La Porte ouverte est heureuse de mettre aujourd’hui en ligne deux nouvelles oubliées de J. H. Rosny aîné. Parues en 1904 dans le quotidien La Petite République socialiste, sous le pseudonyme d’Enacryos, elles n’ont à notre connaissance jamais été reprises jusqu’à ce jour.
 

MONSIEUR N

 
 

 

L’ENFANT DE LA NAÏADE

 

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C’était vers la fin du jour. Nous goûtions la fraîcheur sur la terrasse des Cèdres. On apercevait au loin les Collines Rouges, et, dans un creux, le fleuve enveloppé d’arbres. Le soleil touchait déjà les cimes ; l’ombre grandissait sur les prairies, comme l’eau d’une inondation. Notre hôte, Paul Sénantes, fumait des cigarettes à l’opium, d’un air rêveur et triste. Au reste, nous étions tous un peu mélancoliques ; c’était une de ces heures traîtresses et voluptueuses, où les hommes soupirent après la présence des femmes. Et il n’y avait pas de femmes dans ce séjour de célibataire endurci.

Six heures sonnèrent à l’église. Une femme parut, tenant dans ses bras une fillette jolie comme une Astardé enfant, et dont les yeux ressemblaient incontestablement aux très beaux yeux de Sénantes. Notre hôte l’embrassa avec une vive tendresse, joua quelques minutes avec elle, et soupira profondément quand on l’emmena pour la mettre au lit. Nul de nous ne doutait que la brillante enfant ne fût sa fille, mais, chaque fois qu’on l’avait interrogé ou plaisanté là-dessus, il s’était contenté de répondre d’un air énigmatique :

« C’est l’enfant de la Naïade ! »

Et tout ce qu’on savait, c’est qu’elle avait été trouvée, un matin de juillet, deux ans auparavant, dans un panier d’osier, sur le seuil de la maison, sans autre signe de reconnaissance qu’un mot grec inscrit sur une feuille de vélin.
 

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Sénantes avait jeté sa cigarette. Une barre profonde se creusait entre ses sourcils, l’amertume contractait ses lèvres ; il murmura :

« Il y a des jours où je me demande si cette terre où nous vivons n’a pas étrangement changé depuis trois ou quatre mille ans… si, par exemple, il n’a pas vraiment existé des oréades, des naïades, des satyres…

– On croit que les satyres n’étaient autres que de grands singes, interrompit Berneuse…

– Peut-être ! fit Sénantes avec impatience… Aussi les Grecs nous les montrent-ils laids et velus… Mais les naïades, les dryades ont laissé des effigies charmantes !… Il y a eu des mégalosaures, des plésiosaure, des ptérodactyles, pourquoi pas des nymphes ?

– La paléontologie…

– Je me fiche de la paléontologie ! s’écria Sénantes… Qu’est-ce qui prouve que le squelette d’une naïade soit différent de celui d’une femme ? Et alors, que peuvent nous apprendre les savants fouisseurs ?… Si je n’étais pas l’enfant d’un siècle sceptique, je croirais avoir reçu la preuve de l’existence des naïades… »

Nous dressâmes la tête, plus curieux qu’ironiques, avec l’espoir de connaître enfin le secret que Sénantes nous cachait avec tant de persistance. Il eut un sourire las et reprit :

« Au fait, puisque « ça me dit » ce soir, pourquoi ne vous raconterais-je pas mon aventure ? Vous m’aiderez peut-être à l’éclaircir. »
 

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« C’était, en été, il y a un peu plus de trois ans… J’étais venu seul aux Cèdres. Vous devez vous souvenir que cet été fut extraordinairement chaud. Les journées étaient aussi insupportables que les nuits étaient suaves. Aussi pris-je le parti de faire de longues siestes après déjeuner, et de ne sortir que le soir. Je fis des promenades ravissantes. Il n’y a pas de doute que la nuit nous met en communion plus intime avec la nature. On voit moins bien, c’est vrai, mais comme on sent mieux, comme l’odorat s’affine, comme l’ouïe se tend, comme le tact se subtilise !

