Avril 1883
Vous connaissez tous Pécuchet, l’illustre Pécuchet, l’inséparable ami du non moins illustre Bouvard, le Pécuchet de Gustave Flaubert.
Et vous savez, n’est-il pas vrai, que le grand romancier normand n’a pas fini l’histoire de ces modernes émules d’Oreste et Pylade, par la bonne, ou plutôt par la mauvaise raison, qu’il a rendu le dernier soupir avant d’avoir pu compléter son manuscrit.
Mais ce que vous ne savez peut-être point, c’est que, Flaubert fût-il toujours de ce monde, l’histoire de Pécuchet ne pourrait, aujourd’hui même, être terminée.
Ce que vous ne savez peut-être point, c’est qu’en 1883 Pécuchet vit encore.
« Pécuchet ! dites-vous avec une hilarité sceptique. Pécuchet ! reprenez-vous en goguenardant. Mais si ! nous savons que Pécuchet n’est pas mort. Pécuchet n’est-il pas immortel ? »
Immortel, il se peut que notre homme le soit, moralement parlant. Mais il ne s’agit pas de cela. Il ne s’agit ni de vie spirituelle ni d’éternité littéraire. Ce que je veux dire, c’est que vraiment, réellement, authentiquement, Pécuchet n’a pas cessé d’exister ; c’est que Pécuchet respire ; c’est que Pécuchet va, vient, sent, entend, voit, boit, mange, digère, se mouche, se couche, se lève, et copie, copie toujours, comme toujours il copia, car le bonhomme n’est guère autre chose, vous vous en souvenez assurément, qu’une vivante machine à copier.
Oui, Pécuchet subsiste en chair, en os et en esprit. C’est un fait. C’est une source non tarie de documents humains.
Ah ! vous dressez l’oreille. D’incrédule, vous devenez curieux. Ça vous intrigue. Il faut vous raconter ça.
Je ne demande pas mieux.
Le hasard me conduisit, il y a quelques jours, vers les déclivités de la Montagne Sainte-Geneviève, en ce point où le Paris provincial d’outre-Seine a été récemment éventré par l’ouverture de larges voies nouvelles.
Tout dépaysé, j’errais à l’aventure ; et je constatais, avec un étonnement triste, l’aspect violemment transformé des choses et des lieux. Dans les temps déjà si lointains de notre insoucieuse jeunesse, à la place de ce boulevard vide et béant, il y avait là un fouillis inextricable de ruelles antiques, de maisons noires et ridées, à pignons et à tourelles.
Chaque façade avait alors son individualité, son caractère. La vétusté même de ces murs plusieurs fois centenaires offrait un charme mystérieux ; ils semblaient imprégnés d’humanité vive, d’humanité pensive, d’humanité militante et souffrante. Ils avaient été dorés et brunis par tant de soleils disparus, par tant d’ombres envolées ! Le flux et le reflux des jours et des ans s’y étaient traînés tant de fois ! On y évoquait tant de choses et tant de pensées !
À travers la poussière du plâtre et les éclats de pierre des chantiers, j’avançais à pas lents, peiné de voir la froide et rude banalité remplacer partout les libres manifestations de la vie ondoyante et diverse. Ô les grandes maisons carrées, massives, anonymes, uniformes, alignées sous le paratonnerre comme des Prussiens sous le casque à pointe, vastes et plates comme la Poméranie, bêtes comme les cadavres échoués des moutons de Panurge, roides comme des abstractions géométriques, sans grâce, sans élan, sans vie, sans âme, avec leurs balcons à écriteaux et leurs carreaux barbouillés par les peintres, avec leurs cafés bleus, leurs traiteurs rouges, leurs musées de monstruosités médicales et leurs femmes géantes à jambes éléphantesques, honorées sur le tableau-affiche de la visite de plusieurs têtes couronnées ! Ô la tristesse accablante des grandes maisons neuves, de ces grandes maisons funèbres comme des caveaux, nues et glacées comme la mort !
Navré, je baissai les yeux pour ne plus rien voir de ce désolant spectacle. Pendant quelques minutes, je suivis machinalement la chaussée, livré tout entier aux réflexions amères et aux turbulents souvenirs, qui se disputaient dans une brume mélancolique les cellules sans phosphorescence de mon cerveau désenchanté ! Mais bientôt, cette bataille intime ne me réjouissant guère, je relevai le nez pour chercher au-dehors quelque diversion.
