(Jacques Deflandre, in Paris Sex-appeal, revue mensuelle, n° 17, numéro spécial « Les Voluptés de Noël, » samedi 1er décembre 1934)
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(Jacques Deflandre, in Paris Sex-appeal, revue mensuelle, n° 17, numéro spécial « Les Voluptés de Noël, » samedi 1er décembre 1934)
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« Allons, mauvais gars, dit en patois breton, de sa voix rude, le grand Kaldrech à Jean, son fils aîné ; allons, aide à serrer les filets et vite à Port-Kérach ! La nuit approche. »
Et les deux hommes, unissant leurs efforts, exécutent les manœuvres, dirigent leur bonne vieille barque l’Andrée-Maurice vers le port, vers l’humble chaumière où ils vont retrouver la mère avec un bambin de six ans.
*
Un point rouge, soudain, jaillit de la côte ; le phare s’allume, guidant de ses feux les marins vers le havre voisin. La mer est calme, unie, sans une dentelure à sa surface : c’est une nappe d’huile. Le vent faiblit, devient nul : pas un souffle ! La barque reste immobile ; autour de ses flanc arrondis clapotent doucement les flots berceurs.
Le grand Kaldrech et son fils s’emparent des rames.
« Oh ! père ! s’exclama Jean ; de la brume ! À combien sommes-nous de la côte ? »
Levant la tête, Kaldrech examine, regarde autour de lui : on dirait, en effet, une buée qui sort des flots et s’épaissit à chaque minute.
« Jean, dit-il, récitons un Ave ; dans un quart d’heure, on ne pourra plus se diriger. Kérach n’est pas loin, mais la passe est dangereuse, puis…. c’est aujourd’hui le jour des Trépassés… La nuit s’avance… Il ne fait pas bon d’être en mer… Que Notre-Dame d’Auray nous protège !… »
… Le brouillard prend des formes inouïes qu’éclairent lugubrement les fanaux blanc, rouge, vert accrochés au mât, à l’avant, à l’arrière. Ne dirait-on pas une fantastique chevauchée de monstres, de fantômes d’outre-tombe s’avançant, impitoyables, pour s’évanouir aussitôt en d’inappréciables lointains ?…
Et ces sons confus, ces sourdes rumeurs semblant sortir du sein des eaux ! Sont-ce les plaintes de misérables trépassés en quelque nuit de naufrage et qui réclameront douloureusement – pendant l’Éternité – une sépulture en terre bénite ?
Parfois, des tintements de cloches : quelque glas funèbre arrivant sans doute des tréfonds de l’Océan, à moins qu’apportée par le vent, ce ne soit la prière du soir, à quelque clocher, là-bas, sur la terre…
Et toutes ces formes imprécises, tous ces bruits épars font trembler d’effroi les deux pêcheurs.
Soudain, les ténèbres d’alentour s’éclairent, comme par en dessous, d’une lueur jaune, phosphorescente presque, et l’Andrée-Maurice se cabre sous la poussée furieuse d’une lame de tond ; puis c’est un bruit de cristal brisé, comme d’une vague se déroulant sur le rivage. Et le bateau se penche à gauche, lugubrement attiré par quelque force surnaturelle.
Des cris étouffés, des plaintes… les malheureux pêcheurs s’accrochent aux agrès pour n’être point entraînés ; ils voient avec terreur une forme effroyable émerger de l’onde et monter à leur bord.
Horreur ! c’est un monstre affreux ! quelque sirène malfaisante à tête de de Furie, au corps de Dauphin. Horrible est la face : verdâtre avec des yeux sanguinolents ; la bave aux lèvres, des raisins de mer remplacent la chevelure, et les bras démesurés sont des tentacules de pieuvre.
L’immonde furie jette un cri strident auquel répondent comme des pleurs d’enfantelet ; aux pêcheurs glacés d’épouvante, triomphalement elle montre un paquet de chairs mates et gonflées : le corps pâle et déjà raidi par la mort d’un jeune enfant qu’enserrent des algues marines. Quoi ! n’est-ce point Yves, leur fils, leur frère, à ces deux misérables ? Hier pourtant, ils l’ont laissé gai, souriant, en bonne santé. Non, c’est impossible ! Ils sont les jouets d’une ressemblance hallucinante, d’un cauchemar affreux…
D’un même bond, ils s’élancent vers le monstre pour lui ravir sa proie.
Mais une clameur de défi leur répond furieuse, et suivie d’une chute dans les flots, d’un plongeon formidable.
L’Andrée-Maurice oscille… et les deux hommes tombent à la renverse dans leur barque, inanimés.
*
Le lendemain, dès l’aube, l’Andrée-Maurice rentre à Port-Kérach.
Sans perdre un instant, le grand Kaldrech et Jean, son fils aîné, sautent sur le sable et gagnent le village. Les deux pêcheurs sont pâles à faire peur, la face convulsée, les yeux hagards. Au détour du chemin, voici la chaumière, mais du toit pointu ne s’échappe aucune fumée.
On dort encore ! il est de si bonne heure… Mais qu’est-ce à dire ?… les deux pièces sont vides… non, cependant, en un coin de l’immense cheminée, gît, lamentable, une forme vaguement humaine : c’est la mère, en pleurs.
Les nouveaux arrivants ne peuvent prononcer une parole, tant ils ont la gorge serrée d’émotion ; ils pressentent l’atroce vérité. Pourtant, ils pressent de questions l’infortunée créature, qui laisse échapper quelques paroles, en un douloureux monologue, comme au milieu d’un songe funèbre : « Mon fils… Yves… disparu hier… mer maudite… nuit tombante… »
Le grand Kaldrech et Jean se regardent ; sur leurs rudes joues hâlées par les vents du large, coulent à flots des torrents de larmes. À travers ses pleurs, Jean bégaye, tout abattu, se parlant à lui-même :
« C’était donc lui !
– J’ai voulu, dit de son côté Kaldrech, prendre la mer le jour des Trépassés ; Notre-Dame d’Auray m’a puni ! »
Et la mère, et les deux hommes se reprennent à sangloter.
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(Jacques Valmont, in L’Écho du Soir, organe de la démocratie [Constantine], dixième année, nouvelle série, n° 124, samedi 6 novembre 1909 ; Theodor Kittelsen, « Vastroldet som levede af bare Jomfrukjød, » huile sur toile, 1881)
RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS
Le narrateur s’est lancé dans l’exploration de la mystérieuse maison aux 30 portes où demeure un certain professeur Gaultier qui a réussi à entrer en contact avec des univers inconnus co-existant dans l’espace. Les héros de l’histoire ont ouvert la 6e porte et ont pénétré dans une forêt à la végétation inconnue. Là, une étrange population d’hommes de verre était terrorisée par le professeur Gaultier. Celui-ci est capturé par les héros de l’histoire, mais il parvient à leur échapper. Il est tué, et les héros de l’histoire restent prisonniers au pays de la 4e dimension. Ils se lancent dans l’exploration du pays des hommes de verre. Ils finissent par découvrir les ruines d’un étrange chemin de fer électro-magnétique qui semblent les vestiges d’une civilisation disparue.
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« Regarde ! » dit-elle, en montrant une tache blanche dans l’herbe.
C’était un crâne humain à demi-écrasé. D’autres ossements gisaient près de l’engin. Mon idée se confirma : l’appareil était une voiture aérodynamique, un fuseau qui avait dû être parfaitement régulier avant de venir heurter, avec une violence énorme, le double pilier qu’il avait renversé. Deux séries de hublots avaient éclairé le wagon. Le courant avait dû être coupé soudainement et, privé de son support magnétique, le véhicule- projectile avait manqué l’anneau suivant dans la série.
« Nous allons changer de campement, dis-je à Loya. Ces voisins ne sont pas gênants, mais enfin… »
Nous parcourûmes un ou deux kilomètres de plus, jusqu’aux premiers contreforts de la montagne. Les anneaux du train magnétique grimpaient à la queue leu leu, en direction d’un col ouvert entre deux tranchées à pic. Une source coulait, cascadant sur des rochers de basalte noire.
« C’est demain que commence l’aventure, » s’écria Loya toute joyeuse. La ligne des crêtes se découpait en bleu sombre sur le ciel crépusculaire de soie jaune. Très loin à l’horizon, brillait un mince fil d’argent, la rivière au-delà de laquelle, mangé d’ombre, s’étendait le pays ami. Devant nous, la muraille de l’inconnu…
III
La montagne était peut-être l’aventure, mais c’était à coup sûr la difficulté. Les anneaux s’accrochaient parfois à des falaises verticales inaccessibles. Des passerelles s’étaient écroulées, gisaient, débris tordus au fond de gorges vertigineuses. Avant la fin de la matinée, ayant perdu des heures à chercher les chemins praticables, nous en vînmes à conclure qu’il était impossible de continuer avec les chevaux. Une petite vallée, un cirque plutôt, s’ouvrait, tapissé d’herbes hautes. Je fis halte.
« Si nous les laissions là ? dis-je. Ils pourraient sans doute attendre quelques jours. Nous n’avons vu de fauves nulle part. En faisant ébouler quelques rochers par là, nous boucherons suffisamment la seule issue pour qu’ils ne puissent pas se sauver. »
Tandis que Loya retenait les bêtes, je ramassai une poutrelle brisée près d’un pilier, et, m’en servant comme d’un levier, fis basculer un roc dans l’étroite tranchée qui menait hors du cirque. Il serait facile, au retour, de faire ébouler un pan de terre en surplomb de façon à obtenir une rampe praticable pour les chevaux.
Nous nous partageâmes les bagages, obligés pourtant d’en abandonner une partie, et, ayant chacun un paquet ficelé aux épaules, nous reprîmes notre route. Je dois dire que la présence de Loya n’était pas un handicap. Née et grandie dans la nature, c’était une sportive accomplie, et souvent elle franchissait avec moins de peine que moi tel passage difficile ou dangereux. Toute la journée, nous progressâmes, assez lentement d’ailleurs, à travers les ravins et les pics, suivant la ligne des arceaux, notre chemin parfois facilité par l’ouverture d’un tunnel dans une falaise, un trou parfaitement circulaire qui débouchait face à de nouvelles vallées, de nouveaux pics, tous du même grain noir luisant. Dans l’un de ces tunnels, je tuai d’une flèche un petit lion de montagne, une espèce de puma semi-transparent assez semblable au « Satan » d’Albert Gauthier. La bête, dérangée dans son antre, nous avait observés un moment, prête à bondir, avant que ma flèche ne la cloue au sol. Je m’étais sérieusement entraîné au tir à l’arc depuis mon entrée dans ce monde, mais ceci était mon premier gibier sérieux. Je regrettai de ne pouvoir dépouiller la bête. La fourrure en eût été utile. Mais nous étions trop chargés pour nous embarrasser encore, et nous poursuivîmes notre route. Plusieurs fois, nous dûmes revenir sur nos pas. Un tunnel était éboulé, un autre débouchait sur un précipice étroit mais infranchissable, et il nous fallut trouver une poutre qui puisse nous servir de pont au-dessus de l’abîme.
