Le nom d’O’Brien est porté en Irlande par une famille qui a autrefois donné des rois aux deux provinces de Connaught et de Munster. La puissance des O’Brien était formidable à cette époque, comme il est facile de s’en convaincre en parcourant le midi de l’Irlande hérissé des ruines de leurs nombreux châteaux. Des familles, aujourd’hui revêtues d’une grande influence, sont encore astreintes à payer la redevance féodale connue sous le nom de head-rent (1), aux héritiers des vieux O’Brien. C’est en vain que quelques propriétaires ont essayé de se délivrer à tout prix de cette obligation, peu onéreuse cependant ; les O’Brien ont jusqu’ici décliné les offres les plus avantageuses, et maintenu leur droit. Un juste orgueil leur fait repousser une concession dont le premier résultat serait de les assimiler aux descendants de leurs anciens vassaux.
Bien des légendes se rattachent à l’histoire de cette famille qui prétend à une origine milésienne. Le nom de Bryan O’Borrow éveille encore le respect et la terreur dans l’âme du paysan irlandais ; ce nom fut, au douzième siècle, celui d’un roi dont les hauts faits, la haute stature et la fabuleuse intrépidité n’ont pas cessé d’inspirer les bardes de la triste Erin. (2) Dans des temps plus rapprochés de nous, les O’Brien défendirent vigoureusement le catholicisme et la royauté, contre Cromwell d’abord, et, plus tard, contre Guillaume d’Orange. La bataille de la Boyne décida la ruine de l’aîné des O’Brien, le vicomte de Clare, qui passa en France et y devint célèbre sous le nom du maréchal marquis de Thomond. Mais la branche cadette de sa maison, s’étant convertie au protestantisme, fut admise à conserver les biens dont lord Clare fut dépouillé. La descendance de ce dernier s’est éteinte, et sa maison est aujourd’hui représentée en Irlande par sir Lucius O’Brien, chevalier-baronnet ou banneret, et membre de la Chambre des communes pour le comté de Clare.
Parmi les châteaux des O’Brien, nous citerons celui de Clare, occupé à bail par quatre compagnies d’infanterie britannique, celui de Bunratty qui sert de caserne à la police du comté ; celui d’Inchiquin, situé dans une île du Shaunon, et enfin celui de Drumorland, résidence de sir Lucius.
Ce dernier manoir a été complètement restauré par le père du possesseur actuel. Il est gothique, crénelé, présente un faisceau de tours menaçantes et de tourelles richement sculptées ; assis sur une hauteur, il commande la route de Limerick à Gutway : une forêt de pins l’enserre comme l’écharpe d’un chevalier.
Nous avons visité cette forteresse, confortable à l’intérieur comme une maison de Portman-Square à Londres, ou un hôtel de la rue Saint-Dominique à Paris. Nous y avons admiré, dans la salle des gardes, le portrait de sa majesté Bryan O’Borrow, revêtu d’une armure à chaînons de maille, et fièrement campé sur un cheval de bataille couvert de fer comme son maître ; le casque du héros est surmonté du cimier des O’Brien : un bras levé et armé d’une épée. Sur la bannière est retracée la devise de cette antique maison : « Le bras le plus fort est toujours le meilleur ! »
Un seul fait peut donner une idée de la splendeur attachée à cette demeure seigneuriale : sir Edouard O’Brien a consacré près de trois millions à la restaurer. Vers la même époque, lord Gort dépensait au-delà de six millions pour élever les remparts et creuser les fossés de sa magnifique citadelle de Loghcooter, dans le comté de Galway.
