André Corneau dit :
« Eh bien, je ne vous raconterai pas la Passion d’Oberammergau, pour une bonne raison : c’est que je n’en reviens pas. Père, je suis parti du Pavillon Allemand de l’Exposition, uniquement pour me rendre dans le village des graveurs sur bois qui, tous les dix ans, nous donnent une représentation votive ; oui, je voulais revoir le blond Christ de trente-trois ans qu’on a élevé dans les principes de pureté pour l’interprétation divine ; je songeais à retrouver mes émotions de 1890, devant ce décor naturel qui avait les Alpes du Tyrol comme toile de fond, et j’avais retenu ma chambre pour quinze jours au Rheinischer-Hof de Munich ; mais, arrivé dans la cité du houblon et des Rubens, j’ai appris qu’on ne jouait plus en plein air à Oberammergau, qu’on y avait bâti un théâtre régulier et que le Sauveur des Hommes se faisait photographier à bicyclette. Alors, je n’ai pas pris le train de Murnau, ce loco-immobile aux lenteurs décourageantes qui donne aux voyageurs un avant-goût de la Passion et leur enseigne la patience sainte ; j’ai fait mon pèlerinage aux Descentes de Croix de la Pinacothèque, et j’ai dirigé mon voyage sur Nuremberg. Ce n’était pas prévu par mon billet circulaire, mais vous savez quel esclavage vous imposent ces impérieux carnets et que jamais on ne se conforme à leurs jeux de réseaux.
Il faut vous dire que j’aime Nuremberg comme on aime une femme. Tout un siècle, le quinzième, y vit encore, en demeures gothiques, en fontaines sculptées, en visions ciselées ; elle a gardé sa ceinture de remparts et son collier d’églises. Elle est un écrin de joujoux renversé sur un plan inégal ; quand j’y déambule, j’ai comme le désir de mettre une maison, puis une autre, dans mes poches, et, quand je pars, d’emporter toute la ville. Je partis donc pour la ville des Maîtres Chanteurs, où, cas singulier, on n’a jamais donné la comédie lyrique de ce nom.
Inutile de vous dire que ma première visite fut pour la Clochette de la Saucisse, établissement fondé en 1400 et maintenu sans variations. Je revis le tableau représentant Hans Sachs, l’artisan poète ; Peter Vischer, qui sculpta le tombeau de Saint-Sebald ; Veit Stoss, l’ornemaniste tombal et Albrecht Dürer. On a conservé les quatre verres d’étain de ces habitués de la petite brasserie, et j’eus l’honneur de boire dans celui de l’immortel cordonnier.
À Nuremberg, il ne faut pas chercher de poupées, du moins fabriquées ; à part les damerettes du Musée Germanique, elles sont toutes à notre Exposition. Par exemple, il y a un jardin planté de rosiers, et c’est le cimetière ; oui, le Sanktjohanniskirchof est un enchantement de roses sur les sépulcres d’adolescentes, comme si la vie des jeunes filles défuntes réapparaissait dans des fleurs.
Je ne vous parle pas des rosaces et des vitraux de Saint-Lorenz, ni des tombeaux et du baptistère de Saint-Sebald, ni des reliefs en bronze de Saint-Gille ; je vous ai souvent narré la maison d’Albert Dürer et le monument d’Hans Sachs et les caves des brasseries monumentales ; et je n’insiste plus sur la surprise de voir un habitant passant la tête dans sa fenêtre exiguë, sous le pignon d’une maison moyenâgeuse, et clignotant comme s’il se réveillait après quatre siècles.
Mais je suis retourné à la galerie des Supplices ; ce n’était pas l’attirail apocryphe des instruments de torture qui m’y appelait ; ces collerettes d’acier pour femmes coquettes, ces cangues de fer pour mégères querelleuses, ces masques à poix pour maris aveugles et ces fauteuils à pointes pour bourgmestres luxurieux, j’en avais entendu souvent détailler et presque célébrer les agréments par la jolie blonde aux lèvres languissantes que l’État leur a légué pour gardienne.
Quant aux ustensiles pour extirper les mamelles et punir les coupables par où ils avaient péché, la guideresse me les avait souvent énumérés avec une complaisante insistance. Non ; ce que je voulais revoir, c’était la mosse métallique à signification féminine, la fameuse Eiserne Jungfrau, la terrible Vierge de Fer. Elle ne voisinait pas dans l’arsenal avec les outils à racler les reins et à décharner la viande humaine ; elle présidait un cabinet ténébreux de l’étage supérieur ; nous y montâmes.
C’était bien elle, avec sa face pleine de bourgeoise souriante et repue, son manteau de béguine flamande, son manteau tombant en cloche jusqu’à terre comme pour cacher pudiquement les bras ; et quand la fille de chair ouvrit la femme de fer, je vis à l’intérieur les pointes aiguës correspondant aux yeux, correspondant au cœur, correspondant aux parties vives de l’amant que l’on renfermait en elle. On ne retirait plus l’infortuné de ce sépulcre vertical, mais dès qu’un successeur lui était désigné, on faisait manœuvrer une trappe, et il tombait en loques dans le fleuve, à cinquante mètres en dessous de son épousée mortelle.
À quelques pas, dans une ombre tragique, se creusait comme une boîte de pierre ; c’était le lit, le lit de la dernière nuit où le fiancé de la Vierge de fer reposait (?) les quelques heures le séparant de l’hyménée. La petite gardienne souriait toujours, et ses yeux étaient pleins d’épithalames. Une idée de Parisien du temps des Burgraves me traversa l’esprit. Revivre les angoisses d’un condamné à mort, coucher dans cette tanière dure où avaient râlé tant de malheureux dans l’attente horrible de l’aurore funèbre ; ou dormir, songer à un enlacement de bras frais, à une étreinte de jeune chair vivante pour se réveiller en face de la femme-tombeau, dont l’embrassement atrocement et multiplement armé fait mourir. Et je les regardais toutes deux, la mignonne au teint neuf et la vieille meurtrière, et il me sembla que toutes les deux m’invitaient du même appel. Et je balbutiai d’une voix égarée : « Si je revenais à la burg, ce soir, après la fermeture ?… »
Nous comprîmes. Alors, l’un de nous demanda à André :
« Alors, pourquoi es-tu revenu ? Pourquoi as-tu quitté Nuremberg le lendemain ? As-tu cru suer toute la peur humaine en cette nuit dramatique ? »
Et, André, d’ordinaire si spirituellement sceptique, répondit en tressaillant :
« J’ai su ce jour-là que, voici quelques années, un jeune Russe, ému, lui aussi, de la comparaison entre l’être de métal et l’être de chair, avait, par surprise, passé une nuit dans le lit tragique. Il dut céder à une hallucination irrésistible, car, le lendemain matin, on entendit des plaintes dernières à travers le manteau fatal de la Vierge assassine ; et, sans ouvrir les parois, on fit fonctionner la trappe, – au-dessous, bien au-dessous de laquelle dort le fleuve receleur. »
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(George Vanor, in Gil Blas, vingt-et-unième année, n° 7503, dimanche 3 juin 1900)