Le monde savant est encore tout ému de deux découvertes, dont les conséquences peuvent bouleverser toutes les conditions actuelles de la vie sociale. Il s’agit de la liquéfaction des gaz considérés jusqu’ici comme permanents, et notamment de l’azote.
MM. Pictet et Cailletet, auteurs de ces découvertes, ont eu un précurseur qui a exposé jadis, dans la Presse, non seulement les conditions, mais les avantages de l’expérience tentée avec le succès que l’on sait par les deux savants. Ce précurseur fut Eugène Sue.
Nous croyons que ce curieux chapitre, extrait d’un roman posthume du grand écrivain, les Filles de Caïn, ne paraîtra pas déplacé dans le Supplément littéraire. Il montrera que l’intuition du génie imaginatif devance souvent, par sa force logique, les certitudes positives de la science appliquée.
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De grandes lueurs éclairaient le laboratoire. Les feux brûlaient et la machine à vapeur battait ses ardentes pulsations.
Chaque homme était à son poste, l’œil vigilant, l’esprit calme…
Abel laissait parfois échapper de ses yeux un éclair de l’enthousiasme intérieur dont son âme était pleine, et qui s’accroissait à mesure que l’expérience avançait, à mesure qu’une difficulté était vaincue, à mesure que l’œil du jeune savant voyait se réaliser un des effets que son génie avait devinés.
Il était un des Christophe Colomb de ce monde nouveau à l’exploration duquel tout notre siècle se lance. Et il éprouvait quelqu’une de ces joies surhumaines ressenties par le grand navigateur, quand il aperçut les premières îles de cette terre que son intelligence seule connaissait encore.
Il s’agissait d’une découverte supérieure à presque tout ce qui a jusqu’ici exalté le génie des poètes, d’une découverte qui devait renouveler toutes les conditions de l’humanité, il s’agissait de liquéfier l’azote.
Hézélius, comme tout savant allemand, à la fois amoureux de la science et amoureux de l’envie, était partagé entre son admiration pour l’œuvre entreprise et son âpre jalousie contre l’inventeur. Son gros corps était surmonté d’une large face flegmatique et immobile, mais qu’illuminait un regard tour à tour naïvement joyeux quand il se tournait vers la machine, ou maussadement réfléchi s’il se fixait sur Abel.
Mais lui ne voyait plus, ne sentait plus… Il regardait la fournaise, il regardait les cornue et la parole s’échappait de ses lèvres à mesure que l’opération s’avançait…
Il semblait vouloir faire planer sa pensée sur la matière en travail, comme pour la plier aux volontés et aux puissances de l’esprit et de la science.
« Oui, s’écriait le jeune savant en se redressant et en laissant éclater l’espérance qui l’animait, liquéfier l’azote, ce gaz qui forme le fond de tout aliment nutritif, cette matière première, persistante, absolue, que le savant retrouve au fond de la cornue chaque fois qu’il analyse une des plantes, une des viandes qui servent à entretenir la vie chez l’homme !
L’azote qu’il retrouve encore comme principe constitutif du corps et des organes humains !
L’azote, cette chair fluide ; l’azote, dont l’atmosphère offre un réservoir inépuisable et gratuit !
L’azote, qui sert à fumer la plante comme il sert à nourrir la bête !
Liquéfier l’azote, c’est faire un pas décisif dans la voie sublime de la science ; c’est résoudre une des données les plus formidables du problème humain ; c’est attaquer en face et de front l’hydre aux millions de têtes qui est descendue sur la Terre à la suite du fils d’Adam :
La misère, la faim, la pauvreté !
Liquéfier l’azote : ces deux mots rudes, savants, mathématiques, devraient résonner plus doucement aux oreilles de l’humanité que les plus suaves harmonies, que les harpes les plus célestes. Il n’est pas de chant, il n’est pas de poésie qui évoque de plus radieuses images, de plus rayonnantes perspectives :
Plus de moissons infécondes !
Plus de sols stériles !
Plus de labeurs inutiles !
Le gaz est là, le gaz fertilisant, qui rend aux terres leur ardeur, qui double et triple les épis et les grappes ; il est là, dans cet air qui nous environne et qui le donne gratuitement ; il ne s’agit que d’abaisser les frais d’extraction à un taux assez minime pour que la valeur de ce liquide se réduise à rien.
Et une fois l’expérience accomplie, une fois le secret trouvé, l’équation inscrite sur ce tableau, tout est dit, tout est fait. Le problème du bon marché se résoudra par lui-même, il y aura à peine besoin d’un savant pour le mener à fin ; c’est ainsi que les choses se sont toujours passées ; donnez une étincelle aux hommes, ils en ont vite fait un flambeau, et à ce flambeau des milliers d’autres viennent s’allumer. »
Le vieillard sourit de cette ardeur qui donnait le ton du lyrisme à ce sec langage de la science.
