L’aéronef, venu en ligne droite de l’Occident, s’immobilisa un instant dans les airs, comme un rapace en quête d’une proie sur laquelle il pourrait fondre ; puis, décrivant de larges cercles concentriques, descendit peu à peu vers le sol.
Lorsqu’il l’atteignit enfin, un homme en sortit.
Sa haute taille, ses proportions athlétiques et ses traits réguliers décelaient, dès le premier abord, son origine anglo-saxonne.
Après avoir jeté un coup d’œil circulaire autour de lui, il amarra son aéronef à un gros tronc d’arbre abattu, s’emmitoufla dans une épaisse pelisse de fourrure pour se protéger contre le froid, qui le faisait claquer des dents, et se remit à promener ses regards à la ronde.
Le spectacle qui s’offrit à sa vue, était littéralement merveilleux.
La grande cité orientale, jusqu’alors fermée aux Occidentaux, étalait maintenant devant lui jusqu’à ses trésors les plus secrets.
De toutes parts, des palais superbes, des tours altières, des temples majestueux, remarquables pour la bizarrerie de leur architecture et pour le caractère fantastique des ornements dont ils étaient revêtus, se dressaient sur les quatre côtés de l’immense place, au centre de laquelle s’étendaient autrefois des jardins magnifiques, qui avaient surpassé les splendeurs de la Babylone antique, mais dont il ne subsistait plus maintenant que de simples vestiges.
Un silence de mort, oppressant et sinistre, planait sur toutes choses, et les pas de l’étranger étaient impuissants à le troubler.
Nulle part on ne voyait un seul être vivant, et aucune tête ne se montrait aux fenêtres ouvertes des palais.
La solitude étant aussi absolue que le silence, l’étranger dut faire un violent effort sur lui-même pour vaincre la morne impression qui l’envahissait.
Encore tout frissonnant, il marcha droit devant lui, jusqu’à la porte d’un temple.
Le dernier des prêtres en devait être depuis longtemps descendu au sépulcre, car l’abandon et la ruine y avaient fait encore plus de progrès au-dedans qu’au-dehors. Les autels brisés avaient entraîné dans leur chute sur le dallage en marbre les anciennes idoles vénérées. Une poussière impalpable et grise s’était répandue sur toutes les choses, les ensevelissant comme sous un voile uniforme et terne. Seule, au centre, une divinité gigantesque, effroyable, restait encore debout, et ses sanglantes prunelles de rubis semblaient contempler en silence l’anéantissement des croyances et des cultes.
L’étranger ne s’y attarda pas longtemps.
Un instant après, il pénétrait dans un superbe palais contigu au temple, dont les portes, à doubles battants, étaient larges ouvertes.
Ici encore, même silence, même abandon lamentable et sinistre.
Le mécanisme de l’ascenseur ne fonctionnant plus, l’étranger monta par le vaste escalier, dont les larges degrés de marbre semblaient menacer ruine, et entra dans les riches salles désertes.
Le peu de sculptures qui subsistaient, les quelques monuments et les quelques emblèmes que l’on devinait encore sur les parois des murs – vestiges presque effacés d’un art qui avait dû être merveilleux – permettaient de conjecturer assez facilement à quel usage ce monument avait été jadis consacré. Dans ces salles avait vécu l’une des plus puissantes dynasties de la terre – dynastie dont le nom seul évoquait le souvenir lointain de tant de conquêtes et de luttes sanglantes enregistrées par l’histoire.
Mais le temps était passé, effleurant de son aile froide toutes ces choses qui, maintenant, finissaient de sombrer dans l’oubli.
Parvenu dans la dernière de ces salles, que nulle fenêtre n’éclairait et qui était, pour cette raison, excessivement sombre, l’étranger aperçut tout à coup sur le sol un squelette blanchi, autour duquel étaient éparpillés une quantité innombrable de petits disques brillants.
Quel drame s’était déroulé en cet endroit ? Ces ossements mélangés à cet or étaient-ils ceux du dernier Crésus de cette race disparue, égorgé là par Dieu sait quelles mains cupides ? Qui pourrait jamais trouver le mot de la macabre énigme ? Qui pourrait jamais dire à quelles viles passions cet homme avait été sacrifié ?
Horrifié par ce qu’il venait de voir, l’étranger ressortit précipitamment et se dirigea vers un autre édifice, d’aspect plus terne et plus modeste, qui occupait le fond de la place.