(À suivre)
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(H. Bourdens, in Le Petit Marocain, trente-septième année, n° 10118, jeudi 20 janvier 1949 ; ce très curieux roman « fantastique, » sur le thème des autres dimensions, n’a jamais été publié en volume ; il est précédemment paru dans L’Avant-Garde, organe central de la Fédération des jeunesses communistes de France, à partir de septembre 1946)
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(in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, dixième année, n° 1549, vendredi 6 septembre 1946)
Ah ! une heure seulement manier la foudre !
(Souhait de M. TOUT-LE-MONDE)
Troundebise avait fait trois inventions. La première résolvait le grand problème de la navigation aérienne, qui a fait couler tant d’encre et crever tant de ballons, sans compter les aéronautes. Troundebise, profitant des travaux de ses prédécesseurs, Tissandier, Giffart et Zeppelin, les perfectionna grâce à l’habileté d’un facteur de la poste, qui avait reçu de la nature un génie aéronautique. Le facteur imagina des combinaisons savantes et extravagantes ; Troundebise les réduisit aisément à une portée pratique, paya cent louis au facteur et se garda bien de prendre un brevet, car le soir même son collaborateur s’enivra et se laissa écraser par un omnibus. À l’aide de la troisième invention, dont il sera parlé plus loin, Troundebise fit construire son aéronef qui, par un système ingénieux de voiles, de gouvernails et d’hélices, montait et descendait, tournait dans tous les sens ou filait en ligne droite avec une rapidité foudroyante, sans plus se soucier du vent que de la pousse des petits pois. Enchanté de son aéronef, Troundebise lui voulut donner un nom qui la caractérisât. Comme il la comparait volontiers au cachalot qui, malgré sa masse énorme, se joue légèrement dans les vagues, par un horrible jeu de mots, dont il faut demander pardon à Dieu et aux hommes, il l’appela : cachalair ! Au demeurant, il importe beaucoup qu’une chose ait un nom, et fort peu que ce nom soit raisonnable. S’il en était autrement, il faudrait renouveler en toute hâte la moitié du dictionnaire, et Troundebise n’en avait cure.
Il inventa deuxièmement un explosif admirable, qui surpassait tous les explosifs connus, et leur était, pour la puissance d’expansion, et la force brisante, ce qu’un éléphant est à un lapin. D’après les calculs des savants, il suffirait d’introduire cent mille tonnes de cette matière au centre de la Terre, d’y adapter une tige d’acier de la longueur du rayon terrestre, et de laisser tomber sur le bout de cette tige un marteau du poids de trente millions de livres, pour faire voler toute la planète avec ses montagnes et ses plaines, ses continents et ses mers, en une poussière impalpable bien au-delà de l’orbite de la Lune. Troundebise expérimenta discrètement sa chambardite, d’abord au fond d’une mine de houille, où l’on crut à un coup de grisou, puis dans la maison d’un juge correctionnel, qui se jugea victime d’un attentat anarchiste et fit arrêter, emprisonner et mettre en jugement un cordonnier, deux ramoneurs et quatre tondeurs de chiens. Ces malheureux hurlèrent leur innocence en termes maladroits ; un jury indulgent les condamna à dix ans de travaux forcés ; du chagrin de n’avoir pu les envoyer à la guillotine, le juge se mit à boire à l’excès, eut la goutte, se maria, surprit sa femme en pique-nique adultère avec un commis greffier, écrivit un savant traité de numismatique mexicaine, tomba amoureux d’une chanteuse de l’Opéra, entra par mégarde dans la chambre d’une figurante et en sortit avec une affreuse maladie dont il mourut. Tel est l’enchaînement des choses humaines. Tout à l’enthousiasme de son invention, Troundebise ne prit point garde à ces événements. Il ne songeait qu’à expérimenter d’une manière plus énergique les vertus de la chambardite. Il en fourra quelques tonnes dans une falaise de la Malaisie et les fit sauter. L’explosion fut magnifique et terrible, et les savants y reconnurent savamment un tremblement de terre déterminé par l’éruption d’un volcan sous-marin.
La troisième découverte de Troundebise lui fut de beaucoup la plus agréable et la plus utile car, sans elle, il n’eût pu tirer parti des deux autres. Voici comment il la fit. Comme il visitait la petite ville de Rothenbourg, célèbre par ses vieux remparts, il acheta de la saucisse dans une échoppe. Le charcutier enveloppa la saucisse dans un vieux parchemin d’un aspect dégoûtant. Troundebise ne méprisait rien : c’est l’alpha de l’art de parvenir, dont l’oméga consiste à s’approprier tout ce que l’on trouve. Il nettoya le parchemin. C’était un merveilleux traité d’alchimie indiquant le moyen de transformer le papier en or. Le procédé est, dit-on, connu de quelques banquiers. Troundebise en usa supérieurement et, en peu de temps, il se vit possesseur d’une trentaine de milliards.
Il fit construire en secret dans une île lointaine quinze énormes cachalairs, les arma de canons, lançant des obus à la chambardite, leur donna des équipages d’une fidélité à toute épreuve et, maître ainsi d’une puissance sans pareille, il résolut de venir en aide à la Providence et de faire régner la justice parmi les hommes.
À cet effet, il manda son ami, le sage Gnognotte, et lui dit :
« Par où faut-il que je commence ?
– Par le commencement, répond Gnognotte.
– D’accord, répliqua Troundebise ; encore faut-il savoir où nous le prendrons. Tu ne veux pas, je suppose, remonter au déluge. À réparer les injustices des morts, nous mourrons nous-mêmes avant d’en arriver aux vivants.
– C’est fort à craindre, opina Gnognotte.
– Examinons donc, dit Troundebise, les injustices contemporaines.
– On ne saurait, acquiesça Gnognotte, les examiner de trop près.
– Et entre toutes, reprit Troundebise, retenons d’abord les injustices publiques, car si j’entreprenais de redresser les injustices privées, je me verrais forcé d’étudier plusieurs millions d’affaires par jour.
– Ce qui se peut, remarqua Gnognotte.
– D’ailleurs, poursuivit Troundebise, il serait absurde et indigne de ma puissance d’employer mes cachalairs et ma chambardite à quereller des particuliers.
– Tu parles comme un héros ! s’exclama Gnognotte.
– Tu m’ennuies, dit Troundebise.
– Pourquoi ? dit Gnognotte.
– Parce que, dit Troundebise, au lieu des conseils que je te demande, tu ne me fournis que de sottes approbations.
– Quand on parle à un puissant potentat, l’approbation n’est jamais sotte, observa le prudent Gnognotte.
– Je n’admets point les démentis ! hurla Troundebise.
– Vous voyez bien, conclut Gnognotte, qu’il faut qu’on vous approuve. »
Là dessus, ils se calmèrent. Troundebise continua de discourir et Gnognotte d’applaudir. Grâce à cet ingénieux arrangement, ils élaborèrent un plan de campagne en quelques heures.
Troundebise écrivit d’abord au Gouvernement français pour le sommer de rendre l’indépendance à l’île de Madagascar et de mettre en jugement tout un lot de généraux, d’officiers de tous grades, d’employés et de journalistes, coupables d’avoir trompé la justice et faussé la conscience publique dans la guerre monstrueuse qui a indigné toute l’Europe. Il chargea Gnognotte de remettre la lettre au Président de la République ou au Ministre des Affaires Etrangères. Gnognotte partit avec une escadre de cinq cachalairs. Pendant la nuit, il descendit dans l’île de Madère d’où il télégraphia à l’Élysée et au quai d’Orsay :
« Viendrai jeudi vous parler affaire importante de part Troundevise.
Signé : Gnognotte. »
Quand il arriva à Paris, le Ministre des Affaires Étrangères était en tournée électorale et le Président chassait à Rambouillet. Gnogrotte s’enquit de ses télégrammes. Au quai d’Orsay, on en avait ri aux larmes et un jeune commis en avait fait une cocotte. À l’Élysée, on avait pressenti un attentat criminel et l’on avait envoyé la dépêche à la Sûreté. Mais le fonctionnaire qui avait pris cette décision se trouvait à présent à Rambouillet, auprès du President, avec un peloton de gendarmes, et ceux à qui Gnognotte s’adressa ne savaient ce qu’il voulait dire. Froissé dans son amour-propre, il se rendit par le chemin de fer à Rambouillet, aperçut le Président qui visait un perdreau, et se précipita vers lui en criant : « Je vous apporte la paix ou la guerre ! » On l’empoigna, un médecin le déclara fou et l’on se disposait à l’enfermer au corps de garde du château pour l’envoyer le lendemain à Bicêtre, quand d’épouvantables détonations éclatèrent : le corps de garde sauta à mille pieds dans l’air ; un gigantesque engin aéronautique toucha terre à deux pas des gendarmes terrifiés ; des hommes armés en sortirent, leur arrachèrent leur prisonnier et rentrèrent en toute hâte dans l’énorme machine qui remonta dans les airs. Ce qui suivit fut épouvantable. L’aéronef lança des obus sur le château qui s’écroula et se mit à brûler. Toutes les personnes qui s’y trouvaient périrent sous les décombres ou dans les flammes. Deux heures plus tard, Gnognotte, ayant rallié son escadre au-dessus de Paris, bombarda la Chambre des Députés, le Sénat et les Ministres, afin de rendre les autorités plus souples. Il fit sauter plusieurs églises pour punir les cléricaux de leur attitude dans l’Affaire. et détruisit tous les immeubles occupés par un anti-dreyfusard de marque. Dans ces opérations, 5.000 personnes perdirent la vie ou furent horriblement blessées, mais la justice commença de recevoir quelque réparation.
Cependant, un obus mal dirigé ayant démoli une aile du Louvre, Gnognotte se pencha par une ouverture de l’aéronef pour juger des dégâts. À l’aide d une lorgnette, il crut reconnaître les ruines du salon carré et les débris de la Joconde. Il en conçut un vif chagrin, car il aimait les arts. Dans ce moment, il perdit l’équilibre et tomba d’une hauteur de 500 mètres sur des monceaux de pierres et de briques, entremêlés de lambeaux de toiles peintes. Les plus hautes entreprises sont sujettes à de tels malheurs. Comme l’escadre avait perdu son chef, le plus âgé des capitaines prit le commandement, mais il ne savait ce qu’il devait faire. Pour passer le temps, il bombarda plusieurs monuments publics sans parvenir à éclaircir ses idées. Déjà, faute de mieux, il méditait de se proclamer indépendant et de déclarer la guerre à Troundebise, quand on lui signala dix cachalairs qui arrivaient du Midi avec une vitesse de 800 kilomètres à l’heure. C’était Troundebise qui amenait le reste de sa flotte. On lui apprit la triste fin de son ambassadeur. Troundevise pleura Gnognotte. « Ce grand homme, dit-il, était un peu bavard, mais rien n’égalait la sagesse de ses conseils. » Ayant mis cette pensée en vers par manière d’épitaphe, il disposa sa flotte en vol de grues, et partit à petite vitesse pour l’Angleterre.
