Le célèbre romancier Sir Conan Doyle vient de publier dans le Strand Magazine, une nouvelle intitulée « Danger » qui a produit une grande sensation patriotique de la même nature que l’émotion profonde surgissant il y a quelques années à la représentation de la comédie An Englishman’s Home. Henry Arthur Jones avait pour but de démontrer l’insuffisance de l’armée anglaise, devant une invasion. La nouvelle de Conan Doyle a pour objet d’avertir son pays du danger que peut lui faire courir une flottille de sous-marins hardis, puissants, bien approvisionnés et décidés à couler sans rémission tous les navires porteurs de vivres et ravitaillant les Îles Britanniques.
–––––
La guerre a été déclarée entre le Royaume-Uni et le petit royaume de Norlande. L’immense flotte britannique bloque le port de Blankenberg en Norlande qui ne peut opposer aux innombrables bateaux de guerre anglais que deux vaisseaux de ligne, quatre croiseurs, vingt torpilleurs et huit sous-marins. Le roi de Norlande prend avis de l’amiral en chef : il faut accepter l’ultimatum anglais ; la partie est trop inégale, impossible de lutter. L’amiral, avant que soit prise la décision suprême d’abaisser son pavillon devant les couleurs anglaises, supplie le roi d’entendre un de ses officiers, le capitaine Sirius qui a un plan à lui présenter, plan désespéré, il est vrai, mais dont la réussite serait la ruine de l’Angleterre et la victoire assurée à la petite flotte.
Le capitaine Sirius, dans le plus grand détail, expose au Roi son projet qui est accueilli favorablement. Le Roi voit une chance de tenir tête à la formidable puissance qui se dresse devant lui. Les deux Chambres de Norlande reçoivent l’avertissement que le pays doit tenir ferme devant les attaques anglaises. La guerre est ouverte.
Le capitaine Sirius laisse la faible flotte norlandaise, à l’exception des sous-marins, dans le port de Blankenberg, défendu par des mines, des chaînes et des épaves, puis il prend avec lui les huit sous-marins, sur lesquels quatre sont de modèle ancien, et quatre du type le plus récent, ayant un rayon d’action considérable, dix jours environ de combustibles et de vivres, et un armement de torpilles en nombre, complété par un canon à tir rapide, monté sur affût à éclipse pendant les plongées.
Une base est choisie mystérieusement au loin de Blankenberg, pour le réarmement, les réparations, le réapprovisionnement de la petite flottille. Dans une paisible petite villa de la côte, loin des ports, l’arsenal fait un dépôt de tout le matériel nécessaire qui permettra à la flottille de réparer ses avaries, de se munir de nouveaux projectiles et de faire le plein d’essence. Quatre des sous-marins du vieux modèle ont pour mission de garder cette base, en demeurant invisibles, submergés le jour, émergeant la nuit.
Les quatre sous-marins du dernier modèle sont divisés en deux flottilles. L’une, sous les ordres du capitaine Miriam, opère dans la Manche ; l’autre va, sous le commandement du capitaine Sirius, prendre position à l’embouchure de la Tamise. La télégraphie sans fil assure la communication entre toutes les flottilles ; et les opérations commencent.
De grands cargos arrivent sans méfiance, prêts à entrer en Tamise, chargés de vivres, graines, viandes, légumes, liquides, pour le grand port anglais qui doit les distribuer dans tout le pays. Un à un, impitoyablement, le capitaine Sirius, les torpille ou les mitraille, sans daigner s’attaquer aux dreadnoughts, aux torpilleurs, aux croiseurs, qui sillonnent la mer à sa poursuite.
Le plan du capitaine Sirius est d’affamer et de ruiner une grande nation insulaire, qui tire sa richesse, sa force, sa vie, de l’extérieur. Et, pendant que le capitaine Miriam fait la même besogne destructive sur la côte ouest, le capitaine Sirius coule les plus beaux paquebots et transports qui essaient de franchir le détroit.
Bientôt, l’alarme est donnée sur toute les côtes anglaises. La T. S. F. prévient les navires au large du danger qu’ils courent. Aucun paquebot ne se risque dans ces eaux où les attend un péril de mort, et l’Angleterre, qui n’a que pour peu de semaines de vivres sur toute l’étendue de son territoire, voit monter les prix des subsistances sans arrêt et d’une manière fabuleuse. Le commerce est littéralement stoppé, ses plus beaux navires jonchent de leurs ruineuses épaves le fond de la mer. Les banques, les compagnies d’assurance, les particuliers essuient des pertes incalculables.