Celui-ci était un couvent : la religion et la science l’avaient habité en commun. C’est là que s’étaient pratiqués les rites terribles d’une religion inconnue du monde occidental, mais qui l’avait maintes fois épouvanté par son fanatisme aveugle, provocateur de tant de sacrifices et d’immolations volontaires, et qui l’avait maintes fois surpris par les manifestations d’une science quasi surnaturelle, alors même que les savants d’Occident étaient persuadés qu’il ne leur restait plus rien à apprendre depuis les dernières découvertes accomplies durant le XXIIe siècle, depuis que l’on avait pénétré les secrets enfermés dans le centre du globe, depuis que l’on savait que le radium seul est la source de la chaleur et de la lumière qui environne le monde, depuis que l’on connaissait l’essence intime de la matière et que l’on était enfin parvenu à donner une explication exacte du phénomène de la vie.
Et cependant, là aussi, dans ces interminables couloirs, dans ces sombres cellules, dans ces paisibles cloîtres et dans ces mystérieux laboratoires souterrains, le temps était passé, et, d’un coup d’aile inexorable, avait tout anéanti.
L’étranger erra tour à tour dans ces couloirs, ces cellules et ces cloîtres ; puis il descendit dans les souterrains. Et, dans les cellules, il trouva des livres ; mais, lorsqu’il allongea la main pour les prendre, il ne ramena qu’une poignée de poussière. Et, dans les souterrains, il ne fut pas plus heureux, car la rouille avait depuis longtemps rongé les machines compliquées, les savants appareils et les subtils instruments. Toutes ces choses, naguère animées d’une vie si intense et capables de fournir de si fructueuses besognes, dormaient, à présent, inertes et inutiles, vouées pour l’éternité à l’inactivité absolue.
Pendant longtemps, l’étranger, pour lequel la science occidentale ne possédait cependant plus de secret, demeura perplexe et rêveur devant tout cet arsenal bizarre que, malgré ses efforts, il était incapable de comprendre et dont il sentait que jamais il ne parviendrait à trouver l’explication.
À un moment donné, son attention fut attirée par une sorte d’armoire encastrée dans le mur de la plus éloignée de ces pièces souterraines, celle qui avait servi, sans doute, de Saint des saints au grand Lama, autrement dit au chef suprême des prêtres.
La clef, qui était restée dans la serrure de cette armoire, ne fonctionnait plus, mais une violente poussée suffit à lui en ouvrir la porte.
Il y trouva seulement quelques rouleaux de parchemin, enfermés dans des étuis d’ivoire finement ouvragés, ainsi que quelques flacons de verre bouchés à l’émeri, et dont le contenu était protégé par la superposition d’une épaisse couche de paraffine.
*
L’étranger ouvrit quelques-uns de ces tubes et déplia les rouleaux de parchemin. Mais sa curiosité fut déçue, car ils étaient écrits dans une langue qu’il ne connaissait pas.
Il reporta alors son attention vers les flacons. Sur les bandes de parchemin attachées aux bouchons par des fils d’or, figuraient d’étranges inscriptions latines : « Élixir de longue vie, » « Grand magistère, » « Quintessence, » « Teinture universelle, » « Pierre philosophale, » en un mot toutes les vieilles légendes de l’alchimie que le XXIe siècle avait fait refleurir sous la forme d’une science nouvelle, qui avait donné l’impression d’une fantaisie de rêveur.
Il avait entendu dire qu’en Orient, grâce aux recherches de certains prêtres très versés dans les sciences, les diverses questions relatives à l’alimentation et, d’une façon générale, à toutes les nécessités de la vie avaient fait des progrès inouïs, inconcevables. Ils avaient dévoilé le mystère fondamental de l’organisme des êtres vivants ; ils avaient révélé le secret de la texture des tissus cellulaires ; finalement, ils étaient parvenus à acquérir le pouvoir d’arrêter ou de prolonger la vie à leur gré, de faire la synthèse de la matière organique, d’éveiller en elle la vie réelle, de lui donner la faculté de sentir et de raisonner.
Il avait entendu parler de plantes insectivores, qui, soumises à une alimentation exclusivement animale, s’étaient, un beau jour, dressées contre les téméraires expérimentateurs, avaient franchi la courte distance qui les séparait de l’animalité consciente et agissante, et, étant parvenues à se mouvoir, avaient appliqué contre la chair de ces audacieux leurs tentacules, leurs ventouses de pieuvres vertes, suçant leur sang jusqu’à leur retirer la vie.