Sa renommée l’y avait précédé. Nul ne doutait qu’il ne vînt demander compte aux Anglais de l’abominable guerre qu’ils faisaient au Transvaal et à l’État Libre d’Orange, pillés, ravagés, dévastés et finalement annexés par un acte de brigandage international détesté du monde entier. Dans le fol espoir de résister à la flotte aérienne de Troundebise, les Anglais avaient confectionné en toute hâte des centaines de ballons et les avaient armés chacun d’un petit canon Nordenfeld ; mais leurs ballons étaient de pauvres machines, aussi peu dirigeables que les antiques montgolfières ; pour ne pas les abandonner à la merci des vents, ils les avaient retenus au sol par des câbles. Troundebise, en arrivant, trouva Londres couvert de grosses boules sur de longues tiges ; du haut de son cachalair, il le compara à un champ d’oignons en fleurs du pays de Brobdignac. Quelques fusées en eurent raison. Les ballons flambèrent et sautèrent. À l’aide des signaux optiques, Troundebise télégraphia au Gouvernement anglais : « Vous êtes des lâches. » Le Gouvernement anglais lui répondit : « Vous en êtes un autre ! » et le bombardement commença. Convaincus bientôt de leur impuissance, les Anglais se résignèrent à hisser le drapeau blanc sur la tour de Londres, le Palais de Westminster et le dôme de Saint-Paul. Les Ministres conservateurs, ayant donné leur démission, furent remplacés par des libéraux. Ceux-ci rejetèrent leurs prédécesseurs en prison, décapitèrent M. Chamberlain, et finalement promirent de rendre aux Boers leurs territoires et de leur payer des indemnités magnifiques. Touché de la soumission des Anglais, Troundebise leur fit cadeau d’une grande quantité d’or équivalant à la moitié de l’indemnité, puis il se mit en route pour le Nord de la Chine. À peine s’était-il éloigné qu’une révolution éclata. Les Ministres, qui avaient cédé à la peur, furent massacrés par une foule furieuse. Dans tout le royaume, les libéraux et les conservateurs prirent les armes et s’entretuèrent durant plusieurs semaines. Quand l’ordre fut rétabli, on constata que l’intervention de Troundebise avait coûté à une nation libérale plus de 100.000 vies humaines. Il fallut aussi reconnaître que la justice avait obtenu une grande satisfaction.
En quittant l’Angleterre, Troundebise passa au-dessus de la mer du Nord, qui était couverte d’un léger brouillard. Il croisa d’une hauteur d’environ 400 mètres quatre vaisseaux de guerre qui filaient à toute vapeur. Persuadé que ces navires transportaient en Chine des troupes allemandes qui allaient y poursuivre leur œuvre sanguinaire, il leur envova quelques obus et les coula. Il apprit plus tard qu’il s’était trompé et que les cuirassés appartenaient aux Anglais, à qui il avait accordé la paix et le pardon. Il fut bien fâché de son erreur, mais il se consola en songeant que la plus ardente philanthropie n’est pas à l’abri des méprises.
Chemin faisant, Troundebise relisait, en s’échauffant, les journaux qui avaient rapporté les atrocités commises par les Cosaques sur les rives du fleuve Amour. Des rebelles chinois ayant, le 2 juillet 1900, bombardé, sans résultat d’ailleurs, la ville russe de Blagovetschensk, ordre avait été donné de procéder au massacre des Chinois paisibles qui habitaient cette ville. Ils étaient au nombre d’environ 6.000 dans une population totale de 35.000 âmes. Au jour fixé, les Slovaques se livrèrent à une effroyable chasse à l’homme dans les rues de la ville et jusque dans les maisons, dont ils fouillèrent les moindres recoins. Tous les Chinois furent capturés, dit-on, à l’exception d’une cinquantaine. Les Cosaques divisèrent leurs prisonniers par pelotons et les conduisirent au bord du fleuve à six verstes de la ville, le Commissaire du district exigeant que le massacre fut opéré hors de son territoire, afin de pouvoir dégager sa responsabilité. Les prisonniers furent dépouillés de leur or, de leurs bijoux, voire de leurs vêtements, liés les uns aux autres par leurs cheveux tressés en longues nattes, puis poussés à coups de hache dans le fleuve. Ni les femmes, ni les vieillards, ni les enfants ne furent épargnés. La noyade dura plusieurs jours. Les corps des Chinois descendaient le courant ; ils s’amoncelaient parfois à la surface de l’eau et formaient d’horribles îlots de cadavres. Après Blagovetschensk, on opéra dans les endroits voisins. 2.000 personnes furent noyées à Morxo, 2.000 à Rabe, 3.000 dans la quatrième vallée en aval de Blagovetschensk, où les Chinois travaillaient aux mines ; au total, 12.000 cadavres ont flotté dans le fleuve Amour. Peu de jours après cette sinistre tragédie, un steamer, qui transportait deux journalistes belges, traversait à toute vapeur des amas de corps humains en putréfaction qui exhalaient une puanteur horrible et d’où se levaient en épais tourbillons des milliers de mouches. Troundebise en était malade d’indignation. Sur son ordre, la flotte aérienne força sa marche vers la Chine Septentrionale. Chaque fois qu’elle passait au-dessus d’une ville russe de quelque importance, elle lâchait des obus à la chambardite, afin de donner à ce peuple barbare une leçon d’humanité. Enfin, on arriva. Troundebise versa des larmes sur les lieux funèbres témoins des crimes de la civilisation et donna aussitôt la chasse aux troupes russes. Tous les régiments de Cosaques furent réduits en bouillie. Troundevise promena ensuite ses cachalairs entre Pékin, Tien-Tsin et Pao-Tin-Fou. Il canonna avec impartialité les Chinois, parce qu’ils avaient massacré des Blancs, puis les Anglais, les Italiens, les Français. les Allemands et les Japonais parce qu’ils massacraient les Chinois. Par un habile coup de main, il s’empara de tous les généraux alliés et des diplomates européens ; il les enleva et se dirigea avec sa flotte vers la ville de Si-Ngan-Fou, où s’était réfugiée la Cour chinoise. Quelques bonnes bombes y établirent son autorité. Cependant, il déplorait la nécessité de ces violences. Ayant fait dresser dans une grande plaine une estrade sculptée, dorée et drapée d’étoffes somptueuses, il y transporta les généraux et les ambassadeurs des nations blanches, l’Empereur de la Chine et les plus importants d’entre les Mandarins ; il leur dicta une paix équitable, leur conseillant d’accepter ses volontés de bonne grâce, faute de quoi il les leur imposerait par la force ; et, pour leur prouver sa puissance, il fit manœuvrer sa flotte sous leurs yeux. Les énormes cachalairs cuirassés se rangèrent en colonne verticale, chacun à 60 mètres au-dessus du précédent. Cette colonne, obéissant aux signaux avec une agilité merveilleuse, montait, descendait, s’avançait, reculait, allait à droite, à gauche, en oblique, en quart de cercle. en carré, en croix et en losange, évoluant comme un gigantesque danseur, quand, par un accident mystérieux, une bombe éclata dans les magasins à munitions de l’aéronef inférieure. Une détonation effroyable retentit, suivie aussitôt de quatorze explosions semblables. Tout fut anéanti à cinq lieues à la ronde. Ainsi finit Troundebise. Le monde délivré de son grand justicier n’eut plus à craindre les horreurs d’une trop bonne justice ; il se contenta de souffrir les crimes de l’injustice, qui sont bien suffisants, et les affaires reprirent leur cours ordinaire.
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(Iwan Gilkin, in La Revue, ancienne Revue des revues, volume XXXIX, n° 22, 15 novembre 1901 ; illustration d’Albert Robida pour Le Vingtième Siècle, Paris : Georges Decaux, 1883)
J’avais souvent remarqué monsieur Michel, quand je le rencontrais dans l’escalier de la maison.
Cet homme impassible, qui semblait vivre hors du monde et ne parlait à personne, était curieux à considérer. Le regard de ses yeux profonds, sous son front vaste, avait une flamme étrange. Ce regard donnait à son long visage émacié une expression d’ardeur intérieure, qui ne pouvait laisser indifférent.
J’avais interrogé à son sujet le concierge qui m’avait dit :
« Monsieur Michel est occupé dans un laboratoire d’électricité et son logement aussi est aménagé pour des expériences mystérieuses. Je me suis laissé dire que c’était un homme très instruit, tentant des recherches qui, – si elles réussissaient, – feraient parler de lui : une application nouvelle de l’électricité qui le passionne. C’est un garçon rangé qui a peu de visiteurs, excepté de petits enfants qu’accompagne leur mère, de très pauvres gens qui m’ont dit être rémunérés pour leur déplacement. Les enfants lui servent certainement dans ses études. C’est tout ce qu’on sait de lui dans la maison. Les uns prétendent que c’est un grand savant ; les autres que c’est, comment vous dire ?… un illuminé. »
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Je ne me serais pas occupé davantage de Monsieur Michel, si je n’avais reçu de lui, dernièrement, par la concierge, la demande instante d’un entretien.
La brave femme m’expliqua, sans comprendre, que ce qui avait motivé cette demande était la venue chez moi, depuis quelque temps, d’amis roumains de passage, très considérés à Bucarest et même à la Cour, où l’un d’eux était familier de la mère de l’enfant-roi. Cela s’était su dans la maison, mais la concierge n’arrivait pas à comprendre quel lien il pouvait y avoir dans tout cela.
Je répondis que je recevrais, volontiers, Monsieur Michel.
Et, le soir même, il se présenta, très simplement.
« Excusez-moi, fit-il. Ma demande va vous surprendre et paraître un peu ridicule. J’hésitais à la faire, n’aimant pas à parler de moi et vivant à l’écart. Il a fallu qu’un intérêt pressant m’y poussât. »
Je le regardais. Son expression était douce et ses traits marqués de finesse. Son regard était plus lumineux encore que je ne croyais… Il y avait de la franchise et même de la fierté dans cette flamme.
« Vous savez peut-être, expliqua-t-il, non sans quelque embarras, que je m’occupe d’électricité et que je fais des recherches spéciales. J’évite d’en parler ; les gens ne comprendraient pas. Et rien, du reste, n’est encore au point.
À la suite de travaux d’un savant suédois, j’ai entrepris des expériences d’un genre nouveau… Il m’a fallu faire de longues études, non seulement d’électricité, mais de médecine. Ce qui me passionne, c’est le cerveau humain… Pas le cerveau dans ses manifestations actuelles, mais dans celles du passé qui demeurent latentes en lui, et qui, par instants, sous certaines impulsions, ressuscitent, fugitives, à peine saisies, soupçonnées seulement… Et cependant, combien il est troublant de penser que des souvenirs très anciens sommeillent en nous, qui reviennent on ne sait pourquoi ! À certaines heures, particulièrement, on les retrouve, notamment au moment de mourir. Les souvenirs de la petite enfance reviennent.
Alors, j’ai cherché les moyens scientifiques, en faisant agir certaines ondes sur des points particuliers des lobes du cerveau, pour impressionner des centres nerveux susceptibles de réveiller ces souvenirs latents. Je n’ai tenté ces expériences qu’après de longs tâtonnements ; mais je suis arrivé parfois à d’étranges résultats qui avaient de quoi troubler.
Je suis arrivé notamment à rendre, pendant le sommeil, et avec intensité, des souvenirs très anciens qui reparaissaient même assez nettement, assez fortement, pour qu’on les retrouvât, qu’on les continuât en rêve.