« Et qui sait, reprit Abel, une fois que j’aurai pu verser ce vin nouveau, emprunté directement à la nature minérale, qui sait s’il sera encore nécessaire de le faire transformer par le végétal et par l’animal, cornues vivantes, pour faire arriver cet aliment des aliments, cette essence de la vie et de la force, jusqu’à la bouche de l’homme ?
Qui sait s’il ne sera pas possible un jour de nourrir la créature humaine directement avec cette goutte d’azote arrachée à l’atmosphère ?
Vous secouez le front, mon vieil ami ! N’a-t-on pas fait des choses plus extraordinaires : on a emmagasiné dans un fourneau la vitesse et la force motrice, et l’on a fait parcourir à l’homme, qui n’a que deux pieds et qui est une bête presque rampante, cent kilomètres à l’heure !
On a pris la pensée sous les crânes et on lui a fait faire le tour du globe en quelques minutes. L’homme a retourné la fable de Prométhée ; c’est à la nature, c’est aux éléments terrestres que, la flamme à la main, il a donné la vie… »
Ainsi Abel chantait la poésie nouvelle, ainsi chantait-il son premier amour, ses espérances, tout le drame de sa vie et de la vie de ce siècle, toute sa foi, cette religion qui ne connaît que deux préceptes, la charité et l’orgueil, et dont le jeune savant était l’apôtre et dont il allait être bientôt le martyr.
« Voyez, voyez ! s’écria le savant, dans un transport qui s’augmentait à mesure que le terme de cette prodigieuse expérience allait bientôt arriver ; voyez ! »
Il s’approcha d’une petite machine à vapeur, placée dans un coin de l’atelier et qui lui servait à comprimer l’air dans le vaste appareil. C’est là que l’azote se séparait des autres éléments et devait arriver à se liquéfier sous des pressions énormes.
« Voyez cette machine semblable à un animal ; elle respire ; elle renferme en elle une source de chaleur et une source de force qui produit des mouvements extérieurs et intérieurs. Le cheval le mieux dressé, le serviteur le plus attentif, n’obéit pas plus patiemment à la volonté de l’homme. Elle va vite ou doucement, elle s’arrête à la plus légère pression du doigt. »
Il posa la main sur le frein et la machine s’arrêta.
« Voilà, reprit-il avec une nouvelle énergie, en la remettant en mouvement, voilà comment vont les savants, les combattants du monde moderne, les vrais docteurs de la foi, de l’espérance et de la charité ; nous avons brisé le premier anneau de l’antique chaîne.
Voilà comment nous avons rendu inutile, comment nous avons supprimé :
D’abord l’esclave !
Au prolétaire, maintenant… au misérable !
L’esclavage aura été le premier degré remonté ; la faim sera le second et le dernier. »
En prononçant ces derniers mots, il désigna l’immense appareil qui se développait devant lui.
C’était d’abord une vaste pompe de compression tout en hauteur, et dont les mouvements lents et réguliers étaient réglés par un engrenage de la machine à vapeur. Le feu du fourneau de celle-ci se reflétait sur les différentes parties de la pompe et jetait dans l’atelier des reflets tantôt sombres et tantôt éclatants, suivant le métal. Quelques poignées en cuivre se rattachaient à un réservoir en fer forgé d’un aspect antédiluvien, comme eût dit J. A P. lui-même… C’était, en effet, la répétition de quelques-uns de ces efforts prodigieux dont nous retrouvons les traces sur la planète, et qui ont concrété les métaux et les roches ; c’était la répétition de l’un de ces efforts-là que l’intrépide chimiste cherchait à obtenir.
Ce vase en un métal inventé par Abel, ce vase titanesque pouvait résister à une pression de mille atmosphères.
À côté, comme une femme auprès d’un colosse, comme une fleur auprès d’un cèdre, se contournait gracieusement un élégant récipient de cristal, dans lequel le gaz devait se refroidir, car c’était par un froid intense, énorme, impossible à déterminer par des chiffres intelligibles, que devait être obtenue cette pression surhumaine.
Une seule idée peut être donnée de ce froid, c’est que l’azote, pressé à cette température, devait, en se liquéfiant, brûler les charbons exposés à son contact. Le feu sort de ces froids-là.
Puis, près du récipient, un incroyable entassement de vases, de cornues de toutes formes, et enfin le laboratoire que nous avons dépeint.
