« C’était, nous dit le docteur Bathsoap, aux temps heureux de l’avant « avant-dernière guerre, » au moment où la cavalerie de Saint-Georges était encore attachée aux haras de l’étalon-or et où les Japonais, que l’on n’appelait pas les Nippons, ne cultivaient pas les perles à outrance.

Je venais de finir mon temps comme médecin major dans les Worcestershire Guards et j’avais été embauché comme confident permanent et particulier par le grand détective Ferlock Solmes. Nous passions des heures enivrantes à analyser des poussières, des fragments d’étoffe et des miettes de pain et à envoyer au « hard labour, » que vous appelez travaux forcés, les assassins que nous avions découverts grâce à ces résidus. Ferlock Solmes habitait alors un entresol au numéro 2 de la Bernard Shaw Street, derrière Soho, et il connaissait déjà les caresses de la gloire et les meurtrissures de la neurasthénie. Il se droguait beaucoup et je lui faisais sur l’avant-bras gauche des piqûres de thé de Ceylan, qui activaient la déduction et la lucidité. Le génial policier venait de faire coffrer l’assassin annuel de Waterloo station. Vous savez qu’il y a tous les ans, dans cette gare, depuis l’invention du chemin de fer, alternativement un homme ou une femme coupés en morceaux.

Grâce à un poil de yack… oui, c’est une sorte de bovidé asiatique… Donc, grâce à un poil de yack, trouvé sur un des morceaux de la victime, Ferlock Solmes avait prouvé que le criminel était un Kirghize de quarante-cinq ans, unijambiste et daltonien, de sorte qu’il ne souffrait pas de la vue du sang, qui lui paraissait vert. L’homme venait d’être pendu, lorsque, par un après-midi de brouillard, nous étions assis dans le salon en train de jouer au «Struggle for life, » le jeu de cartes favori de Jack l’Éventreur… Tout à coup, nous perçûmes dans la rue une mélopée étrange… Le grand détective pâlit.

« Vous entendez, Bathsoap ?

– J’entends… C’est un musicien ambulant…

– Pas du tout. Écoutez, c’est l’air de la charge du 4e escadron des lanciers du Bengale… Et c’est aussi la strophe vengeresse que chantent les Thugs à l’instant où ils étranglent leurs victimes à l’aide du lacet de cuir… Du calme ! Bathsoap, du calme ! Je ne serais pas étonné qu’il y ait un étrangleur thug dans le voisinage… »

Quelques secondes après, le vieux et fidèle valet de chambre écossais annonçait qu’un visiteur hindou désirait parler à Ferlock Solmes.

« Qu’est-ce que je vous disais ?… reprit le maître. Faites attention à ses mains. Prenez votre revolver et ne tirez que s’il sort son lacet de cuir ! »

Un vieux géant bronzé se dessinait dans l’encadrement de la porte. Il mesurait au moins six pieds huit pouces, portait un turban orange et une barbe joliment peignée. Déjà, Ferlock s’était avancé vers lui, cueillait sur son col une pincée de pellicules et l’examinait à la loupe. Puis il leva ses yeux d’aigle et dit de sa voix monocorde :

« Vous êtes né à Calcutta de mère mahométane et de père inconnu. Vous avez servi pendant dix ans comme maréchal des logis indigène au peloton du 4e escadron des lanciers du Bengale ; vous avez quitté l’armée pour entrer chez les Thugs comme aide bourreau de deuxième classe ; à vos heures perdues, vous charmez les serpents et vous êtes venu me tuer parce que j’ai livré à Scotland Yard l’assassin de la maharanée de Gabardalah…

– Non, répondit l’Hindou.

– Comment, non ? fit le grand détective, vexé.

– Je suis né à Kelat dans le Bélouchistan de père parsi et de mère idem ; je n’ai pas servi dans l’armée ; je me moque des Thugs comme de mon premier turban, et je n’ai jamais charmé les serpents… Je suis charmeur d’huîtres.