Vous voyez, Monsieur, l’horizon formidable qui s’ouvre ; le retour, à volonté, des souvenirs, par des moyens strictement scientifiques.
Mais ce qui me passionne, c’est surtout d’explorer ce domaine inconnu que sont les souvenirs de notre toute petite enfance, certains valant la peine plus que les autres. Je soumets ainsi à une expérience un jeune homme qui a perdu sa mère à trois ans et n’a gardé d’elle aucun souvenir, même de ces futiles détails qui parfois subsistent. Je veux arriver à ranimer en lui ces impressions du premier âge qui furent vives pourtant.
Vous vous doutez de l’émotion avec laquelle il se prête à mes recherches.
Sans remonter aussi en arrière, quel magnifique résultat ce serait de pouvoir remettre en mouvement, chez les adultes, surtout âgés, ces cellules de leur cerveau où demeurent accumulées, latentes, les notations d’autrefois qui leur échappent.
L’électricité arrivera, j’en suis convaincu, à ce miracle. Et quel triomphe pour la science qui saura construire l’appareil à ranimer les souvenirs ! »
Je considérais cet étrange visiteur qui parlait avec gravité, et je ne pouvais vraiment ajouter foi à l’imputation malveillante que j’avais entendu faire sur lui par ceux qui le traitaient d’illuminé.
Cependant, pourquoi s’adressait-il à moi de la sorte, me faisant des confidences qui ne lui étaient certainement pas coutumières ?
Il devina la question que je me posais et, avec la même simplicité, continua :
« Si je suis venu vous trouver, c’est que je sais que vous êtes en rapport avec des Roumains de l’entourage du roi-enfant…
– Je ne comprends pas.
– Je voudrais – mais n’est-ce pas là une prétention excessive ? – pouvoir obtenir d’un familier de cet enfant royal qui a six ans à peine, un âge dont on ne se souvient guère, même malgré ces circonstances exceptionnelles, que ce familier notât, dans les détails typiques, tout ce qui pourrait constituer pour le petit roi un souvenir intéressant. Et je souhaiterais, ayant la patience d’attendre le temps qu’il faudra, au besoin toute ma vie, avoir la possibilité quelque jour, par égard pour les expériences nouvelles que je tente et que je suis seul à faire, d’appliquer à l’adolescent et, plus tard, à l’homme, cet appareil à rappeler les souvenirs.
– Pourquoi, objectai-je, prendre ce sujet d’expérience plutôt qu’un autre, ce sujet si difficile à déranger et dont les souvenirs enfantins seront peut-être, au fond, bien banals par rapport aux autres souvenirs qu’il aura ? »
Monsieur Michel passa la main sur son front, comme s’il avait quelque gêne à parler.
« Supposez, fit-il, supposez que les vicissitudes de la politique, qu’une révolution de palais, lui enlèvent sa couronne, en fassent un prince comme les autres et peut-être même un homme comme les autres ! Ne croyez-vous pas qu’alors, si je suis là encore, avec mon application scientifique merveilleuse, il ne sera pas passionnant de venir proposer à cet homme – peut-être redevenu un simple citoyen – le rappel de cette royauté de son enfance, dont il n’aura que quelques bribes de souvenirs et qui pourra ressusciter devant lui, en pensées nettes, en images précises ? »
*
J’ai promis de faire mon possible. J’ai essayé d’expliquer à mes amis roumains, mais ils se sont mis à rire, surpris d’abord, puis vite indignés qu’on osât penser à une tentative de ce genre à ce point irrévérencieuse. Quelqu’un déclara même que c’était un crime de réveiller ainsi le passé, la vie étant faite de trop de pages douloureuses, et je ne le convainquis pas, ayant beau cependant lui expliquer que la spécialité justement de ce savant nouveau était de se pencher surtout vers les souvenirs d’enfance, préférables, en effet, à tous les autres, parce qu’ils étaient faits de douceur…
–––––
(Henry de Forge, in L’Express de l’Est, journal républicain quotidien, huitième année, n° 2549, mardi 24 juillet 1928 ; in La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-dix-septième année, nouvelle série, n° 94, dimanche 26 août 1928 ; sous le titre : « Le Ranimateur de souvenirs, même de souvenirs éteints, » avec quelques modifications, « Contes du Quotidien, » in Le Quotidien, onzième année, n° 3875, dimanche 24 septembre 1933 ; sous le titre : « Le Ranimateur de souvenirs, » « Conte du Petit Provençal, » in Le Petit Provençal, organe de la démocratie du Sud-Est, cinquante-huitième année, n° 20719, jeudi 2 novembre 1933 ; « Nos Contes, » in Le Petit Havre, organe républicain démocratique, cinquante-neuvième année, n° 20407, dimanche 2 avril 1939 ; « Variétés, » in L’Intransigeant, n° 51844, mardi 25 juillet 1939. Sidney Herbert Sime, « The Apocalypse, » gravure, 1911)
Si mon cœur t’embarrasse,
jette-le donc dans la rue,
pour que le mangent les chiens !
Aux tranchées, le…
Mon cher Ami,
Tu te plains amèrement du « vide » de mes lettres ; « tes petites phrases courtes et sans âme, me dis-tu, sont pires que le manque absolu de nouvelles » et tu échafaudes, pour expliquer ma gêne épistolaire, des suppositions toutes aussi sottes (pardon !) les unes que les autres : discrétion imposée par les opérations militaires ; fatigue… lassitude… l’attrait de quelque marraine fort écrivassière…
Non ! rien de tout cela ! Mais ton amitié m’est tellement précieuse, et puis elle est si solide et si sûre que je te divulguerai enfin aujourd’hui les causes – pour moi-même tellement mystérieuses – du trouble qui a mis tous ces derniers temps une si fâcheuse contrainte entre nous.
Il faut que tout d’abord tu comprennes bien que la cervelle de ceux qui font la guerre avec l’embarras de leur sensibilité et de leurs nerfs est habitée par des impressions multiples, impossibles à analyser. C’est une effervescence de pensées qui centuple les facultés de tout l’être, désagrège les rouilles de l’habitude, « décape » le cœur, si l’on peut dire, pour le faire tout neuf et l’Amour, figure-toi, l’Amour lui-même, passé au crible de sauvages tueries, s’enjolive pour nous des idéales parures qui lui sont tellement nécessaires pour en faire quelque chose de propre…
Ce préambule était indispensable. Sans lui, peut-être n’eusses-tu pas compris parfaitement les étranges changements survenus en moi, sceptique demi-blasé que tu as connu… et que l’approche du Printemps suffit à bouleverser de manière poignante.
Car c’est toute l’énigme…
Serait-ce donc que la « petite fleur bleue » aurait germé dans mon cœur de vieil adolescent ? Gazouillis des oiseaux, bourgeons prêts à craquer… murmure des eaux vives… l’air embaumé par les sèves turbulentes ?… Rien de tout cela, hélas ! ne peut plus toucher ce muscle endurci ; il est devenu indifférent aux pommades écolières ; il faut, pour que des émois s’y gravent maintenant, que le morde le brûlant acide des sensations exaspérantes.
Or, ami si cher, c’est avec épouvante que ma vie s’avance vers cette cruelle saison qui vient ; nouveau Josué, je voudrais arrêter le soleil, prolonger le désespérant hiver… car nulle désespérance, j’en ai bien peur, n’égalera jamais celle qui, bientôt, accablera mon être tout entier…
*
Au printemps dernier, je reçus de Mlle Antonieta F…y P… une lettre où elle me redisait une fois de plus son « effrayant amour ; » en même temps, elle m’envoyait quelques graines de myosotis pour « semer dans ma tranchée » et ajoutait : « Dans ce « bouquet vivant » à côté de vous, mon amour inépuisable sera enfermé. Respirez-le… buvez-le… en attendant que, cette maudite guerre finie, vous puissiez cueillir tous les pétales que je réserve intacts, moi, votre fleur ensoleillée, pour la cueillette de l’Amant.. »
Antonieta !… Tu connais notre histoire… cette possession cérébrale, ébauchée quand je fis certain voyage en Espagne, juste avant le commencement des hostilités… et continuée depuis par correspondance, une correspondance dont s’exaspère notre commune passion torturante.
J’avais renoncé à t’en parler depuis bien longtemps, m’étant vite aperçu que tu ne pouvais pas me comprendre, te faire seulement une pauvre idée rabougrie de ce qu’est l’Amour, pour Castillanes bien nées.
Et pourtant, je gagerais bien qu’Antonieta n’a point attaché un minuscule poignard (de Tolède… naturellement) au nœud de sa jarretière ; qu’elle n’est pas en confidence avec la classique « gitana, » ignore les herbes qui empoisonnent… mais je sais que si elle meurt, je mourrai, et que si quelque ferraille imbécile venait arrêter soudain ma vie d’ici-bas… elle me suivrait « ailleurs, » car nos âmes ne peuvent plus être séparées. Ceci est devenu, pour nous deux, une conviction évidente, comme naturelle.
« J’ai été créée pour vous, m’a-t-elle dit un jour ; nous nous sommes cherchés… puis trouvés, parce que la Force qui émane de notre destin commun est une puissance contre quoi rien ne prévaut, – et rien, non plus, ne saurait dorénavant nous séparer, même la mort, – car là où vous irez… j’irai forcément avec vous. »
… Aussi, je suis jaloux, vois-tu, des fleurs qui ornent sa chevelure – jaloux des baisers que sa mère lui donne ; moi dont les lèvres n’ont même point touché ses doigts…
*
Donc, je semai des myosotis, l’an passé, près de mon créneau, et ils poussèrent avec une surprenante rapidité.
Dès qu’ils sortirent de terre, je régalai ma bouche à la rosée qui s’accrochait aux tendres brindilles ; puis ils fleurirent, et de sentir là, si près de moi, ce « bouquet vivant » où était enfermé l’ « amour inépuisable, » je te laisse à supposer quels rêves m’envahissaient.
Je cultivais passionnément mon minuscule jardinet, grattant tout autour, avec mes doigts, et je me félicitais de mes soins, car il prospérait… prospérait étrangement.
Je fus même vite déconcerté par l’exubérance des pousses, qui montaient, montaient… brandissant à une hauteur inaccoutumée leurs petites fleurs délicates et fraîches.
Mais un jour, – horreur ! – en remuant la terre du parapet plus que d’habitude, mes doigts s’engluèrent soudain de quelque chose de sanguinolent, en même temps qu’une odeur infecte empestait l’air autour de moi…
Les tentacules de mes myosotis se ramifiaient à travers une cervelle en bouillie… mon bouquet plongeait ses racines dans le crâne d’un cadavre en décomposition…
J’arrachai cette touffe dès lors maudite et la jetai au loin… À ce moment précis, j’entendis dans l’espace un cri prolongé… navrant… « sa voix » déchirante…
Tu penses avec quelle anxiété j’attendis sa prochaine lettre, sans oser lui écrire, moi, avant de savoir…
Cette lettre, la voici :
« Ami chéri, nos cœurs sont deux horloges marquant à l’unisson la même espérance ; nos âmes sont deux étincelles ravies à la même flamme ; nos désirs, deux bouquets de fleurs pareilles, enracinées dans nos cerveaux.