C’est quelques jours après la lune nouvelle que je découvris le lac du Corbeau. Je le connaissais par ouï-dire, mais, je ne sais pour quelle cause, jamais encore je ne l’avais visité. Il est au plus profond de la forêt, enclos de terribles chênes millénaires et de peupliers dont les trois quarts s’effondrent de décrépitude. On se croirait aux âges fauves où l’urus, le sanglier des tourbières et le grand loup tenaient encore en échec nos sauvages ancêtres. L’endroit me parut délicieux. Je contemplai en extase la lune cornue, qui descendait derrière les cimes noires, et les longues écailles cuivrées qui ondulaient sur les eaux. Tout à coup, je vis une forme humaine qui nageait vers la rive, blanche comme la nacre, assombrie seulement à la tête et aux épaules par une immense chevelure bleuâtre. Je n’eus pas le temps de faire de longues réflexions : les feuilles des nymphéas venaient de s’écarter, une jeune femme se tenait devant moi. Je ne crois pas que les divins sculpteurs grecs aient rien fait d’aussi délicatement beau. Des pieds à la tête, cette femme offrait une succession ininterrompue de grâces. Je compris, pour la première fois, le nombre extraordinaire de lignes parfaites, de contours rythmiques qu’il faut pour réaliser un beau corps humain. La femme, avec ses grands cheveux humides rejetés vers la droite, ses yeux couleur de fleuve, imprégnée d’une lumière propre, sa petite bouche d’enfant, se tenait devant moi, sans apparence de trouble, tandis que je tremblais de tous mes membres, saisi d’admiration comme on est saisi de peur… Après une minute de silence, elle parla. Je ne compris rien d’abord. Puis de vagues souvenirs classiques s’élevant en moi, – les souvenirs d’un cancre, – j’entendis qu’elle s’exprimait en grec, un grec étrange, à la fois plus âpre et plus doux que notre grec falsifié. De-ci de là, quelque mot émergeait jusqu’à ma compréhension, telle une écume sur le lac. Que m’importait d’ailleurs ? L’étonnante présence de cette femme, dans ce moment où mon esprit était si loin du monde moderne, me remplissait d’une douceur extraordinaire, où le désir ne se mêlait que peu à peu. À la fin, j’étendis les bras, – mais je ne saisis que le vide. L’inconnue avait bondi ; je la vis disparaître sur les eaux argentines. »
 

*

 

« Je retournai au lac la nuit suivante, agité de sentiments que vous pouvez imaginer. Je n’osais concevoir l’espérance de revoir la « Naïade. » Je contemplai, comme la veille, les cornes de la lune au-dessus des peupliers décrépits et de longues spires cuivrées sur les ondes. Un temps assez long s’écoula ; la furtive espérance s’évanouissait de plus en plus de mon âme. Je finis par clore les paupières, dans un rêve. Brusquement, l’eau clapota ; j’ouvris les yeux, je revis la forme blanche qui se levait sur la rive. Comme la veille, elle me tint des propos incompréhensibles et, comme la veille, quand j’étendis les bras, elle disparut dans le lac…

Cela dura dix jours, jusqu’à la pleine lune. Chaque nuit, la Naïade apparaissait, vêtue seulement de sa mante de cheveux bleuâtres, et chaque nuit elle fuyait au moment où mon désir atteignait au paroxysme… Je me résignais déjà, bien tristement, à ne la posséder que des yeux. Mais, le soir où la lune s’était levée face à face au soleil couchant, elle s’attarda davantage. Assise à côté de moi, son petit pied de lys, de soie, d’argent, de coquillage, coquettement agité sur la mousse d’émeraude, une langueur charmante souriait sur sa bouche fleurie, dans ses yeux dilatés, – et quand j’étendis encore la main, son corps frais ne s’enfuit plus… »
 

