti, « Œil et papillon, » huile sur toile, sd ; « Le Sphinx tête de mort [Acherontia Atropos], » gravure)