Or, je viens d’éprouver une souffrance infinie…
Ce matin, j’ai eu l’impression qu’une main brutale arrachait mes rêves de derrière mon front…et j’en ressentis une douleur à mourir sur le coup. Je criai… et mon cri affola la maison… puis je dis malgré moi : « Non ! Non !… pas encore ! Ciel ! Dieu ! prolongez sa vie… je ne veux pas qu’il meure !… Et si je m’en vais… moi… vous savez bien qu’il doit m’accompagner !… Pitié !… pitié… ce cadavre… déjà… cette odeur… cette affreuse odeur de mort !… »
Mes parents me dirent plus tard que j’avais proféré de grandes extravagances, pendant mon délire… M’expliquerez-vous tout ceci, vous qui êtes le maître de ma raison ? »
*
Voilà donc, mon pauvre ami, l’anniversaire que je redoute… et c’est le mystère, ce sont les puissances inconnues, dont j’ai peur, bien autrement que des sauvages réalités de l’heure présente ; et voilà pourquoi aussi, je t’ai si mal écrit, tous ces temps derniers…
–––––
(Pierre de Kadoré, in Fantasio, magazine gai, douzième année, n° 250, vendredi 15 juin 1917)
Ephraïm Jones, garçon épicier, commentait à Molly, la jeune mercière, le résultat de ses réflexions, avec un sourire plein de sagesse.
« C’est fantastique, disait-il, le progrès qu’a réalisé le cinéma depuis quelque temps. Vous vous souvenez d’hier soir… quand l’homme essayait de s’échapper de cette cave où il était enfermé ? On fait cela à l’aide de mannequins, bien sûr, mais c’est quand même remarquablement imité, n’est-ce pas ? »
Pour toute réponse, Molly sentit un frisson la parcourir tout entière, et elle se rapprocha peureusement de son galant cavalier. Elle se souvenait des moindres détails du film.
Une trappe bâilla soudain dans un coin du comptoir, par laquelle Harvey Lane disparut. Quand il revint à lui, il essaya d’explorer sa prison en tâtonnant, car – c’était le cas de le dire– il faisait noir comme dans un trou.
Il n’avait pas d’allumettes sur lui, comme il n’était entré dans le magasin que pour y acheter quelque chose. Étourdi par le choc, il ne s’était pas rendu compte du temps qui s’était écoulé, quand tout à coup sa cave – car il se trouvait dans une cave – se remplit d’une lumière aveuglante, émanant d’une forte lampe à arc.
À l’angle de deux murs, assez haut placé, se trouvait un petit balcon sur lequel un homme se tenait, moqueur.
« Qui êtes-vous ? demanda Lane. Où est le marchand ?… »
L’homme, toujours debout sur le balcon, s’inclina.
« Le professeur Hauptmann, et à votre service, répondit-il ironique. Puis-je me présenter comme producer de films d’art ?… d’art insoupçonné, pourrais-je ajouter. Quant à votre seconde question au sujet du marchand, c’est ce marchand en personne qui a l’honneur de vous parler en ce moment et qui, je le répète, monsieur, est tout à votre service ! »
Lane dévisageait son interlocuteur. Le commerçant qu’il avait vu dans le magasin avait une forte barbe et des cheveux crépus. Cet homme-ci était presque chauve et imberbe ; une profonde cicatrice rayait son menton. L’expression étonnée du visage de Lane sembla amuser l’autre.
« Il faut tout de même se fier un tantinet aux apparences, admit-il. Rendez-vous compte ; le magasin, situé un peu à l’écart des voies battues et rebattues, me laisse la latitude d’attendre… d’attendre patiemment l’occasion. Tôt ou tard, le type d’homme dont j’ai besoin s’amène dans la boutique. Il me faut parfois attendre longtemps, mais je suis, en général, récompensé de ma patience. Alors, pour lui, j’ouvre la trappe !
Veuillez remarquer, continua-t-il placidement, que vous êtes très favorisé. Personne, à part vous, n’a eu le privilège de me voir tel que je suis réellement. Car il y a beau temps, mon ami, que je passe pour mort ! »
Il rit doucement, amusé par l’expression qui se répandait sur les traits de Lane.
« La police de mon pays me recherchait activement pour une petite histoire touchant la disparition de certain individu qui s’était mêlé de mes affaires. Il avait voulu se mettre en travers de ma route, et cela, c’est une chose que je ne permets pas. J’ai eu soin de faire disparaître mes traces, de jeter un paquet de vêtements à un endroit choisi par moi, et, pour tout le monde, je suis bel et bien mort ! »
Il se dirigea vers un appareil de prise de vues et ajouta par-dessus son épaule :
« Un homme nouveau naquit aux yeux de cette populace bornée : le professeur Hauptmann !
Un peu de contrefaçon : une perruque, une barbe – cette dernière m’étant particulièrement utile pour masquer ma cicatrice. C’est ainsi que je vous suis apparu ce matin. Je vous répète que vous avez maintenant devant les yeux un homme mort depuis longtemps. Mais… nous nous attardons. Il faut que je tourne mon film. Êtes-vous prêt ? »
Harvey Lane regarda longuement en silence l’appareil, et l’homme qui se tenait à portée de la manivelle. Les lampes à arc baignaient l’enceinte de lumière crue.
« Prêt… à quoi ? demanda-t-il lentement.
– À un combat avec la mort. »
Lane sursauta. Un bruit aigu se fit entendre. La porte d’acier de la cave, qui était incrustée dans le mur, disparut dans le plancher et fit place à une grille aux barreaux d’acier, fermant une voûte sombre – couloir, évidemment, qui aboutissait à la cave.
Une violente odeur monta aux narines de Lane, une odeur qui lui fit mal.
Un corps maigre et sinueux apparut de l’autre côté de la grille. Deux prunelles couleur topaze brillèrent à travers les barreaux. Un tigre montra des dents venimeuses à la vue de la silhouette qui reculait, effrayée. Le professeur dut toucher du doigt un ressort caché ou un levier, car la grille remua légèrement dans son cadre. Le tigre rugit, terrible pronostic.
« Voilà trois jours qu’il jeûne, fit Hauptmann calmement. Vous êtes grand et fort ; vous pourrez engager une belle lutte avec lui avant qu’il puisse gratifier son appétit de ce que j’ai pris soin de lui procurer.
– Scélérat ! cria Lane d’une voix tremblante.
– Oui, ça donnera un bon film, grogna le professeur ; un film qui devra bien me rapporter. »
Lane ne put retenir un cri. Il avait vu ces films d’horreur, mais avait pensé qu’ils étaient un magnifique effet de l’art, tout simplement une mise en scène excellente.
Il inspecta les murs de sa cave, comme il voulait se souvenir de quelque chose. Et, en effet, il se souvint. Cette prison formait bien le cadre des films. Oui, c’était là le décor. Et les victimes avaient été habilement choisies. Comme pour lui, on avait dû les précipiter par la trappe et on les avait abandonnées aux animaux.
Lane serra les poings : ses ongles pénétrèrent dans la paume de ses mains, tandis qu’il fixait de nouveau le corps maigre qui se mouvait d’impatience derrière les barreaux.
« La lutte avec le tigre ! dit doucement le professeur, tout en ne quittant plus des yeux l’animal frémissant. Oui, ce sera la mieux de toutes. Vous comprendrez que, lorsqu’on projettera ce film…
– On me reconnaîtra ! cria Lane. On verra que c’est vous qui m’aurez assassiné, maudit démon !…
– Je ne suis pas un imbécile, interrompit l’autre à son tour, froidement. Ceux qui m’achètent ces films apprécient ma technique et ne se doutent pas que j’emploie pour les réaliser des sujets vivants. On ne vous reconnaîtra pas, soyez sans crainte. Si vous pouviez vous voir, du reste, dans la glace en ce moment, vous ne vous reconnaîtriez pas vous-même. Vous vous êtes évanoui quand vous êtes tombé dans la cave et êtes resté longtemps inconscient, de sorte que je n’ai pas eu besoin de vous endormir pour vous faire subir la petite opération nécessaire. Certains pigments se sont chargés de vous transformer. De plus, personne aussi, à part moi seul, ne soupçonne cette cave et cet antre. Et on ne les découvrira jamais, même si l’on effectue des recherches. »
Lane lança devant lui ses poings tremblants.
« Vous voulez me faire périr ainsi, sans arme pour me défendre ? demanda-t-il. Comme les autres… Oui, je me souviens… C’était ici même… Les rats, le serpent… la lutte de cet énorme paysan avec les tarentules ! Dieu du ciel ! êtes-vous un homme ou un démon ?… Vous êtes un assassin, entendez-vous, un…
– N’avez-vous pas vos mains pour vous défendre ? interrompit Hauptmann, ravi ; vos bras !… Quelle scène cela va faire ! Un bel homme, et bien musclé ! »
Il embrassa d’un regard Lane de la tête aux pieds.
D’un seul coup, la grille s’élança vers la voûte. Un corps jaune glissa rapidement dans la pleine lumière de la cave, ses grandes raies noires brillant à chaque jeu des muscles. Un grognement s’éleva des dents découvertes. Les yeux étincelèrent davantage, d’une lueur de faim sauvage, tandis que le corps souple s’aplatissait, frémissant, prêt à sauter.
On pouvait entendre la respiration sifflante d’Hauptmann qui commençait à tourner la manivelle.
Lane recula doucement, tout son corps devenu d’acier. Son regard plongea dans celui de l’animal ; il le fixa intensément, concentrant tout son pouvoir de domination. Le tigre sentit les volontés s’affronter ; celle de l’homme avec des forces décuplées par la peur. La poignée de l’appareil ne cessait de tourner.
Les sourcils de Lane se rapprochèrent en voyant le dos de l’animal se courber. Il allait sauter. C’était fatal. Rapide comme l’éclair, Lane fit un bond de côté tandis que le corps noir et jaune se jetait en avant. La bête tournoya, se coucha, cracha une bave de haine.
À l’autre extrémité de la cave, maintenant, Lane regardait le félin avec des yeux lucides. Il était redevenu lui-même ; il avait vaincu la peur, il ne se sentait plus paralysé. Passé maître dans l’art du trapèze, bien des fois, – quelques années auparavant, – il avait accompli des prouesses au cirque. Les bras ramenés le long de son corps, il se dressa sur la pointe des pieds et, tous les sens en alerte, fut sur ses gardes.
Il jeta un coup d’œil sur le balcon au moment où le tigre se disposait à sauter une seconde fois, avançant déjà une de ses horribles pattes.
Un grand soupir s’échappa de la gorge de Lane comme la bête grattait le ciment de ses griffes et avançait la tête dont les yeux lançaient des éclairs.
De nouveau, le tigre se mit en position et, cette fois, n’attendit pas. Le grand corps jaune et noir se jeta en avant. Au même moment, déchirant l’air d’un cri sauvage, Lane, faisant appel à toute la force de ses muscles, sauta lui aussi avec la souplesse qui lui avait tant servi lorsqu’il faisait des acrobaties. Mais il sauta sur le balcon où Hauptmann ne cessait de tourner la poignée de l’appareil.