Il avait entendu faire le récit d’étranges expériences tentées pour combler cet autre abîme qui, croyait-on, séparait l’homme des animaux : transfusions de sang, inoculations de matières vivantes, greffes de tissus, d’organes, de membres, enlevés à l’un pour être reportés sur l’autre et, inversement, expériences d’où il était résulté, affirmait-on, de nouveaux êtres enfantés par l’imagination hardie de l’homme, des êtres humains auxquels on avait retiré l’entendement pour leur faire mener une existence bestiale, et des êtres inférieurs, des êtres primaires, des êtres carnivores, que l’on avait doué de facultés humaines.
Qui sait ? Peut-être ces flacons, ces parchemins déjà vétustes, recelaient-ils les données de cette science ultime et inconnue ?
Oh ! la connaître, cette science ! Pouvoir mordre aux fruits de cet arbre merveilleux, en goûter la douceur suprême !…
Un ardent désir de savoir s’éveilla dans l’esprit de l’étranger.
Mais, par la suite, il réfléchit. À quoi bon ? Tout n’était-il pas fini, désormais ? Ne voyageait-il pas en vain, depuis des années et des années, d’un bout à l’autre de la terre, parcourant tour à tour les centres de la civilisation antiques et modernes, avec l’espérance, toujours déçue, de rencontrer un autre homme ? N’était-il pas l’unique survivant de cette vieille lignée orgueilleuse ? N’était-il pas destiné lui-même à mourir bientôt ?… Non, la vie n’était plus possible à présent sur la surface décrépite de la terre inexorablement nivelée…
À côté de l’armoire se trouvait une espèce d’alcôve fermée par une lourde draperie d’or.
L’étranger la souleva.
Sur un siège à bras, d’une forme bizarre, un homme était affaissé. La peau complètement desséchée, ratatinée, couleur de cire, les yeux vitreux sous ses paupières mi-closes, le corps enveloppé d’une longue tunique bise, il présentait l’aspect de ces cadavres qui peuplèrent, pendant un certain temps, les anciens cimetières de la Sicile et de la Guadeloupe.
À ses tempes étaient appliqués deux appareils assez semblables à des récepteurs téléphoniques, étayés par des supports et communiquant, au moyen de fils métalliques, avec un petit coffre renfermant, sans doute, quelque mécanisme électrique.
Dominant, par un effort de volonté, la répulsion que lui inspirait cet étrange cadavre, d’où la vie ne semblait pas s’être définitivement retirée, l’étranger essaya d’ouvrir le coffre. Sa main rencontra un ressort. On entendit comme un déclic, suivi d’un sifflement aigu.
Et l’étranger eut alors l’impression que les paupières du mort se soulevaient, qu’un éclair de vie s’allumait dans ses prunelles éteintes, que son thorax se soulevait…
Il se rejeta en arrière en poussant un cri de stupeur.
Mais sa main s’accrocha dans le fil, les supports tombèrent, et le cadavre s’écroula sur le sol.
L’étranger recula encore d’un pas et laissa retomber la tenture.
Il venait d’entrevoir un autre mystère, un autre secret, le plus merveilleux de tous peut-être… Mais cela ne lui avait inspiré que de l’horreur.
Et, cette fois encore, il s’en alla.
Les autels, les trônes, la science, l’art, tout désormais appartenait au passé ; tout n’était plus que ruine et poussière.
Et lui aussi, avant peu, s’en irait rejoindre toutes ces choses dans le passé ; lui aussi ne serait plus que poussière…
Chose étrange, cette pensée, qui aurait plutôt dû l’opprimer, eut, au contraire, le don de réveiller brutalement en lui les ardeurs de la faim.
Il possédait encore, au fond d’une de ses poches, quelques-unes de ces minuscules tablettes dans lesquelles la science avait trouvé moyen, au XXIe siècle, – le siècle de la chimie, – de renfermer tous les principes nutritifs nécessaires au corps humain pour subsister pendant vingt-quatre heures.
Et celui qui, le dernier d’entre les hommes, était condamné à mourir au milieu de la débâcle effroyable du globe, eut encore une fois recours à la science, à la substance indispensable à la conservation de la vie.
L’étranger se sustenta.