La rue montante tournait brusquement, formant un coude. Ce coude était accentué, d’un côté, par le mur d’un petit jardin plein d’acacias maigres, puis par une palissade fermant un terrain vague ; de l’autre côté, par deux hautes bâtisses à porte cochère. Sur la première porte cochère, on lisait en lettres d’or : Institution Tarin ; sur la seconde, en lettres noires : Institution Ransure.
À l’endroit où la palissade joignait le mur du petit jardin, en face des portes cochères, s’élevait, établie et calée je ne sais comment, une mince échoppe en planches de diverses couleurs également décolorées. L’échoppe était percée d’une porte basse et d’une fenêtre étroite. Quand je relevai la tête, je me trouvais juste devant la croisée, si bien que l’inscription, collée en dedans, au carreau supérieur, m’entra tout droit dans les yeux et dans le cerveau.
Cette inscription offrait, en capitales manuscrites, ces deux mots :
ÉCRIVAIN ICI
Une seconde inscription, tout à côté, à l’autre carreau, en capitales identiques, portait :
ÉCRIVAIN PUBLIC
Une autre, en plus petits caractères :
LETTRES À PARTIR DE 0 Fr. 50
Une autre, en caractères plus petits encore :
L’écrivain ne fait pas de lettres anonymes.
Une dernière (c’était la bonne, c’était le bouquet !) présentait ces trois lignes étonnantes, ces trois lignes mémorables, ces trois lignes sans pareilles :
PENSUMS GRECS,
LATINS
ET FRANÇAIS
Les rêves, les pensées, les spéculations, les délires, que ces lignes magiques éveillèrent en moi, vous les devinez.
Je restai cloué sur place, la bouche bée, les yeux ronds.
Pensums grecs, latins et français ! Je ne pouvais détacher mes regards de ce nouveau Mane, Thecel, Pharès. J’étais en extase.
Puis la réaction se fit. Ma lèvre inférieure devint dédaigneuse. Pourquoi ce prétentieux écrivain avait-il oublié les pensums hébreux ? Pourquoi les pensums anglais, russes, chinois, allemands, italiens, hongrois, espagnols, japonais, arabes, algonquins, nègres, patagons, et tous les autres pensums en langues mortes, vivantes, ou à naître, ne figuraient-ils pas sur l’écriteau ?
Écriteau vraiment dérisoire.
Et pourquoi pas, en outre, la langue des oiseaux, la langue des chiens et la langue des grenouilles, dont il est parlé en de vieux livres de légendes ?
Trois fois dérisoire écriteau !
Un instant de réflexion me rendit tout entier à mon premier enthousiasme ; et je me sentis, pour tout de bon, repincé par le pensum latin, contrepincé par le pensum grec.
Un point d’interrogation, un nouveau point d’interrogation, surgit des profondeurs de ma pensée : « Quel peut être ce triple entrepreneur de classiques pensums, ce bachelier public à trois becs de plume, cette trinité en échoppe ? D’ou sort ce pauvre et savant serviteur des écoliers paresseux et bavards ? Après quel inénarrable naufrage est-il venu s’échouer au bord de ce trottoir ? Quel cataclysme a réduit cet être bien élevé à prendre l’état de pensummier ? »
Mystère ! je rêvai, rêvai, rêvai. L’inventeur de l’écriteau n’avait-il pas autant d’imagination que d’instruction, autant d’audace que d’imagination ? Afficher une entreprise de pensums français à cinquante pas de la Sorbonne, à la barbe ou au menton rasé de tout un monde de proviseurs, recteurs, inspecteurs, professeurs, répétiteurs et pions, c’était déjà joli. Mais y joindre le pensum latin, n’était-ce pas superbe ? Et y ajouter le pensum grec, n’était-ce pas majestueux, sublime, beau comme l’antique ?
Ce savant inspiré et hardi, ce génie original et serviable, je brûlai du désir immodéré de le voir, de le connaître, de le pénétrer. Il me le fallait. J’ouvris avidement la porte de l’échoppe ; et, le cœur battant comme à un premier rendez-vous d’amour, j’entrai.
C’était tout petit, mais fort bien aménagé. Ordre et propreté. Des planches, des casiers, deux chaises, une table. Sur la table, tout ce qu’il faut pour tout écrire et effacer tout. Devant la table, un vieux fauteuil en cuir. Dans les bras du fauteuil, un homme, non ! un monsieur, grave, bien assis, jeune encore quoique très vieux, armé de lunettes miroitantes, et coiffé d’une calotte noire qui laissait descendre sur chaque tempe une mèche plate de cheveux poivre et sel.