S’accrochant convulsivement à la balustrade, il exécuta un rétablissement presque désespéré, tandis que la brute hébétée tournait en rond dans la cave, dans un accès de fureur.
Un cri de rage s’échappa de la poitrine d’Hauptmann. Aussitôt, les bras puissants de Lane firent leur travail. En un clin d’œil, il fut sur le balcon, agrippant la taille de son ennemi. Ce fut un corps-à-corps horrible où les deux adversaires eurent l’un après l’autre le dessus. Enfin, l’un des hommes qui pesait de tout son poids contre la balustrade la sentit craquer sous son dos. En une seconde, elle se brisa et le corps tomba dans le vide.
Avec un rugissement de triomphe, qui arracha un hurlement d’horreur à celui qui tombait, le tigre se précipita. L’homme, relevé instantanément, se mit à courir comme un fou dans la cave.
Mais le moment de la bataille entre l’homme et la bête furieuse était venu : entre un être robuste et une bête affamée, rugissante, formidable… Une bataille finale qui arrêta un instant la respiration de celui qui, du balcon, contemplait la scène. Harvey Lane s’approcha instinctivement de l’appareil et, avec un étrange sourire, se mit, doucement, à tourner la manivelle.
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(Ralph Plummer, traduit de l’anglais par Simone Saint-Clair et illustré par Maurice Sauvayre, « Nos Contes d’action, » in Dimanche-Illustré, quinzième année, n° 733, dimanche 14 mars 1937)
RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS
Le narrateur s’est lancé dans l’exploration de la mystérieuse maison aux 30 portes où demeure un certain professeur Gaultier qui a réussi à entrer en contact avec des univers inconnus co-existant dans l’espace. Les héros de l’histoire ont ouvert la 6e porte et ont pénétré dans une forêt à la végétation inconnue. Là, une étrange population d’hommes de verre était terrorisée par le professeur Gaultier. Celui-ci est capturé par les héros de l’histoire, mais il parvient à leur échapper. Il est tué, et les héros de l’histoire restent prisonniers au pays de la 4e dimension. Ils se lancent dans l’exploration du pays des hommes de verre.
–––––
« Regarde cette chose… là-bas ! » s’écria soudain Loya.
Je suivis son geste. Sur le bord lointain de la vallée, on distinguait, en effet, une sorte de ligne pointillée en relief à la surface du sol, ligne constituée par des blocs réguliers, également espacés mais trop lointains pour être clairement identifiables.
« Sûrement pas une fantaisie de la nature… songeai-je. On dirait… on dirait un travail humain !… »
« Allons voir ! » dis-je.
Nous nous lançâmes sur la pente, les chevaux renâclant parfois lorsqu’une pierre, se détachant sous leurs sabots, roulait jusqu’au fond de la faille. La face opposée de la vallée était plus accessible et nous la gravîmes sans retenir les bêtes, au galop, riant d’être giflés au passage par les branches.
Au niveau du plateau, nous revîmes, considérablement plus proches, les mystérieux objets qui, j’en étais maintenant certain, étaient les produits du travail des hommes. La curiosité me tenaillait et c’est à toute allure que nous parcourûmes les derniers quinze cents mètres nous séparant encore de la plus proche de ces constructions.
Après quelques minutes, nous arrêtâmes les chevaux haletants. Devant nous s’élevait un double pilier d’une pierre lisse, très blanche, pareille à du marbre ; de ces colonnes hautes d’une dizaine de mètres sortaient, rouillées et tordues, d’énormes cornières de métal qui servaient de tuteurs à une foison de plantes grimpantes. Semblable à un hochet géant, un immense anneau – il faisait bien dix mètres de diamètre – pendait, dérisoire, au long des piliers dont il avait fait voler des éclats dans sa chute. Il était constitué d’une armature circulaire d’une matière translucide pareille à du plexiglass, sur laquelle étaient bobinés plusieurs centaines de mètres de fil de cuivre, incroyablement rongé par l’oxydation, qui se rompit sous une faible traction.
De vingt en vingt mètres, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, s’élevait une construction semblable. De loin en loin, l’un des grands anneaux était encore en place, posé droit sur les piliers. Je compris que, quand cette installation prodigieuse avait été montée, tous les anneaux devaient se trouver alignés comme les arceaux d’un gigantesque jeu de croquet.
« Qu’est-ce que cela ? demanda Loya, regardant les ruines avec une curiosité vaguement inquiète.
– Je ne sais trop… j’ai une idée… C’est en tous cas la preuve que des hommes ont vécu ici, dont la civilisation pourrait faire pâlir la nôtre, je veux dire celle de la Terre.
– À quoi cela sert-il ?
– Sans doute à transporter des gens à travers ce pays, mille fois plus vite que nous n’avançons sur nos chevaux. On avait essayé quelque chose du même genre dans mon pays, j’en ai entendu parler. Mais pour ce qui est de te l’expliquer… »
Je souris, songeant que pour décrire à Loya le principe du train électro-magnétique, il me faudrait commenter, expliquer chaque mot par d’extraordinaires périphrases. Elle n’avait jamais entendu parler d’électricité et je ne me sentais guère capable de faire sur place un cours de physique… Mais je me souvenais du wagon qu’un ingénieur français, Bachelet, avait inventé, engin en forme d’obus qui devait se déplacer sans contact, sans frottement ni pièces mobiles, suspendu magnétiquement dans un solénoïde, à une vitesse dépassant mille kilomètres à l’heure ! La technique terrestre n’avait pas permis à l’inventeur de dépasser le stade du modèle réduit. Quels étaient les habitants de ce monde qui avaient réalisé cette ligne auprès de laquelle nos plus audacieux chemins de fer n’étaient que broutilles ?
Je réalisai soudain qu’une telle ligne ne pouvait mener qu’à une ville ; c’était, dans le désert, un fil conducteur ; plus n’était besoin d’errer au hasard dans la campagne.
« En route, petite fille, m’écriai-je. Je crois que le mystère du pays des hommes morts est en bonne voie d’éclaircissement ! »
La ligne de piliers s’incurvait lentement vers la montagne. Je résolus de suivre cette direction. À une cinquantaine de mètres de la ligne, un chemin qui avait été, jadis, il y a longtemps sans doute, recouvert d’un enduit lisse et brillant. Le revêtement avait cédé sous la poussée des plantes, s’était effrité, fendu de longues lézardes, mais restait pourtant une piste aisée à suivre.
L’heure vint où, comme chaque soir, nous installions notre camp. Déjà les chevaux étaient entravés et je dépliais la couverture qui enveloppait notre petit matériel de cuisine, quand Loya, qui s’était écartée de quelques mètres pour chercher de l’eau, poussa un cri. Saisissant mon couteau, je courus dans la direction de l’appel. Loya était comme figée devant une forme oblongue, écrasée contre un pilier, déjà confuse dans le crépuscule. Je m’approchai.
(À suivre)
–––––
(H. Bourdens, in Le Petit Marocain, trente-septième année, n° 10112, jeudi 13 janvier 1949 ; ce très curieux roman « fantastique, » sur le thème des autres dimensions, n’a jamais été publié en volume ; il est précédemment paru dans L’Avant-Garde, organe central de la Fédération des jeunesses communistes de France, à partir de septembre 1946)
–––––
(in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, dixième année, n° 1549, vendredi 6 septembre 1946)
I
Coiffé d’un fez teigneux, recroquevillé par ce terrible froid, comme tassé dans sa mince vêture de coton, effroyablement blême sous sa patine de bronze, les narines pincées, les yeux chavirés dans les orbites caves, le pauvre diable d’Égyptien agonisait sur ce banc de boulevard, foudroyé par une congestion mortelle.
Le vicomte Lucien d’Escoublac, qu’une impulsion de pitié avait amené là, fendit le cercle imbécile des badauds, tira de sa poche un petit flacon contenant un cordial dont il répandit quelques gouttes sur sa coin de son fin mouchoir de batiste, et, de ses mains aristocratiques dégantées, bravement se mit en devoir de frictionner les tempes du misérable devant le populaire ébahi.
L’homme recouvra ses sens pour un instant : son regard alla droit au secourable Samaritain, une grimace qui devait être un sourire convulsa sa face de moricaud, et, dans un instinctif élan de reconnaissance, après un vain effort des lèvres mais avec une expressive mimique d’angoisse, il lui tendit, l’ayant vivement extraite de sa ceinture, une sorte de bague d’un métal douteux que le noble sauveteur, après une brève hésitation de répugnance, daigna, – jusqu’au bout charitable, – accepter et passer à son annulaire ainsi qu’un bijou précieux.
Satisfait sans doute, l’Égyptien referma ses yeux, – il était mort.
Et d’Escoublac reprit le chemin de son domicile.
II
Carré dans le fauteuil de Monsieur, devant le bureau de Monsieur, le chef couvert du dernier chapeau de Monsieur, investi d’une jaquette de Monsieur, tournant ses bagues sur son ventre à l’instar de Monsieur, monsieur Joseph faisait des grâces sous le sourire approbateur de mademoiselle Justine, une accorte soubrette attachée au service particulier de Mme la vicomtesse d’Escoublac.
« Hein ! disait le larbin avec une adorable fatuité, ce qu’on dégote le singe avec sa pelure ? pas besoin de descendre des croisés…
– Par les fenêtres, » ripostait Mlle Justine, laquelle passait à bon droit pour n’être pas dénuée de lettres, ayant conquis ses brevets.
Tel fut l’aimable bout de dialogue que d’Escoublac saisit au vol en pénétrant à l’improviste dans son cabinet.
Une stupeur le cloua au seuil… Quoi ? Monsieur Joseph, en service le plus digne, le plus majestueux, comme aussi le plus correct et le plus respectueux des valets de chambre ! monsieur Joseph oubliait à ce point les convenances ! se permettait de traiter son maître, en son absence, avec cette irrévérence criminelle !… Pas possible ! il y avait erreur ?…
Suffoqué d’indignation, incapable d’articuler un mot, d’Escoublac put se convaincre toutefois qu’il n’était pas le jouet d’un rêve, en écoutant, malgré lui, la suite de l’édifiante conversation.
Car, – chose au moins étrange, – la soudaine apparition du maître ne modifia en rien la posture et le langage du valet qui, se levant et s’étirant paresseusement, continua avec la même impertinence désinvolte.
« Flûte ! mon singe va rappliquer ! pas une pauvre minute de loisir ! Ah ! le chameau !… »
Cela finissait par dépasser les bornes, décidément.
« Singe et chameau ? tonna d’Escoublac ; c’en est trop à la fin pour un seul homme, monsieur Joseph ! »
M. Joseph tressauta sur son fauteuil, – M. Joseph chercha des yeux les genoux devant quoi s’écrouler, – M. Joseph ne vit rien !…
« Drôles ! coquins ! Marauds ! poursuivait le vicomte furieux ; je vous chasse !
– Grâce !… »
Pan ! un coup de pied dans le derrière à M. Joseph, qui s’enfuit en hurlant :
« La voix de Monsieur ! Monsieur revient ! Monsieur est mort ! »
Mlle Justine s’était ruée sur les talons de M. Joseph, les bras en ailes de moulin.