Les nouvelles glorieuses de la prise de Blankenberg et de la destruction d’une flotte de deux navires par une flotte de trente vaisseaux, ne suffit pas à satisfaire l’opinion publique affolée, et surtout à remplir les estomacs vides. La mortalité augmente, les enfants en bas âge et les vieillards périssent par milliers, les mères douloureusement frappées s’insurgent et des luttes sanglantes mettent aux prises les pouvoirs de l’ordre et ces malheureuses révoltées contre une guerre qui leur a enlevé leurs enfants et leurs vieux parents.
De temps en temps, sur un yacht ou sur un bateau de pêche, les seuls avec les navires de guerre qu’il laisse passer, le capitaine Sirius saisit des journaux. Il connaît ainsi l’effet produit par sa campagne, dans laquelle il ne rencontre d’ailleurs aucun danger véritable, sauf un aéroplane qui essaie sans résultat de lui lancer une bombe. Un seul des sous-marins dont le capitaine, pour économiser ses torpilles, est venu à la surface mitrailler un steamer, est coulé d’un coup de canon. Le steamer prudent s’était armé.
La flottille revient à sa base, se répare, reprend des munitions, des vivres, du combustible, et retourne bloquer les grands ports du Royaume-Uni.
Mais la toute-puissance Angleterre, à bout de ressources, et en face de l’imminence d’une telle désorganisation, a demandé grâce. Le capitaine Sirius, en route vers son poste de surveillance, et prêt à couler sans rémission les rares transports assez hardis pour tenter le ravitaillement de la grande île, rencontre un navire ami, le seul qui eût échappé au désastre de la flotte de Blankenberg, et qui lui apprend la signature d’un armistice.
C’est fini ; la paix est signée à l’avantage de la petite Norlande qui a été assez habile pour réduire en dix jours à l’impuissance complète sa gigantesque adversaire.
Tel est le dénouement de ce récit mouvementé, plein d’épisodes maritimes émouvants et colorés, et qui a obtenu le succès habituel des brillantes publications d’un auteur favori du public anglais.
Pourtant, cette nouvelle semble avoir une autre portée et un autre but que la simple distraction des lecteurs, et les éditeurs la font suivre d’une consultation d’experts navals qui donnent leur opinion sur la vraisemblance de la narration et sur le degré de possibilité de la fiction présentée par l’auteur. Voici ces avis :
– L’amiral Lord Charles Beresford a affirmé que si l’on a fait quelque chose pour remédier au danger d’un blocus affamant l’Angleterre, la sécurité ne sera vraiment assurée que par l’établissement de greniers et de magasins.
– L’amiral Sir Compton Domville, K. C. B., est d’avis que la nouvelle de Sir Conan Doyle est une œuvre à la Jules Verne, représentant les éventualités de l’avenir. Dans le présent, aucun sous-marin ne pourrait tenir la mer assez longtemps pour faire une campagne navale aussi effective.
– L’amiral Sir Algernon de Horsey, K. C. B., pense que la situation de l’Angleterre est celle d’une citadelle au milieu de l’Océan, et dépourvue de moyens de ravitaillement. Il faudrait donc : 1° Établir des greniers de réserve ; 2° Encourager les fermiers à garder leurs récoltes d’une année sur l’autre ; 3° Amener une augmentation de moitié de la surface des terres emblavées par des taxes sur les grains importés.
– L’amiral William Hannam Henderson, pense que les sous-marins peuvent faire courir de certains risques au commerce anglais sans arrêter d’une manière totale le ravitaillement du pays. Et puisque les sous-marins peuvent inquiéter le commerce de toutes les nations, une entente internationale limiterait l’action de guerre de ces nouveaux corsaires.
– L’amiral Sir William Kennedy, G. C. B., réclame des greniers d’approvisionnement sans croire au danger immédiat présenté aussi dramatiquement dans la nouvelle de Sir Conan Doyle, et s’oppose énergiquement à l’opinion exprimée par presque toutes les autorités consultées qui préconisent la construction d’un tunnel continental.
– Mr Arnold White, auteur de La Marine et son histoire, félicite Sir Conan Doyle d’avoir mis le doigt sur le point faible des Îles Britanniques, en dépit des mesures que certainement prendrait l’Amirauté pour assurer la défense des routes marines, autour du pays menacé. La brillante nouvelle donne furieusement à réfléchir et sa publication est une œuvre de patriote.
Au milieu de ces opinions exprimées par des autorités dont la compétence et le patriotisme ne font aucun doute, nous autres Français, pouvons retenir surtout ce fait que l’idée du tunnel entre l’Angleterre et la France se présente de jour en jour plus favorablement, non seulement aux yeux de ceux qui n’y voient qu’un lien pacifique de plus entre deux nations amies, mais aussi aux yeux des adversaires les plus hostiles à ce projet excellent, les militaires, qui s’y rallient, pour ainsi dire, d’une manière unanime. Le progrès est en marche.