Sir Lucius O’Brien est le frère de cet infortuné Smith O’Brien, qui expie dans les fers le tort d’avoir pris au sérieux les déclamations intéressées du grand agitateur. Pris les armes à la main au moment où il essayait de déployer la bannière du Rappel à la face des troupes anglaises, Smith O’Brien a été violemment séparé de ses enfants et condamné à la déportation à vie. Sa sentence fut juste ; il n’en est pas moins vrai que cet infortuné fut abusé, comme tant d’autres, par celui auquel les Irlandais ont imposé le titre flétrissant de Beggar-King. (3) Tandis qu’O’Connell prélevait, sur la misère de ce peuple asservi, une liste civile dont le revenu annuel dépassa souvent un million, Smith O’Brien, riche et considéré, mettait sa fortune au service de sa cause. O’Connell, né dans la classe pauvre, a vécu jusqu’à la fin dans le luxe et la splendeur, et le petit-fils d’un roi irlandais, moins coupable que lui, se voit condamné à traîner sa vie au milieu des voleurs et des assassins : oh ! justice des hommes !
C’est à Drumorland-Castle qu’est arrivée l’aventure dont nous allons entretenir nos lecteurs, et voici dans quelles circonstances :
Robert O’Brien, frère cadet de sir Lucius et de Smith O’Brien, revenait d’un long voyage dans les pays chauds ; sa santé délicate s’était rétablie sous les ardentes caresses du climat de Madère, et le jeune homme vigoureux qui se présenta un soir à la porte du vieux manoir ne ressemblait en rien au pauvre souffreteux qui l’avait quitté deux ans auparavant à pareil jour, à pareille heure. Grande fut la joie du retour ! Les liens du sang n’ont rien perdu de leur puissance dans ce pays qui tient à honneur de conserver ses vieilles mœurs et ses traditions de famille. La bannière féodale fut arborée sur la plus haute tour du château, les tenanciers s’installèrent joyeusement autour d’un baril d’ale double, brassée le jour même de la naissance du voyageur, et les bardes (il n’en existe plus qu’en Irlande) entonnèrent gaiement Garrinwo, cet air favori des Irlandais qui agit sur leurs cœurs avec autant de puissance que le Ranz des vaches sur celui des Suisses ; cette première nuit fut bien douce pour le cœur de Robert O’Brien.
Le lendemain, il avait repris ses travaux interrompus depuis deux ans. Investi, comme beaucoup de fils cadets, de la gestion des biens de son aîné, il eut dans le principe de longues courses à fournir pour renouer ses relations avec les nombreux tenanciers de sir Lucius. Pendant deux ou trois mois, cette vie active parut lui convenir à merveille ; le grand air et l’exercice du cheval semblaient devoir achever sa guérison, et sa pauvre mère commençait à respirer, quand un accident étrange vint de nouveau mettre ses jours en danger.
Un matin, Robert O’Brien se présenta à la table de famille, pâle et défait au point d’attirer sur lui l’attention générale. Interrogé sur la manière dont il avait passé la nuit, il répondit que son sommeil avait été profond, et si profond qu’il s’en était éveillé comme d’une léthargie. Le lendemain, son malaise s’était accru d’une manière effrayante ; deux jours plus tard, son visage était devenu livide et ressemblait à celui d’un spectre. « Personne n’a encore rencontré la BAN-SHIE (4), se disaient entre eux les vieux serviteurs de la maison, et cependant M. Robert est changé comme un homme qui va mourir. »
La famille était plongée dans la désolation. Les meilleurs médecins, appelés de Dublin, s’efforçaient en vain de comprendre quelque chose à la position du malade, qui s’affaiblissait de jour en jour sans lutte, sans douleurs, à la suite de léthargies nocturnes qui, pour lui, remplaçaient le sommeil. La vie se retirait de Robert O’Brien rapidement, mais sans secousses, par l’épuisement successif des forces vitales ; il passait les journées dans un état singulier de torpeur. On l’eût pris, à voir sa maigreur, pour une des victimes de cet effroyable vampire, dont la police impériale eut à constater la présence à Paris, sous le ministère du duc d’Otrante. Heureusement que les vampires sont inconnus à l’Irlande, qui a bien assez, du reste, de ses ban-shies et de ses bonnes gens. (5)
Robert languissait ainsi depuis plus d’une semaine. Une nuit, sa nourrice, qui sommeillait étendue au pied de sa couche, dans un grand fauteuil, fut éveillée par un léger frôlement dans les rideaux du lit, du côté de la muraille. Les yeux endormis et à moitié fermés de la bonne femme se dirigèrent languissamment vers le rideau du fond, et quelle fut sa surprise d’y voir poindre la tête d’un rat énorme, tout blanc de vieillesse, de ces rats devant lesquels les chats eux-mêmes deviennent prudents, et dont la force égale la férocité. L’immonde animal était placé sur la couverture, les yeux fixés sur la vieille Irlandaise dont il interrogeait le sommeil d’un regard ardent.