Il y eut là-bas, au bout de l’enfilade des appartements, un fracas d’éperdue dégringolade dans les escaliers, et le vicomte, demeuré seul, pouffa de rire.
« Qu’est-ce qui leur prend ?… Imbéciles !… »
III
Passé dans son cabinet de toilette, tandis qu’il procédait devant sa psyché à la réfection de son nœud de cravate dérangé par cette exécution, – comment exprimer le singulier phénomène dont il fut témoin ? – d’Escoublac constata que la glace ne lui renvoyait pas son image, mais qu’en revanche, elle réfléchissait l’image des objets placés derrière lui !
« Ah ! çà, pensa-t-il, c’est épatant ! »
Il se palpa, vérifia d’un tact multiple sa corporelle identité, se rapprocha de la psyché à la toucher… derechef, le miroir ne refléta rien d’autre que de quelconques meubles par transparence, mais, de son effigie personnelle, – rien !
« Décidément, épatant ! Je ne suis pourtant pas un pur esprit ? »
Soudain, il poussa un cri, se remémorant l’exclamation terrifiée de Joseph :
« La voix de Monsieur !. Monsieur revient ! Monsieur est mort ! »
« Allons ! je suis mort, comme ça, sans m’en douter !… Extraordinairement prodigieux !… Seulement, je serais curieux de savoir où et comment j’ai bien pu mourir. »
Alors, comme il cherchait à se remémorer « ses derniers moments, » il songea à l’Égyptien et à son legs bizarre in extremis, et, brusquement, en son cerveau, une clarté se fit.
Eût-on cent fois mérité sur les bancs du collège une réputation de cancre invétéré, – ç’avait été le cas du vicomte, – il est certaines légendes qu’il n’est pas permis d’ignorer, – telle est la légende de Gygès et de son anneau, celle, du moins, que nous conte Platon dans sa République.
Gygès, berger de Candaule, roi de Lydie, trouva après un orage terrible, dans une profonde crevasse du sol, un géant mort enfermé dans les flancs d’un cheval de bronze. Le géant avait au doigt un anneau d’or, et cet anneau avait la propriété de le rendre invisible : pour cela, il suffisait à qui le portait d’en tourner le chaton vers la paume de sa main.
Escoublac tenta l’expérience à diverses reprises, et l’expérience fut concluante : il put se révéler et s’éclipser à volonté. C’était bien, – après quelle succession d’avatars fabuleux, – l’anneau de Gygès qu’il venait d’hériter de ce fellah crasseux ! – Comme quoi toute bonne action porte en elle-même sa récompense.
La légende ajoute que le berger se servit de l’anneau magique pour contempler sans voiles la femme de son roi, ce qui ne laissa pas de rendre un instant le vicomte rêveur.
« Parbleu ! se dit-il, se souvenant des libertés de langage de M. Joseph, je tiens là un talisman d’une valeur inappréciable et qui, à défaut d’autres privilèges, me donne à tout le moins celui de connaître la vérité. »
IV
S’étant tracé tout un programme d’enquêtes, le vicomte se mit en devoir de le réaliser scrupuleusement.
Grâce à la vertu du talisman magique, il connut l’envers des feuilles, souleva les masques, pénétra dans les coulisses de la vie ; il s’assit aux conseils des ministres, – là il en vit de drôles, – il se mêla aux élus de la sacro-sainte Académie un jour de séance de dictionnaire, – et, bien que Zola fût consigné à la porte, il en entendit de raides ; – il apprit dans les couloirs des assemblées politiques et dans les salles de rédaction des journaux influents par quels arguments et pour la satisfaction de quels misérables appétits individuels on agite des troupeaux d’hommes ; il surprit dans le cabinet du critique influent sur quels fondements s’assoit la réputation de l’ingénue ; il vit les pieds d’argile des idoles de la foule, et les tares cachées de ses dieux ; il assista aux tours de passe-passe et aux virevoltes savantes des tribuns qui lui livrèrent le secret de leurs enthousiasmes, de leurs haines et de leurs capitulations ; sous ses yeux, dans les petits coins des salons, derrière les paravents et les éventails, défilèrent les mensonges d’amour, les reniements d’amitié, les déchirements par-derrière après les protestations chaleureuses, toutes les canailleries, calomnies, intrigailleries, rosseries et mufleries des gens de son monde, et les saletés et les infamies cachées sous la convention de leurs sourires et sous le vernis de leur correction ; il se faufila dans les cabinets de toilette et les alcôves, – ce qui lui procura parfois d’incoercibles envies de rire : il y vit, habilement masquées sous la science des maquillages et le triomphe des orthopédies, des choses hideusement grotesques, – et en dépit des compensations inévitables, tout ce qui, les écailles tombées de ses yeux, se révéla à lui dans la brutalité du réel, tout cela, en somme, lui apparut laid, cruel et désolant. Le monde physique n’était qu’un bocal de monstres ; le monde social un vivier sanglant où l’universel déchaînement des appétits, l’immolation du faible au fort, s’érigeaient en vertus grâce à l’hypocrisie des formules ; le monde moral un fumier en pleine décomposition sur lequel çà et là germaient et s’épanouissaient de rares fleurs…
Une foi, pourtant, surnageait encore dans le naufrage de ses croyances : la foi, non point à l’amitié et à l’amour, mais à une amitié, à un amour, – l’amitié de son vieux camarade de Fontenay, l’amour de la vicomtesse sa légitime épouse.
Un jour, – bien involontairement certes, – grâce non plus à son talisman magique, mais au hasard d’une porte ouverte, le pauvre vicomte perdit d’un seul coup cette dernière et double illusion.
Et ce jour-là, comble la coupe du désenchantement, il résolut de mourir…
V
Sur la berge de la Seine, il s’arrêta. Le fleuve sombre, pailleté de feux multicolores, coulait à pleins bords entre ses piles avec un bruit sinistre comme dans les romans de M. de Montépin. Là-bas, houlait et flamboyait Paris, la cité d’iniquités et de mensonges.
Le vicomte tendit le poing vers elle dans un geste de suprême malédiction.
« Ô l’héritage inestimable que la bague du fellah pouilleux ! Heureux, certes, qui obtint de contempler la Vérité dans sa nudité auguste, telle qu’apparut la femme du roi Candaule au berger de Phrygie !… Sans le fard nécessaire, sans le piment et la séduction du Mensonge, la Vérité n’est que Laideur. Savants de tout poil et de tout vol, engeance détestable, physiologistes, physiciens, chimistes, analystes, psychologues, philologues, exégètes, découvreurs de microbes, inventeurs de scalpels, de microscopes, de rayons cathodiques et de systèmes, fouilleurs de corps, démonteurs d’âmes, démolisseurs de mythologies, contempleurs d’idéaux, dénicheurs de dieux, arracheurs de bandeaux sacrés, coupeurs d’ailes, décrocheurs d’étoiles, vous tous qui vous intitulez bienfaiteurs de l’Humanité, – bienfaiteurs à rebours, tous, vous êtes stupides et malfaisants ; tous, vous contribuez à tuer le bonheur de l’Humanité, car vous tuez la Poésie, qui est le pain de son âme et de sa vie, car vous chassez du paradis de son rêve l’Illusion sainte, qui est la forme divine du Mensonge !… »
Ayant dit, et le chaton de sa bague intérieurement tourné vers sa paume afin qu’on ne retrouvât point ses restes, – résolument le vicomte piqua sa tête dans le fleuve.
En quoi le pauvre garçon prouva surabondamment qu’il n’était qu’un imbécile.
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(Maxime Audouin, « Conte du lundi, » in Le Petit Républicain de l’Aube, journal quotidien, douzième année, n° 3824, lundi 29 novembre 1897 ; repris, avec quelques modifications, dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingtième année, n° 2227, mardi 17 novembre 1903 ; « Nos Contes, » in L’Indépendant des Basses-Pyrénées, journal républicain, cinquante-huitième année, n° 17442, mercredi 24 décembre 1924. Illustration de Jean Veber pour « Le Raccommodeur de cervelle, » in Contes des Dix Mille et deux Nuits de Félix Duquesnel, Paris : Ernest Flammarion, [1904])
C’était un soir, à l’étape, en plein Sahara.
Toute la journée avaient déferlé sur nous, en vagues aveuglantes, des tourbillons de sable soulevés par la tempête à travers le Tanezrouft. Nos méhara, fermant un œil du côté d’où venait le vent, avançaient avec peine, butaient et tombaient sur les genoux en poussant des beuglements désespérés. Il fallait les aider à se relever, les tirer par la bride, marcher sur ces cailloux serrés, calcinés, qui s’effritent, se désagrègent, mais brisent les chaussures les plus solides.
Nous nous étions arrêtés enfin dans une sorte de cirque fantastique entouré de rochers déchirés, ajourés, tordus, dont plusieurs dépassaient vingt mètres en hauteur et qui évoquaient les ruines d’un temple de l’Apocalypse aux ombres effrayantes, dans la demi-clarté du soir.
Bien que le vent se fût calmé, le froid était vif. Nos chameliers avaient réussi, je ne sais comment, à allumer un maigre feu et, assis en cercle sur des pierres, nous mangions les maudites conserves de chaque jour, qui grinçaient sous la dent à cause du sable.
Si misérable que fût ce feu, il créait un peu d’intimité dans la sauvagerie du décor, évoquant le foyer provisoire, tel que nous pouvons l’imaginer, des nomades préhistoriques. Quand la nuit fut complète, au lieu de nous endormir tout de suite comme nos compagnons et les bêtes, également assommés de fatigue, nous restâmes longtemps à causer, drapés frileusement dans nos burnous sales, Esquier, Renaudin et moi. Des histoires de brousse, naturellement.
Près du Chari, deux ans plus tôt, Esquier se trouvant dans une position difficile après une rencontre avec les Bafoulés, qui lui avaient tué tout son monde dans une embuscade, avait failli crever comme un chien errant, dans l’impossibilité où il se trouvait de faire du feu.
« C’était au début de la saison des pluies. Le sol de la forêt ressemblait une éponge. Un brouillard de buanderie. Rien à croûter et pas de feu. J’ai essayé cent fois de produire une étincelle en frottant deux bois l’un sur l’autre, comme je l’avais vu faire aux noirs. Ces bougres-là réussissent toujours. Nous, nous n’aurons jamais la main. Il y a un coup à attraper qui nous échappe. Si un sergent du poste parti à ma recherche avec des miliciens ne m’avait retrouvé, j’étais fait, ce qui prouve que, face à face avec les forces de la nature, nous sommes inférieurs aux primitifs, chaque fois que l’outil, la machine ne nous apportent pas leur aide.
– Parbleu, dis-je, nous avons tout désappris.
– Je voudrais bien savoir, reprit Esquier, comment le premier homme se procura du feu.
– J’imagine que, passant près d’un incendie de forêt, il prit un tison, une torche, et emporta son trésor en soufflant dessus pour entretenir la flamme.
– Vous blaguez, mais il nous est difficile d’admettre une hypothèse très différente de celle-là.
– Les noirs ont trouvé autre chose, affirma Renaudin, qui, ethnographe averti, connaissait beaucoup d’anecdotes et de légendes dont aucun livre n’a jamais fait mention. Une espèce de sorcier qui avait eu maille à partir avec les Portugais dans l’Angola et avec les Belges au Congo m’a raconté cela, dans le temps, à Brazzaville. C’est en somme l’histoire du Prométhée noir.