*

 

« Cela dura tout l’été, poursuivit Sénantes, d’une voix profonde, et durant tout l’été, ce fut une folie de bonheur. Puis, la Naïade disparut ; toutes mes recherches pour la retrouver furent vaines… Rien ne me reste d’une joie surhumaine que cette enfant trouvée un jour sur le grand perron et qui, seule, me donne le goût de vivre…

Et, maintenant, qui me dira quelle était cette femme ? Qui me dira si elle appartient à la même espèce d’êtres que nous-mêmes ? »
 

ENACRYOS

 
 

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(Enacryos [J. H. Rosny aîné], in La Petite république socialiste, vingt-neuvième année, n° 10201, samedi 19 mars 1904 ; Viktor Alexejewitsch Bobrof, « Ruhende Nereide, » gravure, 1886)

 
 

 

LE PENDU

 

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« Je vais mourir un peu jeune, dit Mauchar l’assassin, mais là, vraiment, j’ai eu du plaisir dans l’existence. Depuis douze ans, je rôtis le balai aux frais des bourgeois, et puis j’aime ma profession. Un beau vol, un assassinat proprement exécuté, il n’y a encore rien de tel pour vous mettre le cœur en goguette. Et je te vous en ai envoyé des types dans l’autre monde avec mon marteau et mon nœud coulant ! Car, sauf quelques cas qui se présentaient par la gauche, j’ai toujours eu une préférence pour ces jolis outils-là. Un maître coup sur le crâne, une bonne prise par la corde, ça vous a je ne sais quoi de farce et de solide qu’on ne peut demander ni à cet aboyeur de revolver, ni à ce sacré mouchard de surin. Sans blague, monsieur, j’ai défoncé une dizaine de cervelles et ôté le souffle à presque autant de garguettes… Mais dans toute ma carrière, je ne crois pas avoir éprouvé une satisfaction semblable à celle de ce soir de décembre où j’ai fait déguerpir l’âme du curé de Rosay-le-Garrelou.

C’est un gros village, là-bas sur la Saône, un peu à l’écart. Le presbytère, une bonne maison de pierres bleues, s’enfonce dans un jardin, bien caché par des murailles et à quelque distance des autres maisons. Je m’y arrêtai par pur hasard, un soir qu’il me restait tout juste une pièce de vingt sous au fond de la poche. Tout était blanc et gelé, monsieur, – la route, les pierres et les arbres, – et il soufflait un petit vent du nord si dur que les gens ne se risquaient pas hors de leurs cuisines. Le presbytère avait de bonnes fenêtres jaunes de lumière, et lorsque j’y fis mon entrée, je ne savais pas encore très bien si j’allais risquer un coup ou demander l’aumône. L’absence de chien commença de me faire pousser des projets – puis, la vue du curé, à travers le tulle d’un rideau, du curé tout seul à sa table – et finalement le fait que la servante, probablement un peu sourde, ne tourna pas même la tête lorsque je poussai la porte de la cuisine. Vrai, monsieur, elle ne pouvait pas mieux se présenter. Elle venait de mettre le café dans la cafetière ; elle était penchée, la tête en bonne lumière, à vous mettre l’eau à la bouche. J’avais déjà le marteau à la main. Ouf ! je le lève et ouf ! je l’abats ! Ce fut vraiment un coup magnifique. Le crâne était fendu comme un pot ; la cervelle et le sang coulèrent tout de suite ; la cuisinière tomba d’un bloc, sans faire plus de bruit que si elle avait fait une couple de pas sur le carreau. J’eus alors le sentiment que j’étais maître de la situation (je suis un homme de flair). Pourtant, j’attendis un moment, je dressai l’oreille, je jetai un regard sur le jardin. Rien ne bougeait, sinon le couteau ou la cuillère du curé dont j’entendais le bruit sur la faïence…

« Ça va marcher ! » me dis-je.