Je le contemplai. D’un geste affable et digne, il m’offrit une des deux chaises. Je la pris, sans cesser de le contempler. Il se sentit vaguement gêné. Muet, je le contemplai toujours. Il rougit. Je le contemplai impitoyablement. Il toussa. Je maintins ma contemplation. Il ôta sa calotte, il semblait avoir envie de pleurer. Mon regard ne le lâchait pas.
Mais, tandis que mes yeux restaient fixés sur lui, mon imagination allait, trottait, courait, galopait, prenait le mors aux dents, m’emportait en pleine fantaisie.
Cet homme transcendant, cet inventeur à calotte noire et à mèches plates, cet être sublime et timide, me disais-je tout bas, à quelle espèce appartient-il ?
Ô Hommes-Athéniens, ô Peuple et Sénat de Rome, ô Quirites, ô Pères-Conscrits, révélez-moi son passé, ouvrez-moi son cœur !
Serait-ce le Juif-Errant, après une commutation de peine ? Non ! non ! car il ferait aussi des pensums juifs et chaldéens.
Serait-ce un espion borusse ? Ils savent toutes les langues, ces Allemands. Non ! il aurait affiché des pensums sanscrits. Son érudition l’aurait trahi.
Qu’est-ce donc enfin que cet homme ?
Un fou ? Il n’en a pas l’air. Et puis, sa femme, sa fille, son gendre ou sa belle-mère l’aurait déjà fait enfermer dans un asile.
Est-ce un lord anglais qui tient un pari ?
Sort-il d’un conte d’Hoffmann ou d’une nouvelle d’Edgar Poe ?
Existe-t-il réellement ?
Ou n’est-il qu’un fantôme, une erreur des sens, un mirage, un spectre, une hallucination ?
J’avais la tête en feu. Je ne pus me contenir plus longtemps. Pour voir si l’homme existait en réalité, je lui pris le bras brusquement.
Il jeta un cri.
Je ne m’étais pas trompé, il vivait.
Je reconquis sur-le-champ toute ma placidité. J’avançai ma chaise. Il s’était reculé ; il me considérait avec défiance, et même avec un peu d’effarement. Je lui fis un sourire. Il fallait le calmer.
Or, j’allais, à cet effet, lui adresser onctueusement la parole, quand, tout d’un coup, un éclair me traversa l’esprit.
« Pécuchet ! » m’écriai-je.
De stupéfaction, il laissa tomber sur sa cuisse, et de sa cuisse à terre, sa majestueuse plume d’oie.
« D’où… d’où… d’où me connaissez-vous ? » s’écria-t-il.
C’était bien la voix forte, caverneuse, dont parle Flaubert. C’était bien notre homme. C’était Pécuchet.
Tel vous l’avez vu dans le roman, tel il se tenait là, devant moi, sous mes yeux, dans l’échoppe, entre la table à tout écrire et la fenêtre portant l’annonce des pensums classiques et l’annonce des lettres non anonymes.
« Non anonymes, pensai-je. Honnête Pécuchet, je te reconnais là. »
Et, réfléchissant, je lui dis :
« Comment faites-vous pour savoir si les lettres sont anonymes ou ne le sont pas ? Le premier venu ne peut-il point vous faire mouler un faux nom au bas de la missive ? En ce cas, c’est comme s’il n’y avait aucune signature ; c’est l’anonymat avec circonstances aggravantes.
– Je fais mon devoir, répondit héroïquement Pécuchet. Que les autres fassent le leur ! Advienne que pourra !
– Et rédigez-vous toutes les lettres signées, même celles dont pourraient s’alarmer la pudeur, le bon goût et la morale ?
– La morale, le bon goût et la pudeur n’ont jamais eu à se plaindre de moi, monsieur !
– Et comment discernez-vous, par exemple, les lettres écrites pour le bon motif des lettres écrites pour un motif différent ?
– On voit cela à la figure des gens. On est un peu philosophe. On laisse le reste aux dieux. »
Vive Pécuchet ! Décidément c’était lui, corps et âme. Je reconnus sur sa table et sur ses tablettes l’Encyclopédie Roret, le Manuel du Magnétiseur, le Fénelon, les deux noix de coco. Il avait sur le dos sa vieille camisole en indienne. Ses jambes, prises comme autrefois en des tuyaux de lasting noir, manquaient, comme autrefois, de proportion avec le buste. Il semblait toujours porter perruque, tant ses mèches tombaient plates de son crâne élevé ! Son nez descendait plus bas que jamais. Il avait conservé, revu et augmenté, cet air sérieux qui, dès le premier abord, frappa, conquit Bouvard.