– Allez-y.
– Au commencement du monde, donc, les hommes n’avaient pas de feu. Ils eurent l’idée d’aller chercher là-haut, dans les nuages, un peu de celui qui, souvent, s’y montre en produisant un fracas épouvantable. L’un d’eux grimpa donc en l’air pour aller chercher le feu du ciel. Nous manquons de détails sur le moyen qu’il employa ; peu importe, d’ailleurs !
Arrivé au premier ciel, le noir aperçut des hommes étranges, des moitiés d’hommes plutôt, puisque leur corps s’arrêtait à la ceinture. Cela le fit rire aux larmes, car il était d’un naturel gai.
Au deuxième ciel, ayant vu d’autres hommes plus bizarres encore qui marchaient sur la tête, il les tourna en ridicule et continua son ascension.
Au troisième ciel, il rencontra des gens qui se traînaient sur les genoux. Il leur adressa des quolibets, les comparant irrévérencieusement à des limaces.
Au quatrième ciel, enfin, habitait le dieu Mulungu. Le noir se prosterna respectueusement devant lui et lui demanda le feu du ciel.
« Reviens demain, répondit le Tout-Puissant, et je te donnerai du feu. »
Le noir revint donc le jour suivant et fut encore reçu par Mulungu. Le dieu se tenait majestueusement dans un palais magnifique sur un trône d’ivoire merveilleusement sculpté. Devant lui étaient alignés dix somptueux vases d’or bossués de pierres précieuses, plus beaux que tout ce que l’imagination peut concevoir, et aussi deux modestes vases de terre semblables à ceux que tous les noirs possèdent dans leur case.
« Choisis l’un de ces vases, » dit le dieu.
Le noir n’hésita pas, sauta naturellement sur un vase d’or et regarda immédiatement ce qu’il contenait.
Le vase précieux ne renfermait que de la cendre.
« Pourquoi, demanda le Tout-Puissant, t’es-tu moqué de mes enfants, hier, au premier, au deuxième et au troisième ciel ? Va-t-en ; le feu n’est pas pour toi. »
Plusieurs hommes tentèrent le même voyage chez le dieu Mulungu, mais aucun ne vit ses efforts couronnés de succès. Alors, une femme se décida à son tour.
Tandis qu’elle montait vers le quatrième ciel, elle rencontra les hommes étranges qui n’avaient que la moitié d’un corps, ceux qui marchaient sur la tête et ceux qui rampaient comme des limaces. Plus adroite que ses prédécesseurs, elle les félicita tous de leur bonne mine, déclara qu’ils marchaient avec grâce et avaient véritablement fière allure.
Le dieu l’ayant reçue, elle dansa, chanta et fit mille singeries pour lui plaire. Alors, Mulungu lui offrit avec bienveillance de choisir parmi les vases d’or et d’argile. Elle prit modestement un vase de terre.
« Celui-ci, déclara-t-elle, est bien assez beau pour moi. »
La femme souleva le couvercle et jeta un grand cri d’admiration, car le vase contenait le feu.
Depuis cette époque lointaine, les femmes passent pour être beaucoup plus subtiles que les hommes, mais les hommes ont profité de la circonstance pour leur confier les travaux de la cuisine. »
Durantin se tut. Notre feu était mort. Chacun s’enroula dans ses couvertures et s’immobilisa. Seule régna au loin, près de nous, partout, la lente, la lugubre, l’éternelle chanson des sables.
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(André Reuze, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, vingt-et-unième année, n° 7127, mardi 17 juin 1930 ; sous le pseudonyme de « Jacques Cézembre » : « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, trente-huitième année, n° 9877, jeudi 27 novembre 1930 ; « Conte du Petit Provençal, » in Le Petit Provençal, organe de la démocratie du Sud-Est, cinquante-sixième année, n° 19772, mardi 31 mars 1931 ; « Contes et nouvelles, » in Le Populaire, organe du Parti socialiste (S. F. I. O.), quarante-cinquième année, n° 3469, dimanche 7 août 1932 ; in Rustica, hebdomadaire illustré, revue universelle de la campagne, cinquième année, n° 35, dimanche 28 août 1932 ; in L’Écho du Nord, cent dix-septième année, n° 85, lundi 26 mars 1934. Ce texte a été repris dans l’anthologie de Fabrice Mundzig, Fouilles archéobibliographiques (Bribes), Bibliogs, collection « Sérendipité » n° 12, avril 2017. L’illustration est extraite de la publication dans L’Écho du Nord)
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☞ André Reuze avait déjà utilisé cette légende dans une chronique publiée en 1912 dans le Journal des Voyages, sous le pseudonyme de « Marin Beaugeard. » On en trouvera la source dans un entrefilet du Journal des Débats daté du 29 août 1903, qui a été repris une douzaine de fois dans la presse de l’époque. Nous reproduisons ces deux articles ci-dessous.
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Prométhée Noir
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Voici une légende que l’on raconte en Afrique allemande dans les huttes de ces guerriers farouches qui opposèrent souvent une vive résistance aux soldats de Guillaume II.
D’après cette légende, les fils de Cham auraient eu, eux aussi, leur Prométhée.
Au commencement du monde donc, les hommes n’avaient pas de feu.
Ils eurent l’idée de ravir le feu céleste et un nègre grimpa en l’air pour l’aller chercher.
Comment ?…
L’histoire ne le dit pas et l’aéroplane n’ayant pas encore fait son apparition à cette époque, on ne peut se livrer qu’à des conjectures sur le moyen qu’il employa.
Peu importe, d’ailleurs.
Arrivé au premier ciel, le noir aperçut des hommes étranges, des moitiés d’hommes plutôt, puisque leur corps s’arrêtait à la ceinture. Cela le fit rire aux larmes, car il était d’un naturel gai.
Au deuxième ciel, il vit d’autres hommes plus bizarres encore, qui marchaient sur la tête.
Il les tourna en ridicule et continua son ascension.
Au troisième ciel, il rencontra des gens qui se traînaient sur les genoux. Il leur adressa des quolibets, les comparant irrévérencieusement à des limaces.
Au quatrième ciel enfin habitait le dieu Mulungu.
Le noir se prosterna respectueusement devant lui et lui demanda le feu du ciel.
« Reviens demain, répondit le Tout-Puissant, et je te donnerai du feu. »
Le nègre revint le jour suivant et fut encore reçu par Mulungu.
Le dieu se tenait majestueusement dans un palais magnifique sur un trône d’ivoire merveilleusement sculpté. Devant lui étaient placés dix somptueux vases d’or sertis de pierres précieuses, plus beaux que tout ce que l’esprit peut imaginer, et deux modestes vases de terre semblables à ceux que tous les nègres possèdent dans leur case.
« Choisis l’un de ces vases, » dit le Dieu.
Le nègre n’hésita pas, comme bien vous pensez, et se saisit d’un vase d’or.
Curieusement, il regarda aussitôt ce qu’il contenait.
Le vase précieux ne renfermait que de la cendre…
« Pourquoi, dit le Tout-Puissant, t’es-tu moqué de mes enfants hier, au premier, au deuxième et au troisième ciel ? Va-t-en ! le feu n’est pas pour toi. »
Plusieurs hommes tentèrent le même voyage chez le dieu Mulungu, mais aucun ne vit ses efforts couronnés de succès. Alors, une femme se décida à son tour.
Tandis qu’elle montait vers le quatrième ciel, elle rencontra les hommes étranges qui n’avaient que la moitié d’un corps, ceux qui marchaient sur la tête et ceux qui rampaient comme des limaces.
Beaucoup plus adroite que ses prédécesseurs, elle les félicita tous de leur bonne mine, déclara qu’ils marchaient avec grâce et avaient véritablement fière allure.
Le dieu l’ayant reçue, elle dansa, chanta et fit mille grâces pour lui plaire.
Alors, Mulungu lui offrit avec bienveillance de choisir parmi les vases d’or et d’argile.
Elle prit modestement un vase de terre.
Elle souleva le couvercle et jeta un cri d’admiration… Le vase contenait le feu !
Depuis cette époque lointaine, les femmes passent pour être beaucoup plus subtiles que les guerriers farouches du pays noir de Hagogo.
Ne trouvez-vous pas que cette jolie légende tient à la fois des fables de La Fontaine et des contes de Charles Perrault ?…
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(Marin Beaugeard [pseudonyme d’André Reuze], « Au Pays de Hagogo, » in Journal des Voyages et des Aventures de Terre et de Mer, n° 832, dimanche 10 novembre 1912 ; Charles Humbert, « La Proue et le soleil, » huile sur toile, 1949)
LE FEU DU CIEL
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L’histoire de Prométhée, ravisseur du feu, se raconte jusque sous les huttes sauvages des nègres de l’Afrique allemande. Mais la version qu’on y admet diffère beaucoup de celle que nous connaissons. Au commencement du monde, les hommes n’avaient point de feu : ils convoitèrent le feu céleste ; un nègre monta pour aller le chercher. Arrivé au premier ciel, ce nègre aperçut des hommes qui n’avaient que la moitié d’un corps, et cela le fit rire. Au second ciel, il vit des gens qui marchaient sur la tête et il se moqua d’eux. Les habitants du troisième se traînaient sur les genoux ; il les traita de limaces. Parvenu enfin au quatrième ciel, demeure du dieu Mulungu, le nègre, se prosternant aux pieds du Tout-Puissant, exposa sa requête. « Reviens demain, répondit Mulungu, et tu trouveras du feu. » Le lendemain, le nègre, reçu par Mulungu dans une salle magnifique, aperçut devant le dieu une dizaine de vases d’or décorés de merveilleuses ciselures et deux méchants pots de terre, de l’aspect le plus grossier. « Choisis, » dit Mulungu. Le nègre, sans hésiter, prit le vase le plus orné ; il y trouva de la cendre. « Pourquoi, demanda le dieu, as-tu ri de mes enfants, en les rencontrant sur ta route ? Il n’y a donc rien de ridicule sur la Terre ? retournes-y ; le feu n’est pas pour toi. »
Plusieurs autres hommes refirent le voyage ; aucun d’eux ne fut plus heureux. Une femme, enfin, se décida à tenter l’aventure. En chemin, elle vit les habitants célestes qui n’avaient que la moitié d’un corps, ceux qui marchaient sur la tête, ceux qui se traînaient sur leurs genoux ; à tous, elle fit compliment de leur bonne mine ; elle loua leur démarche, leur grâce et leur talent. Devant Mulungu, elle chanta et dansa. Quand on lui présenta les vases d’or et les pots-bouille d’argile : « Ceux-là, dit-elle, sont trop beaux pour moi, » et elle choisit modestement une des marmites de terre où elle trouva le feu. Depuis ce temps, les femmes passent pour plus subtiles que les hommes dans tout le pays de Wagogo.
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(Anonyme, « Au jour le jour, » in Journal des Débats politiques et littéraires, cent-quinzième année, n° 239, samedi 29 août 1903 ; Raoul Hynckes, « Nature morte cubiste à la statuette baoulé, » huile sur toile, sd)