Cette solennité, cette justice tardive rendue à un homme de génie et attendue depuis si longtemps, a été l’événement du jour.
Des personnes munies de billets n’en ont pas moins passé la nuit aux portes de l’Institut, dans l’espérance d’être placées sur les premiers bancs.
Le bureau de l’Académie était composé de M. Jules Janin, directeur ; de M. Ponson de Terrail, chancelier, et de M. Champfleury, secrétaire perpétuel.
Tous les membres de l’Institut étaient présents. Nous avons remarqué, entre autres, MM. le prince de Broglie, le duc de Broglie, le vidame de Broglie, le marquis de Broglie, le comte de Broglie, le vicomte de Broglie, le baron de Broglie, le chevalier de Broglie, l’écuyer de Broglie et plusieurs autres membres de cette famille académique dont nous ne connaissons pas les titres.
Lorsque M. Charles Baudelaire a fait son entrée, l’assemblée entière, électrisée par la présence de l’illustre vieillard, s’est levée et découverte comme un seul homme. Quelques enthousiastes ont même voulu entonner le chant toujours nouveau : Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? Mais le grand homme a demandé grâce par un geste si touchant, que toutes les voix se sont tues, et que tous les yeux se sont mouillés.
Cette séance mémorable ayant été des plus accidentée, nous la donnons à nos lecteurs sans en rien omettre.
_____
M. JULES JANIN, cent sept ans et complètement sourd. – M. Baudelaire a la parole. Je supplierai seulement le noble récipiendaire de vouloir bien un peu forcer sa voix, la salle des séances étant devenue depuis quelque temps remarquablement sourde. (Sourires dans l’auditoire.)
Le poète se lève et veut commencer son discours ; il en est empêché par onze salves d’applaudissements, qui dureraient encore si le public n’eût craint de voir l’auteur des Fleurs du mal succomber à tant d’émotions. Enfin, le silence le plus respectueux s’établit.
M. BAUDELAIRE – Messieurs, la tâche qui m’incombe aujourd’hui de louer mon devancier, le célèbre Tournebœuf, est une de celles qui pouvaient le mieux chatouiller les fibres de mon vieux cœur.
M. JULES JANIN, bas à M. Champfleury. – A-t-il commencé ?
M. CHAMPFLEURY, très haut à M. Janin. – Oui !
M. BAUDELAIRE. – Vous le savez, messieurs, Tournebœuf a attendu longtemps comme moi l’heure de la rémunération. Elle a sonné enfin ! et cette intelligence translucide, foulant aux pieds les scories infectes, putrides de l’envie, s’est élancée radieuse et innommée vers les cimes académiques. (Bravos.) Ce penseur fatigué, courbatu de l’extase universelle des choses, a pu soustraire à l’inexorable moisissure de l’oubli sa fatidique personnalité… Houh !…
(Ce rugissement du vieux lion fait courir un frisson dans l’assemblée. Une dame s’écrie : – On se croirait au Jardin des plantes !)
M. JANIN. – Bravo ! J’ai entendu ! (À M. Champfleury.) – Qu’est-ce qu’il a dit ?
M. CHAMPFLEURY. – Houh !…
M. JANIN. – Superbe !
M. BAUDELAIRE. – Mais, c’est à devenir fol que de penser un instant aux paquets d’immondices, aux ordures soigneusement choisies dont les charognes vivantes embarrassèrent ses pas ! Que de limaces visqueuses il lui fallut écraser dans le cloaque de la vie, que de parasites fureteurs vivant sur sa peau durent être expulsés du derme avant que le prurit pédiculaire eût été vaincu ! (Longs applaudissements.) Chose triste à penser, messieurs, et écœurante à dire, c’est que l’Académie elle-même s’est associée, pour Tournebœuf comme pour moi, à la réprobation fangeuse dont nous fûmes si longtemps les martyrs !
(Chuchotements dans le parti des ducs.)
M. CHAMPFLEURY, parlant le nez dans sa tabatière. – Ces paroles sont au moins imprudentes.
M. BAUDELAIRE. – M. le secrétaire perpétuel me fait l’honneur de me dire que les vocables ci-dessus sont imprudents. Mais cet homme du dictionnaire, ce linguiste, ce Charles Nodier de notre temps, a-t-il la prétention, abusant de ses connaissances philologiques, de susurrer à ma juste colère ces mots génésiaques : « Tu n’iras pas plus loin ! »
M. JANIN. – Que dit-il ?
M. DU TERRAIL. – Il insulte l’Académie.
M. JANIN. – Bravo ! bravo !
M. BAUDELAIRE. – Est-ce à moi, plus qu’octogénaire, que des esclaves, des damnés, des bourriques, enseigneront la mesure et la civilité enfantine ? (Tumulte. Des interpellations de toutes sortes sont adressées à l’orateur.) Arrière, contempteurs du génie ! Silence, lézards endormis, vers de terre de la grande nécropole Richelieu !
M. JANIN. – Quel style ! quel esprit ! quel cœur !
M. CHAMPFLEURY. – Taisez-vous donc ! il nous dit les cent-s-horreurs.
M. JANIN. – Bravo ! Il a tout ce jeune homme : l’émail aux dents, la neige au sein, la flamme à l’œil ! Il me rajeunit, j’ai soixante ans ! C’est moi, oui, c’est moi qui ai fait l’Âne mort et la Femme guillotinée !
M. BAUDELAIRE. – Et toi, stupide public, auditeurs de carton, tourbe malsaine et inenflammable, ne peux-tu secouer ta torpeur et protester avec moi contre tous ces sépulcres blanchis ?