On eût dit un de ces temples monstrueux des antiques Orients, où se préparait quelque sinistre sacrifice…
C’était bien un temple, en effet, mais le sacrifice qui s’y préparait était un mystère de science et de charité, une communion de l’intelligence et de la nature.
Abel, sous l’empire de ces sublimités, avait fini par prendre lui-même le langage mystique.
« Je vous le dis en vérité, en toute vérité, là est le pain, le vrai pain, le pain tangible et palpable qui nourrira les corps. Il apaisera le cri des estomacs vides et les grincements des dents affamées qui, depuis que le monde est monde, retentissent plus haut que les chants des riches et les rires des bouches heureuses. C’est là que sera la moisson pleine et intarissable ; la grande mamelle de la nature va s’ouvrir et tous les petits pourront y venir coller leur lèvre sèche. »
Hézélius, qui ne croyait pas en Dieu, écoutait bouche béante cette profession de foi. L’enthousiasme de la religion nouvelle, de la toute-puissance de l’homme, le gagnait et secouait sa lourde nature. Il en oubliait l’envie ; l’Allemand en oubliait même que celui qui parlait ainsi, et qui allait ainsi régénérer la vie humaine, était un Français.
Le vieux philosophe hermétiste, se sentait ému, lui aussi, mais il secouait toujours le front.
« Nous aussi, nous avons cherché la puissance créatrice, l’or vif, le soufre vif, le feu du mercure, c’est-à-dire la vertu ignée renfermée dans l’humide radical.
Nous cherchions les quatre formules : la composition, l’altération, la mixtion et l’union, lesquelles, une fois faites dans les règles de l’art, devaient donner le fils légitime du Soleil et produire le Phénix toujours renaissant de ses cendres, c’est-à-dire la puissance mère et créatrice. Nous voyions clair ; l’intelligence et la science ne nous manquaient pas, mais l’instrument manquait à notre intelligence, le levier au poids que nous voulions soulever.
– L’instrument ne manque jamais à l’intelligence, dit le jeune savant, dans son orgueil ; mais vous cherchiez un rêve. Nous, nous cherchons logiquement une réalité simple, vulgaire, et qui n’a de grandeur que dans ses résultats. Nous ne cherchons pas ; nous prenons ce qui est et nous le transformons.
Avec quelques atomes d’azote, pour quelques sous d’abord, pour quelques centimes bientôt, je ferai à chacun sa ration journalière, je donnerai à chacun son pain quotidien.
Et alors le fils d’Adam relèvera son front courbé vers le sillon ; alors la parole : « Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front » sera à jamais rachetée.
Délivrées de l’étreinte de la misère, du fardeau du labeur impérieux, les races tourneront leurs yeux vers l’empire de la pensée, d’où les exclut la nécessité de gagner leur vie ; un monde de lumière, d’instruction et de science se fera parmi les hommes. Plus d’esclaves, plus de misérables, plus de tyrannie, plus de guerres !
Oui, je le sens, dit-il, dans un suprême transport qui le faisait ressembler à un prophète ; oui, je le sens, la science est le vrai Messie… La rédemption est ici… Elle va sortir de… »
Une épouvantable détonation lui répondit. Le réservoir, chargé du poids de mille atmosphères, éclata comme un volcan qui rompt ses entraves.
Une multitude de débris de métal et de verre furent lancés de tous les côtés avec une force incalculable ; un tuyau traversa le toit et alla retomber à cinq cents mètres plus loin.
Tout ce que contenait le laboratoire fut mis en pièces ; les gaz détonèrent ; les flacons répandirent de toutes parts leurs contenus chimiques qui, mis subitement en contact, formèrent en quelques secondes les combinaisons les plus étranges.
Prométhée était encore une fois vaincu !
La machine à vapeur s’arrêta elle-même un instant par l’effet de la commotion, puis elle éclata à son tour, répandant de toutes parts ses nappes de feu et d’eau en ébullition qui bientôt se diaprèrent et s’irisèrent de mille éclats métalliques et gazeux.
Et l’incendie commença à envahir le vaste laboratoire, pendant que la maison ébranlée laissait crouler quelqu’une de ses murailles.
Les dieux avaient tonné !
Eugène Sue
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(in Le Figaro, supplément littéraire du dimanche, cinquième année, n° 31, dimanche 3 août 1879)
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Les Filles de Caïn sont parues anonymement en 131 livraisons dans La Presse, trentième et trente-et-unième années, du mardi 19 septembre 1865 [n°1] au samedi 23 juin 1886 [n° 131], avec une interruption du dimanche 17 décembre 1865 au vendredi 5 janvier 1866.