*
Lorsque, le lendemain, dans l’aube grise et froide, il redescendit sur la terre, ayant préféré passer la nuit dans son aéronef au milieu du désert des cieux plutôt qu’au milieu du désert terrestre, le silence et la solitude lui parurent encore plus tristes et plus impressionnants que la veille.
Le bruit même de ses pas était étouffé par les débris pourrissants de la végétation défunte, et les échos qu’ils réveillaient dans les édifices vides l’effrayaient à tel point qu’il marchait maintenant à pas de loup pour ne plus les entendre.
Ainsi, pendant de longues heures, enfonçant ses pieds dans la fange ou la poussière, il erra sur les voies désertes et dans les palais silencieux, jusqu’au moment où son corps, épuisé, le força à s’arrêter. Alors, n’en pouvant plus, il se laissa tomber sur un siège placé au-dessous d’une statue mutilée et qui semblait lui tendre les bras.
Quelques instants après, la fatigue triompha de ses craintes, et il s’endormit.
Une voix, une voix humaine qu’il lui semblait entendre en rêve, le réveilla.
Avait-il vraiment été le jouet d’un songe ? Non, car – les yeux grands ouverts, cette fois – il l’entendit à nouveau, et il eut l’impression qu’elle chantait.
Et, de fait, elle chantait : elle chantait une mélodie simple et facile, mais empreinte d’une si profonde tristesse qu’elle évoquait le rythme des nénies.
Le cœur de l’étranger se mit à battre par bonds désordonnés.
Il y avait donc sur la terre un autre être comme lui, un autre homme, qui était son frère ? Il n’était donc plus seul au monde ?
S’étant levé et ayant fait quelques pas, il aperçut, assis sur un rocher, au milieu d’un jardin dévasté, celui qui chantait.
C’était un homme jeune, vêtu de peaux de bêtes et ayant plutôt l’aspect d’un sauvage, mais dont la physionomie rayonnait d’intelligence.
Sans doute s’était-il aperçu de son approche, car il cessa aussitôt de chanter et se leva d’un bond.
Ils se regardèrent d’abord longuement en silence, puis, d’une démarche lente et grave, ils s’avancèrent l’un vers l’autre.
Et ces deux derniers hommes, ces deux uniques survivants des deux grandes races disparues : l’Occident et l’Orient, qui, au cours des siècles passés, s’étaient tant et tant de fois livré la guerre, ces deux hommes se prirent les mains et, solennellement, à trois reprises, se donnèrent le baiser de paix.
*
À dater de ce moment, une existence nouvelle s’ouvrit devant eux.
Ils parlaient la langue qui, au déclin de l’humanité, était devenue l’idiome universel, et il y avait si longtemps qu’ils étaient obligés de se taire que c’était pour eux un inépuisable plaisir d’échanger leurs impressions.
Ils se racontèrent successivement leur vie passée, les angoisses et l’épouvante qu’ils avaient éprouvées à voir tomber un à un, autour d’eux, leurs derniers semblables, les terreurs que leur avait inspirées l’isolement auquel ils s’étaient vus condamnés, les longues et vaines recherches qu’ils avaient entreprises pour tâcher de retrouver d’autres êtres vivants. Aucun doute n’était plus possible. Ils étaient désormais les seuls habitants de la planète refroidie.
Petit à petit, les derniers animaux domestiques, faute de nourriture, de chaleur et de soins, avaient achevé de s’éteindre ; quant aux animaux sauvages, il y avait encore bien plus longtemps qu’ils avaient disparu, exterminés systématiquement dans toutes les réglons du globe par l’homme et la civilisation. C’est à peine si, de-ci de-là, dans les entrailles de la terre, dans les amoncellements putrides où s’entretenait un reste de chaleur, dans le limon resté au fond du lit des fleuves, dans les étendues d’eau stagnantes recouvrant encore les abîmes d’où les mers s’étaient retirées, il subsistait quelques êtres infimes, aux organismes rudimentaires, comme ceux qui avaient tout d’abord représenté la vie sur la terre au début de la création. À part cela, plus rien. Encore une année, encore quelques mois peut-être… et puis, eux aussi, seraient frappés par la mort. Après, ce serait fini, tout serait rentré dans le néant.
Mais, pour le moment, ce n’est guère à cela qu’ils songeaient.