–––––
(Charles de Révigny, in La Revue, vingt-cinquième année, n° 15, 1er août 1914 ; la nouvelle de Conan Doyle : « Danger! Being the Log of Captain John Sirius, » est parue dans le numéro du Strand Magazine de juillet 1914, illustrée par Edward S. Hodgson, avant d’être reprise en deux livraisons dans le Collier’s Weekly du 22 et 29 août, avec des illustrations de Henry Reuterdahl ; les gravures sont extraites de la publication originale du Strand Magazine)
ANDRÉ MAS : L’ANGLETERRE AFFAMÉE PAR LA GUERRE AÉRIENNE
–––––
La situation insulaire de l’Angleterre l’a sauvée, depuis Guillaume le Conquérant, des invasions continentales. Philippe II, Louis XIV, Napoléon, Guillaume II, se trouvèrent impuissants devant elle, maîtresse de la mer. Cet avantage géographique, qui date du tertiaire, libéra également les Anglais du fardeau de la nation armée. Ils firent faire, d’habitude, la guerre continentale par les autres. Et toute guerre, même importante, pour « l’homme de la rue, » ne représente qu’une expédition coloniale, car il ne sait plus ce que sont les invasions. Et l’on croit facilement à la perpétuité de ce qui vous est agréable. Mais tout cela peut changer.
L’on sait aujourd’hui que la campagne sous-marine des Allemands a été sur le point de vaincre, au début. Ils auraient commencé avec un peu plus de navires leur blocus, ils gagnaient la partie. Le rationnement de l’Angleterre a été bien plus grand que nos journaux ne l’ont dit. (Le silence est d’ailleurs d’or ou du moins de francs-papiers, car on estime à un milliard et demi les subventions patriotiques du gouvernement à la Presse. Le patriotisme des soldats était autrement récompensé ; mais ceci nous mènerait loin).
D’autre part, l’Angleterre d’après-guerre est restée industrielle plus qu’agricole, comme avant, et souffre d’un excès d’habitants, une des causes du terrible chômage qui frappe treize cent mille hommes, depuis des années. Elle ne peut se nourrir par elle-même. Bloquée, sans navires apportant le secours de l’extérieur, sa population mourrait en quelques mois, ou du moins une telle masse des cités industrielles que la paix à tout prix s’ensuivrait fatalement. Un tel blocus peut être assuré efficacement, par l’hydravion associé avec le sous-marin et le croiseur léger porte-avions.
*
La flotte de la Manche représente une force formidable, contre une autre flotte égale. Mais contre les hydravions multipliés par centaines, évitant le combat ou le choisissant, maîtres de l’air et plus rapides que le meilleur croiseur ? Sans doute les sous-marins anglais sont nombreux, bien montés et par de bons officiers, mais un sous-marin contre un sous-marin est presque impuissant. Le meilleur adversaire du sous-marin est l’avion, et nous supposons l’adversaire de l’Angleterre ayant préparé la guerre aérienne. Il y en a deux : l’Allemagne ou la Russie. Celle-ci d’ailleurs servira de masque à l’Allemagne qui déjà y installe ses usines de guerre et ses aviations « commerciales. » Nous nous trouvons, dans ce nouveau domaine de l’aviation, transporté au temps des corsaires de la mer, quand un navire de commerce, moyennant quelques canons et un équipage plus nombreux pouvait courir la mer à son gré, en dehors des vaisseaux de haut-bord, les seuls qu’il dût éviter. En peu d’heures, une aviation commerciale devient une aviation guerrière. Il suffit de charger des bombes au lieu de passagers et d’installer des mitrailleuses.
*
L’avion se voit, oui ; le sous-marin ne se voit pas. Mais la capacité destructive d’un avion chargé de bombes incendiaires et coulant tous les navires qu’il trouve est à celle du sous-marin comme dix à un. Il faut et il suffit qu’il soit ravitaillé en bombes et en pétrole, en pilotes aussi, mais cela peut se faire avec l’hydravion et le sous-marin « de commerce » (ou même le navire rapide, porte-avions, fuyant toujours le combat). D’autre part, ces porte-avions seront défendus par leurs propres machines volantes contre l’attaque des destroyers ou des croiseurs légers ennemis. L’aviation britannique aura peine à combattre l’aviation ennemie, sur la mer. Chez elle, il lui faudra faire face aux raids de nuit, sur les villes industrielles, employant les deux types de bombes les plus destructifs : l’incendiaire et la microbienne. La peste et le choléra peuvent se semer, dans de telles conditions, avec une abondance mortelle et surtout paralysante pour l’organisation d’un pays qui se rationne en vivres, par ailleurs. Le facteur fatigue était terrible pour les sous-marins du blocus allemand. Il serait moins dur pour les pilotes du blocus futur, qui, eux, verraient l’ennemi. De plus, en combinant le goliath et l’aviette, le blocus permettrait une gamme de destruction côtière et maritime, à laquelle les cœurs les plus fermes auraient peine à résister. L’aviette, moteur éteint, planant, noire dans l’air noir, sur les ailes du vent, surprendrait, tuerait, partirait comme un fantôme.
