Je songeais qu’après avoir bêché quelque temps mon jardin, j’appuyais les deux mains sur le manche de mon hoyau, & le menton sur mes mains. En cette posture, je me reposais & je méditais, lorsque tout à coup je vis sortir à mes pieds des pointes d’asperges qui grandissaient à mesure que je les regardais.
Cet événement me causa une grande joie, parce que je n’en avais pas vu depuis longtemps ; je voulus en cueillir une, & je m’aperçus que j’avais coupé un doigt.
Dans ma surprise, je palpai les miens, je les comptai, & voyant qu’il ne m’en manquait point, je ne savais que penser. Je me penchai pour regarder plus attentivement ; mais je fus repoussé de frayeur à la vue d’une main entière qui sortait de terre. Cependant, m’étant rassuré, & voulant savoir si mes yeux ne me trompaient point, je portai en hésitant l’index de la main droite contre cette plante singulière, qui aussitôt serra fortement mon doigt ; je tombai à la renverse, en poussant un cri d’effroi, & demeurai longtemps dans une cruelle perplexité, sans oser faire le moindre mouvement.
Je me relevai peu à peu, n’ouvrant les yeux qu’à demi, & pensant à prendre la fuite.
Mais lorsque je fus debout, je me vis environné de membres de corps humains & de corps entiers. Ici, je voyais des pieds, là des mains, ailleurs des têtes, dans un autre endroit des nez, des oreilles ; plus loin des troncs sans bras ni jambes. Le milieu de mon jardin était couvert de figures entières extrêmement petites.
Ce spectacle m’anéantissait. Que vais-je devenir ? me disais-je ; où prendrai-je de la nourriture pour tant de monde ? Que ferai-je de ces membres séparés ? Si les gens de justice viennent dans ma solitude, ne diront-ils pas que je suis un meurtrier ?
Dans cette extrémité, je me souvins d’un habile physicien que je croyais avoir vu à Amsterdam, lorsqu’il commençait un grand ouvrage sur l’histoire naturelle. J’allai le consulter sur les phénomènes de mon jardin. Mais, en homme prudent, il ne voulut rien décider sans avoir examiné la chose par lui-même. Il vint donc dans ma solitude ; & à la vue de ces nouvelles productions qui m’avaient tant effrayé, il ne témoigna pas la moindre surprise, ce qui me fit juger qu’il était accoutumé de voir des merveilles.
Il avait apporté plusieurs instruments pour faire ses observations, entre autres un microscope, par le moyen duquel je vis le doigt que j’avais coupé gros comme mon corps ; il le disséqua, & trouva dans l’intérieur de l’os une petite molécule qu’il nomma un moule. Il examina ensuite tous les membres, tous les corps, & la qualité de terrain qui les avait produits ; & après qu’il eut fait ses observations, il se tourna vers moi, & me dit qu’il n’y avait rien de surprenant dans le spectacle qui m’étonnait ; que tout y était simple & naturel, & ne pouvait être autrement.
Cependant, comme je n’en comprenais pas les causes, parce que j’avais peu étudié la nouvelle philosophie, je le priai de m’expliquer comment des corps humains avaient pu croître en cet endroit, & il continua ainsi :
« Les végétaux & les animaux sont composés d’une infinité de parties organiques qui leur sont semblables ; ainsi, en ôtant à un oignon plusieurs enveloppes, on retrouve toujours un oignon, jusqu’à ce qu’enfin on parvienne à son germe, qui doit s’appeler moule intérieur : car la nature est remplie de molécules organiques vivantes, analogues à tous les corps existants ou qui peuvent exister, & ces molécules ont la propriété de s’assimiler avec l’animal ou le végétal qu’elles peuvent former, pourvu qu’elles trouvent un moule intérieur auquel elles puissent s’attacher & le pénétrer par une puissance admirable dont elles sont douées. De là, on doit considérer toutes les parties d’un animal ou d’un végétal, comme autant de moules intérieurs auxquels s’assimilent les petits corps organisés qui leur sont analogues ; & de cette manière on conçoit clairement que la nature, sans qu’il lui en coûte rien, peut produire en peu de temps une infinité d’êtres vivants qui existaient déjà, mais qui n’étaient pas visibles.
Le moule intérieur se nourrit par les parties des aliments qui lui sont analogues ; il se développe par l’intus-susception des parties organiques qui lui conviennent, & il se reproduit parce qu’il contient des parties organiques qui lui ressemblent & qui lui sont venues par la nourriture. Voilà pourquoi votre jardin produit des corps humains. Tout le merveilleux disparaît, dès qu’on suppose que cet espace de terre fut autrefois un cimetière ; & c’est ce que j’ai fait d’abord, parce que la chose parle d’elle-même. »
Je restai quelque temps dans l’admiration de ce profond raisonnement. Je voulus lui demander ensuite, si, par le moyen des moules intérieurs, il n’était pas possible qu’un homme eût vingt bras & autant de jambes, ou même si la nature, pour s’amuser, ne pourrait pas un jour faire un seul être vivant de tous les hommes & de tous les animaux qui sont & qui ont été.
Mais, à mon grand étonnement, il n’était plus en état de répondre à mes questions. Toutes ses parties organiques se décomposaient, & formant un rayon de poussière, allaient se rassembler dans un coin de mon jardin.
Je suivis leur direction, & je vis qu’elles formaient un rossignol qui m’amusa par son chant ; ce qui me fit comprendre qu’il y avait dans cet endroit un moule intérieur de rossignol, propre à s’assimiler les molécules vivantes du savant naturaliste.
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([Louis-Sébastien Mercier,] Songes d’un Hermite, À l’Hermitage de St. Amour : 1770)