Ils s’abandonnaient tout entiers à la joie d’être deux, de pouvoir se parler, se confier l’un à l’autre, se conseiller, se soutenir. La terre leur appartenait. Et ils vécurent comme à l’époque lointaine et bienheureuse de l’âge d’or, comme aux temps de l’humanité naissante, c’est-à-dire sans passions, sans vices et sans chagrins. Ils vécurent côte à côte et, on peut le dire, l’un pour l’autre, absolument comme deux frères.
Mais, autour d’eux, le temps précipitait sa course.
Leurs vêtements et leurs fourrures s’en allaient en lambeaux, et le froid devenait chaque jour plus intense ; en outre, leurs provisions de nourriture allaient toujours diminuant ; et les longues et pénibles randonnées qu’ils faisaient de par le vieux monde, poussés par l’irrésistible curiosité qui les incitait à en pénétrer jusqu’aux moindres secrets, aiguisaient sans cesse leur appétit et les affaiblissaient d’heure en heure davantage.
Or, un jour qu’ils exploraient un vieux palais prêt à s’écrouler, il y découvrirent, au fond d’un coffre, une chaude pelisse, une seule. Dans leurs yeux à tous deux s’alluma la même flamme d’égoïsme et de convoitise. D’un même geste, ils allongèrent le bras et la main pour s’en emparer… Ce fut l’Anglo-Saxon qui montra le plus d’ardeur. La pelisse devint sienne. Ce soir-là, ils ne dormirent pas l’un près de l’autre, comme ils l’avaient fait chaque nuit depuis le jour où ils s’étaient rencontrés, se réchauffant réciproquement avec la chaleur de leurs corps et se réconfortant à l’aide de paroles affectueuses.
La lutte pour la vie avait commencé, et elle devint chaque jour plus âpre et plus triste. Ils ne se sentaient plus le courage de vivre éloignés l’un de l’autre ; mais ils avaient cessé de se regarder en face ; ils ne s’adressaient la parole que pour se lancer des propos acerbes ; ils s’espionnaient.
S’il arrivait à l’un d’eux de supposer que l’autre avait quelque proie en vue, vite il se hâtait d’accourir vers lui avec la ferme résolution de la lui disputer.
L’antagonisme, qui était né entre eux, s’aviva.
Leurs divergences d’idées éloignèrent encore davantage ces deux hommes qui étaient seuls au monde, et qui, peu de temps auparavant, s’embrassaient comme des frères.
Une nuit, l’homme d’Occident rencontra l’autre endormi.
C’était la première fois.
Le soir venu, profitant des ténèbres qu’aucune lumière ne dissipait plus, puisque la lune elle-même s’était éteinte, ils se fuyaient avec méfiance, cherchant chacun un refuge sûr et secret.
Lorsque l’Anglo-Saxon vit l’Oriental plongé dans le sommeil et à sa merci, une pensée jaillit aussitôt à travers son cerveau.
S’il le tuait ?
Dans quelques jours, leur réserve alimentaire serait épuisée. En demeurant seul, il lui resterait le double de temps à vivre. En outre, l’Oriental possédait encore quelques bonnes fourrures…
Il n’hésita pas plus d’un instant. Enlevant à bout de bras une pierre énorme, il en fracassa la tête du dormeur.
Une heure après, le fratricide qui, aussitôt son crime accompli, s’était mis à fuir éperdument avec les provisions volées et les fourrures encore lourdes de sang dont il avait dépouillé le cadavre, rejoignit son aéronef.
Il y monta, dénoua la corde qui le retenait à terre, mit le moteur en marche et partit.
Mais, dans son trouble, il avait oublié de vérifier ce moteur qui, depuis des mois, ne fonctionnait plus.
Tout à coup, un déclenchement imprévu se produisit, et l’aéronef, rebelle à la volonté de celui qui l’avait créé, se mit à fendre l’espace avec la vélocité vertigineuse d’un obus. Au bout d’un certain temps de cette course effrénée, l’aéronef s’enflamma.
On entendit un long sifflement, suivi d’un grand cri, le cri d’épouvante du dernier Caïn qui succombait, dans la nuit immense… Et ce fut tout.
Par une coïncidence saisissante et tragique, l’épilogue fut exactement ce que le prologue avait été.
Et c’est ainsi que, comme le Créateur l’avait ordonné, les destinées de l’Humanité s’accomplirent.
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(Sergio Bruno, traduit de l’italien par René Lécuyer, « Les Contes d’action, » in Dimanche illustré, sixième année, n° 269, dimanche 22 avril 1928 ; les illustrations sont extraites de la publication)