« Au fait, qu’est-il devenu, Bouvard ? Car vous voilà seul.
– Hélas ! ne m’en parlez pas. Pauvre ami !
– Eh quoi ?
– Je suis veuf de lui ! »
Pécuchet eut une larme. « Cela a dû être bien triste pour vous. Comment a-t-il succombé ? »
Pécuchet eut un sanglot.
« Il était de la Commune. Il a été fusillé au Luxembourg. »
À mon tour, je fus suffoqué par l’étonnement.
Bouvard fédéré, Bouvard fusillé ! Le bon, le gai, le rond Bouvard, Bouvard le rabelaisien !
Ce n’était que trop vrai. L’optimisme de Bouvard avait tourné à l’aigre. Affolé par le siège de Paris, par Ducrot et Trochu, par les trois Jules, par Champigny et Buzenval, par la viande de cheval et le pain de son, par la poudre et la famine, par l’armistice et la capitulation, Bouvard, réfugié avec Pécuchet dans la capitale, Bouvard était devenu enragé.
Il avait été élu à je ne sais quel grade, à je ne sais quelle fonction.
Il était entré, comme les autres, à l’Hôtel-de-Ville.
Il avait, comme les autres, fait des discours, des motions.
Comme les autres, il avait été mis en prison.
Puis, il avait été mis en liberté.
Il avait été fait général.
Il s’était battu.
Il avait désespéré.
Il avait voulu mourir.
Il était tombé, blessé à l’épaule, derrière une barricade.
On l’avait relevé, pour le juger et le fusiller.
On lui avait tiré le coup de grâce dans l’oreille gauche.
Et il avait rendu l’âme, en criant : « C’est la fin de tout ! »
Pécuchet me raconta mélancoliquement ces choses mélancoliques.
« Bouvard, vous le voyez, a renié au dernier jour l’idéal de sa vie entière, fit-il en terminant. Bouvard est mort, la Révolution dans le cœur. Il avait brusquement répudié ses idées pour adopter les miennes. N’est-ce pas étrange ?
– Étrange !
– Et comment expliquerez-vous qu’en même temps, moi, Pécuchet, j’ai répudié mes idées pour adopter les siennes ? J’ai été subitement envahi par ses convictions comme par un déluge. L’homme antérieur est resté noyé sous le flot torrentiel ; il en est sorti un Pécuchet tout nouveau, un Pécuchet bouvardé et bouvardant. Je croyais à l’imminente invasion de l’industrialisme américain, au règne prochain du pignouflisme universel. Et maintenant j’ai foi dans le progrès indéfini, dans l’harmonie des mondes. L’âme de Bouvard a émigré en moi, comme en lui émigra mon âme. Bouvard m’apparaît tous les jours après déjeuner. Je rêve de lui trois nuits sur quatre. J’ai des convictions philanthropiques. Je théorise suavement, je suis tendrement illuminé. L’avenir ne se dresse plus devant moi comme une vaste ribote d’ouvriers. Je me sens devenir dieu, le dieu Pécuchet. »
Cette divinité imprévue me dérida.
« En attendant l’apothéose, reprit l’excellent homme, je fais des pensums. Je copie. Sans cela, la solitude m’aurait tué. Oh ! je n’ai pas osé retourner seul en Normandie. À Paris, on se tire toujours d’affaire. Je copie du français, du grec, du latin. Ça me rajeunit. Et, en copiant, je rends service à de pauvres petits diables d’enfants, je mets en fureur d’affreux cuistres ; c’est toujours autant de gagné. Je suis aussi heureux que je le puis être. On m’a proposé une place dans les bureaux de la ville. On m’a offert le ruban violet d’officier d’Académie. J’ai refusé.
– C’est beau.
– Je n’aime pas le violet. Couleur épiscopale ! Je ne désire plus qu’une chose : devenir membre de la Société des Gens de lettres.
– Ah !
– Oui, pour ne pas crever à l’hôpital et pour avoir un discours sur ma tombe. Je vais publier un volume composé des lettres d’amour que le public des deux sexes m’a dictées depuis que je suis venu m’établir ici. Il sera curieux, ce recueil. Je vous l’offrirai, avec une belle dédicace en ronde. Vous verrez ! »
J’attends encore les Lettres d’amour rédigées par un écrivain public.
Pécuchet a déménagé, sans laisser son adresse. Est-il allé rejoindre Bouvard dans l’éternité ?
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(Émile Blémont, À quoi tient l’amour ; contes de France et d’Amérique, Paris, Alphonse Lemerre, 1903)