Pareil traitement appliqué à la France, quelque pénible fût-il, ne suffirait pas à nous écraser. Et nous serions à même de rendre la pareille, sur la Bavière, le Wurtemberg et le reste, avec usure. Mais quand même un raid de l’aviation anglaise réduirait Hambourg en cendres, quel en serait le lendemain ? Le retour de la flotte aérienne serait coupé de combats, et ce raid resterait isolé. Sans doute l’effort de l’Angleterre bloquée serait énorme, les avions sortiraient par centaines de ses usines, les bombes de ses laboratoires, les pilotes de ses camps. Les aviateurs anglais, comme ses marins, combattraient avec un courage intrépide : « qui meurt, si l’Angleterre vit ? » Mais la dernière guerre a montré que le courage seul ne peut rien contre la machine. Et le courage n’est pas le monopole d’un peuple. D’ailleurs, l’Allemagne assaillante aurait su préparer les voies, s’assurer la neutralité bienveillante de ses voisins du Nord, tromper les Français et les Belges par de bonnes promesses ou les mener par la guerre de science politique ; en quoi les Allemands se trompent, parfois, mais pas toujours.
D’ailleurs, il ne suffit pas de fabriquer des avions ; il leur faut du pétrole. L’Angleterre a su s’en assurer, pour le futur, un quasi-monopole, mais ce pétrole, qu’il soit en Mésopotamie, en Amérique Centrale, ou en Russie, il faudrait qu’il vînt en Angleterre, et par navires. Sans doute les câbles et les T. S. F. des maîtres de la Cité essaieraient d’empêcher l’ennemi d’acquérir pour lui le pétrole anglais. Mais le camouflage allemand, la propagande, les neutres bienveillants, rééditeraient vite l’histoire des sous-marins qui nous firent tant de mal en Méditerranée, loin de l’Allemagne pourtant. Puis l’on peut imaginer des sous-marins et des porte-avions avec des moteurs à huile lourde, à alcool, à air liquide, même. L’avenir de la recherche est énorme, et l’Allemagne y pense. Elle a dû supprimer ses grands moteurs Diesel, mais elle les fait reconstruire en pays neutres. Et puis, nous entrevoyons le moteur turbine à gaz et l’avion propulsé à toute hauteur par réaction directe (invention française comme les turbines Rateau).
*
Actuellement, pour se défendre, l’Angleterre possède 384 aéroplanes, en trente-cinq escadrilles, mais dont sept escadrilles à peine la protégeraient elle-même, le reste étant aux Indes, Égypte, etc. Elle augmentera ce chiffre rapidement, mais sera-t-il suffisant jamais, pour lutter contre la destruction des navires par l’hydravion, se posant sur la mer et ravitaillé, à longue distance, par des neutres, sur les côtes continentales, ou par des sous-marins de commerce, dans les eaux de l’Atlantique ? Un seul appareil de ce genre, bien monté, coulerait déjà dix ou vingt bâtiments par jour. Poursuivi par d’autres avions, il tiendrait tête ou fuirait, selon sa force. Le sous-marin, lui, pourrait se protéger, noircissant la mer au-dessus de lui, en utilisant des moteurs spéciaux à réaction de l’eau, pour ne pas être entendu par les microphones ennemis. D’ailleurs, l’Allemagne saurait prendre les idées du voisin.
Quel remède alors, direz-vous, si la situation de l’Angleterre, au lieu de la favoriser, l’infériorise, dans la guerre aérienne ? Au point de vue français, je n’en vois que deux : une entente honnête avec la France, dont l’aviation peut, en une semaine, rappeler à la raison force pangermanistes exaltés, car du Rhin à Munich, de Hambourg à Berlin, il y a une zone de destruction que nous pouvons créer. Puis accélérer le creusement du tunnel sous la Manche, qui, malgré les avions, ravitaillerait l’Angleterre. Sans doute ce tunnel serait exposé à d’aventureuses tentatives (espions, bombes à retardement…) mais, contre celles-là, l’on peut lutter. Et il y aurait aussi le facteur moral. Le peuple anglais ne se sentirait pas isolé dans sa mer encerclée du vol des ennemis ; il recevrait les secours des alliés.
Les causes qui élèvent sont parfois aussi les causes qui abaissent, et tout pays y peut songer.
8 juillet 1923.
–––––
(André Mas, in Bonsoir, journal républicain du soir, deuxième édition, n° 1652, jeudi 16 août 1923)