Je déposai le marteau, pris mon nœud coulant et, d’un geste vif, un geste sans bavures, j’ouvris la porte de la salle à manger qui voisinait avec la cuisine. »
 

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« Le curé, monsieur, était en train de découper une bécasse. Il leva la tête à mon entrée et, il faut lui rendre cette justice, il devina immédiatement qu’il courait un énorme danger. S’il avait été aussi résolu et aussi pratique qu’il était perspicace, il pouvait fort bien se sauver, car, quoique un peu gros et sans doute poussif, il avait du muscle. Mais c’était un homme de peu de courage, tellement attaché à la vie qu’il en devait, dans un moment décisif, perdre la force de la défendre. Je vis cela d’un clin d’œil : il sursauta, le sang abandonna son visage, ses oreilles blanchirent et ses grosses joues parurent lui tomber dans le cou. Et puis ses yeux, tout de suite égarés, tout de suite fous, et sa bouche de cauchemar dont il ne pouvait tirer le moindre son ! Oui, je compris, sans aucun doute possible, que ce curé allait être plus faible entre mes mains qu’un poulet sortant de sa coquille. Aussi demeurai-je une bonne minute à le considérer, car il n’y a rien de plus excitant qu’un visage décomposé par l’épouvante.

Puis je lui dis, pour corser le plaisir :

« Ayez du courage, mon père… je ne peux pas signer votre grâce ! »

Il eut la force de se jeter à genoux et de tendre les bras vers moi ; il réussit même à éjaculer une sourde supplication.

« Pas mèche ! murmurai-je… J’ai déjà descendu la bonne… le vin est tiré, mon père !… »

Il fit un mouvement comme s’il allait fuir, mais il n’avait plus de jarrets. Je m’approchai donc doucement de lui, je lui passai le nœud coulant. Il se débattit, mais sans faire un geste de défense active. J’ajustai donc le nœud et, profitant d’une espèce d’anneau de suspension, j’eus l’idée de pendre mon homme au lieu de l’étrangler. L’opération fut laborieuse. Toutefois, après trois minutes, ça y était : le curé se balançait dans le vide, avec à peine quelques centimètres de distance entre ses pieds et le plancher… »
 

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« D’après la conformation de son cou, le bonhomme devait mettre pas mal de temps à agoniser. Si j’avais été pressé, cette circonstance m’eût forcé d’intervenir, mais je n’étais pas pressé. J’avais le pressentiment, je dirai même la certitude, qu’aucun fâcheux ne viendrait troubler le tête-à-tête. Je m’installai donc à table, découpai la bécasse, en l’arrosant d’une belle rasade de vieux vin rouge, et je goûtai là un plaisir aussi délicieux qu’intime. Le brave curé se balançait au bout de la corde ; les yeux lui sortaient de la tête ; son visage noircissait et gonflait ; il avait des trépidations et des convulsions qui constituaient, pour un amateur, le plus entraînant des apéritifs. Ah ! le bougre, il avait la vie dure ! J’eus le temps de finir la bécasse, d’avaler une fine crème au caramel et d’allumer une bonne pipe. Le camarade n’expira que lorsque j’en fus à ma seconde tasse de café…

D’ailleurs, je n’eus pas que de la satisfaction immédiate. Le secrétaire, un petit secrétaire patriarcal, dont la serrure céda comme du beurre, me gratifia de deux beaux fafiots de mille, cinq de cent et, tant en napoléons qu’en pièces blanches, un beau sac de douze cent quarante-cinq francs… On arrêta je ne sais plus quelle bête de chemineau qui vous aurait bel et bien été haché par la machine à Deibler, si l’admirable papa Grévy n’avait signé sa grâce. »
 

ENACRYOS

 
 

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(Enacryos [J. H. Rosny aîné], in La Petite République socialiste, vingt-neuvième année, n° 10367, jeudi 1er septembre 1904 ; Albert Besnard, « Le Pendu, » eau-forte et pointe sèche, 1873)