(Cette provocation est aussitôt suivie d’effet : des cris, des hurlements partent des tribunes, et même quelques projectiles sont lancés sur les immortels. Le tumulte est à son comble ; seul, M. Baudelaire est calme et suprêmement dédaigneux.)
M. JANIN, recevant sur la tête le manchon d’une dame. – Champfleury, est-ce un hommage qu’on adresse à l’auteur de l’Âne mort ? Je le croirais volontiers, cette zibeline me paraissant d’un grand prix.
M. CHAMPFLEURY. – Oui, croyez ça, et buvez un bog.
M. BAUDELAIRE. – Hurrah ! hurrah ! Les académiciens vont vite ! Messeigneurs, vous m’avez donné un bal rue des Martyrs, je vous donne un souper à l’Institut !!!… Silence aux morts ! Vous êtes tous empoisonnés !
M. JANIN. – Très bien, très bien.
M. PONSON DU TERRAIL, avec effroi. – Il me rappelle Rocambole !
M. BAUDELAIRE. – Anathème sur tous ! Amnistie seulement au parti des ducs : c’est lui, ce sont eux qui m’ont cherché de brasserie en brasserie pour m’offrir le fauteuil. Par les dieux que j’adore : Bouddha, Isis, Krishna, Siva, Moloch, Baal et Astarté, je voue aux stryges, aux goules, aux gnomes et aux gnomides, les détritus postdiluviens de ces minuscules académiques ! Pandémonium des gêneurs de la langue française, abîme-toi !
Que tes murs écroulés sous mon haleine forte
Fassent de tous ces vieux un immense cloporte !
J’ai dit !… (Il se rassied au bruit d’applaudissements frénétiques.)
M. JANIN. – Il a fini, bravo ! La parole est à M. le secrétaire perpétuel.
M. CHAMPFLEURY, après avoir bu un verre de bière. – Messieurs, c’est en proie à la plus vive émotion…
M. BAUDELAIRE. – Vous en verrez bien d’autres !
– Permettez.
– Non !
– Il faut pourtant que je vous réponde.
– Évadé de Sainte-Perrine, cette prétention est fétide. Pense au fossoyeur qui t’attend à la porte en chevauchant les lions de fontaine de l’Institut !
– Cette image poétique est splendide, mais profondément attristante pour moi. (Il tire son mouchoir et s’essuie les yeux.)
– Ho ! ho ! ton suaire sera plus grand que ce carré de calicot !
M. JANIN, à M. Champfleury. – Comment ! il vous appelle calicot ?
M. CHAMPFLEURY. – Messieurs, c’est en proie à une émotion de plus en plus profonde…
M. BAUDELAIRE. – Tu ne sortiras pas de cette phrase, réaliste impur !
M. COURBET, directeur de l’école de Rome, ayant sollicité un congé pour assister à l’auguste cérémonie. – Je proteste de toute la force de ma grande âme contre l’adjectif que le récipiendaire vient d’accoler au mot rayonnant de réaliste !
M. BAUDELAIRE. — Casseur de cailloux arrivé au pouvoir, tes baigneuses, tes demoiselles des bords de la Seine t’espèrent à Bougival !
M. COURBET. – On insulte les mœurs de l’unique représentant de la peinture française ! Je me couvre ! (Sensation.)
M. JANIN, à M. Champfleury. – Vous n’allez donc pas vous ?…
M. CHAMPFLEURY. – Si vous croyez que c’est facile.
– Eh bien, puisque c’est facile, raison de plus.
– Messieurs, c’est en proie…
M. BAUDELAIRE. – Aux vermicules de la tombe !
M. CHAMPFLEURY. – Encore !
– Toujours !… Messieurs, moi seul ai le droit de me répondre ! Moi seul suis de taille à me louer dignement ! Ce nain voulant encenser le colosse, pitié ! Le crapaud faisant passer le mastodonte sous la toise, ironie ! Je m’apprécierai donc en un seul vers, messieurs, et ce vers sera gravé par mes ordres sur une plaque d’airain crucifiée dans cette enceinte ! (Une curiosité anxieuse se peint sur tous les visages.) Messieurs ! maintenant qu’ils m’ont reçu, je leur jette ma démission à la face en leur criant : MORTS, RESTEZ AU TOMBEAU ! BAUDELAIRE ASCENSIONNÉ !
(Tonnerre d’applaudissements. Le public saute dans la salle, et le pompier du 15 mai, exhumé pour la circonstance, arrache M. Janin de son fauteuil directorial.)
M. JANIN, à M. Champfleury. – Comment ! moi, l’auteur de l’Âne ?…
M. CHAMPFLEURY, s’oubliant. – À Montmorency, Janin !
UNE VOIX FATALE. – Ils sont tous enragés !
M. BAUDELAIRE, ricanant. – Damnation ! Je le crois bien… je les ai tous mordus !
(L’assemblée se sépare en poussant des vociférations et en se livrant à des contorsions qui rappellent avec avantage les minauderies des convulsionnaires de Tanger.)
_____
(Louis Leroy, in Le Journal amusant, journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, n° 376, 14 mars 1863 ; portrait-charge de Baudelaire par Charles Giraud, pour illustrer Charles Baudelaire jugé par Ernest Feydeau de Georges E. Lang, Paris : Ronald Davis, 1921 ; portrait de Baudelaire par Alméry Lobel-Riche, frontispice des Fleurs du Mal, Paris : Cercle Grolier, 1923)