– Charmeur d’huîtres ?…

– Parfaitement. Et je ne veux pas vous tuer ; je suis venu au contraire pour que vous m’aidiez à retrouver mon voleur…

– Asseyez-vous, » dit Ferlock.

L’homme s’accroupit et sortit de sa poche un étrange instrument de musique, une sorte de calebasse.

« Voilà, dit-il. J’ai remarqué que les huîtres perlières étaient sensibles à la mélodie. En jouant de cet instrument, je suis arrivé à décupler leur sécrétion. J’avais dressé une dizaine de ces coquillages à écouter ma flûte. Avec la Sérénade de Toselli, j’ai obtenu la plus belle perle rose du monde…. J’ai réalisé un collier de cent grains avec le God Save the King. Hélas ! hier soir, en revenant chez moi, mes huîtres avaient disparu… volatilisées… volées sans doute…

– À qui vendiez-vous vos perles ?…

– À différents bijoutiers…

– Pouvez-vous me confier une coquille d’huître ?…

– Voilà, » fit l’Hindou en tendant une conque nacrée au maître.

Ferlock Solmes s’enveloppa dans sa robe de chambre, puis dans un nuage de fumée. Il tirait sur sa pipe de merisier de Tipperary, et ses veines gonflées se dessinaient sur son front émacié. Il fuma trois paquets de tabac et, à 10 heures du soir, il nous dit, à l’Hindou et à moi :

« J’ai trouvé… Prenez votre macfarlane, Bathsoap, les nuits sont froides en ce moment ; nous allons explorer les boîtes à ordures derrière Buckingham Palace. Mais d’abord, allons chercher le chien du vieux Nick !… »

Nous descendîmes le long des quais vers Whitechapel. Derrière les docks aux grains, dans une impasse, une petite boutique étranglée entre deux maisons lépreuses. Les trois boules de cuivre terni indiquaient l’échoppe d’un prêteur sur gages. Ferlock Solmes pénétra dans le magasin et, deux minutes plus tard, halé par un étrange animal, il quittait ce mont-de-piété sordide. Imaginez un petit roquet bas sur pattes, tout en longueur, avec une tête de fouine et des oreilles de cocker.

« C’est un animal prodigieux, nous dit le détective, un croisement de basset irlandais et de renarde galloise. Ce chien, Bathsoap, possède le meilleur flair d’Europe. D’ailleurs, vous allez vous en rendre compte… »

Il fit sentir à la bête le coquillage que lui avait confié l’Hindou et le basset nous entraîna, en trottinant sec, vers les quartiers aristocratiques.

Avec ce diable d’homme, il ne fallait pas s’étonner. Nous suivions le chien en nous éclairant avec une torche électrique. Tout à coup, le roquet prit l’arrêt devant une poubelle et le charmeur d’huîtres poussa un gémissement.

Sous un vieux corset, entre deux boîtes vides de corned-beef, une douzaine de coquilles béaient à la lune…

« Ne bougez pas, dit Ferlock Solmes. Je reviens dans un instant… »

Nous le vîmes s’engouffrer dans un hôtel de belle apparence. Il en ressortit une demi-heure après, la figure satisfaite, et tendit un chèque à l’Hindou.

« Tenez, mon brave. Vous pouvez encaisser ces cinquante mille livres sterling, qui vous indemniseront de la perte de vos pensionnaires… Et vous me rapporterez, comme de bien entendu, ma commission de quinze pour cent. Le chèque est bon ; il est signé Abraham et Abraham…

– Les grands joailliers de Piccadilly Circus… fis-je à ce moment.

– Et deux grandes fripouilles, par-dessus le marché… Lorsqu’ils ont su que, grâce au charmeur d’huîtres, le cours des perles baissait, ils lui ont fait voler sa douzaine de mollusques par un de leurs comparses, un pêcheur en eau trouble probablement… Et ils les ont mangés pour leur dîner… parce que, tout de même, il n’y a pas de petites économies ! »
 
 

_____

 
 

(Pierre-Gilles Veber, in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18637, dimanche 31 mars 1935)