Celle-ci puisa dans son intrépidité naturelle et dans son amour pour son nourrisson, le courage de surmonter son horreur et de conserver l’immobilité. Au bout d’un quart d’heure, l’astucieuse prudence du rat se trouva mise en défaut ; il crut n’avoir plus rien à craindre, et sa tête, glissant sous les plis de la chemise entrouverte du jeune homme assoupi, vint s’attacher à sa poitrine comme celle d’une goule aux débris d’un cadavre. Bientôt, des aspirations rapides commencèrent à déceler toute l’énergie de sa soif hideuse. Robert fit entendre quelques gémissements, et son sommeil, à mesure que la vie se retirait de lui, ne tarda pas à prendre, sous l’effort de son persécuteur, toutes les apparences de la mort. Au bout de quelques secondes, le mouvement qui agitait les flancs du rat parut se ralentir : le monstre, gorgé de sang, s’engourdissait par degrés, suspendu à la poitrine de sa victime. La nourrice comprit aussitôt que le moment décisif était venu ; sa main chercha sans bruit le fouet de chasse de Robert, négligemment posé sur un meuble à sa portée ; puis, se levant avec la rapidité de la foudre, du premier coup elle eut le bonheur de briser les reins du rat, qui conserva pourtant la force de jeter un cri horrible et de se rouler à ses pieds dans les convulsions d’une agonie furieuse.
Robert dormait toujours ; sans l’éveiller, la fidèle nourrice se mit à chercher la blessure. Chose étrange ! cette blessure était presque imperceptible. La plaie faite par le rat, et renouvelée chaque nuit depuis une semaine, offrait à peine la dimension d’une tête d’épingle ; il fallut, pour la découvrir, les yeux perçants de l’affection maternelle : un point rouge, situé au-dessus du cœur, attestait seul la réalité de l’aventure.
Ce rat-vampire, dont la peau a été conservée, était d’une taille qui le cédait de bien peu à celle d’un chat ordinaire. On le montre, avec une certaine obligeance, à Drumorland-Castle, aux visiteurs avides du merveilleux, et Dieu sait s’ils sont communs en Irlande ! Les paysans des environs sont convaincus, du reste, que ce rat servait d’enveloppe à l’incarnation d’un mauvais esprit, et quand ils veulent appeler le malheur sur la tête d’un ennemi, leur malédiction ordinaire est devenue celle-ci : « Que Satan conduise chez toi le rat blanc de Drumorland ! »
Inutile d’ajouter qu’au bout de quelques semaines, M. Robert O’Brien avait retrouvé, avec le calme de ses nuits, ses forces et la santé.
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(1) Head-rent, rente qu’on s’engageait à payer au suzerain en recevant l’investiture d’un fief.
(2) Erin, l’île d’Emeraude, île des Saints, noms de l’Irlande.
(3) Beggar-King, le Roi mendiant.
(4) Ban-shie, spectre désolé qui apparaît toutes les fois qu’un O’Brien est sur le point de mourir.
(5) Bonnes gens, lutins malicieux et microscopiques appelés ainsi par antiphrase.
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(René de Rovigo, in Le Corsaire, vingt-neuvième année, samedi 22 novembre 1851 ; repris dans le Petit Courrier des Dames, modes, littérature, beaux-arts, théâtres, tome LX, n° 2616 et 2617, samedis 3 et 10 janvier 1852 ; puis dans le Journal des villes et des campagnes, feuille parisienne des familles, de la religion, des maires, de la propriété et du commerce, trente-neuvième année, n° 27, dimanche 1er février 1852)