L’attribution posthume à Eugène Sue est suggérée par une note d’Édouard Bauer, en date du jeudi 28 décembre 1865. Ce roman-feuilleton échevelé, retraçant la lutte fratricide des fils d’Abel contre les fils de Caïn, est une incroyable épopée philosophico-mystique, débutant aux premiers âges de l’humanité et s’achevant sur l’avènement d’une république sociale. Il est en réalité dû à la plume d’Aylic Langlé et de Charles d’Héricault.
« La Presse reprendra le 2 janvier la publication des Filles de Caïn.
On nous demandé à nouveau de divulguer le nom de l’auteur de ce roman. Des circonstances toutes particulières ne nous permettent pas de faire connaître ce nom ; seulement, il nous est permis de dire que l’un des auteurs les plus aimés de notre époque, Eugène Sue, avait conçu l’idée d’un genre de roman nouveau, et que cette idée est celle que l’on retrouve en entier dans les Filles de Caïn.
En effet, voici l’idée d’Eugène Sue :
Notre grand romancier choisissait un groupe restreint de types éternels, personnifiant, dans leur antagonisme, la grande lutte de l’Humanité : la lutte du Bien et du Mal ; Ahrimane et Oromaze ; Dieu et Satan.
Ce groupe, il le composait des descendants des deux grandes figures symboliques de la Genèse ; d’un côté, les descendants de Caïn ; de l’autre, les descendants d’Abel.
Une fois ce genre d’intérêt créé, cette unité établie, Eugène Sue promenait la lutte de ces héros presque surhumains à travers toutes les réalités de notre temps, dans tous les tourbillons de la société contemporaine, à ce moment solennel et fatal où le monde moderne se sépare irrévocablement de l’ancien monde, voulant ainsi, dans une œuvre qu’on pourrait appeler panoramique, entraîner le lecteur dans des milieux sans cesse renouvelés, d’un bout à l’autre de l’univers, multipliant les tableaux les plus divers, les personnages le plus épisodiques, ne négligeant aucune des figures destinées à fixer un trait de la grande épopée du dix-neuvième siècle ; Homère d’une odyssée philosophique et sociale.
Cette idée puissante, ce dessein grandiose, nos lecteurs ont déjà pu les reconnaître dans la partie publiée des Filles de Caïn. Que maintenant se complète la publication de l’ œuvre – et la pensée d’Eugène Sue sera connue en son entier.
É. Bauer »
L’extrait reproduit dans l’article du Figaro correspond au chapitre XXI des Filles de Caïn, « Les Dieux tonnent » (dix-neuvième livraison, mardi 10 octobre 1865).
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La Genèse des Filles de Caïn
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Comment avais-je connu Aylic Langlé ? Je crois bien que ce fut dans les bureaux de la Revue européenne que je le vis pour la première fois. Nous rencontrions là quelques jeunes hommes d’un esprit élégant et actif, fin ou ferme, que j’aimais ou que j’estimais ; parmi eux, Émile Perrin, qui n’était pas encore directeur du Théâtre-Français, mais qui avait été directeur de l’Opéra, et dont l’intelligente urbanité nous faisait oublier qu’il était un personnage, quand nous n’étions désireux que de le devenir ; Ernest Michaux, qui, après s’être distingué comme directeur des colonies, a fini comme sénateur de la Guadeloupe ; le grand-maître queux, baron Brisse ; Louis Chauveau, qui avait le cœur d’un poète avec les aptitudes d’un grand économiste et que ce cœur de poète rendit fou ; – de celui-là, je parlerai souvent, il était mon compatriote, ainsi que Cucheval-Clarigny, que nous trouverons plus tard ; le baron de Chadenet, le plus courtois des sourds ; Armand du Mesnil, le baron de Montagnac, Jules Richard, Edmond Joigny, le plus heureux des malheureux ; Émile Chasles, dans la famille duquel je passai, à Varennes, les plus aimables journées de ma jeunesse ; le baron de Watteville, que je n’ai jamais séparé de son frère dans mon esprit comme dans mon cœur, et qui fut le plus cher, le plus délicat et le plus aimé de mes amis.
Je crois qu’il y a en amitié le coup de foudre comme en amour. Aylic et moi, nous nous sentîmes attirés l’un vers l’autre.
Il avait quelque peu, je crois, sauvé la vie de M. Fould, ou, du moins, il avait empêché un cheval emporté de lui casser trop de côtes. Je ne suis pas sûr que ce ne fût pas cette aventure qui lui avait donné l’idée d’une comédie en trois actes et en vers : La Corde de pendu, qu’il venait de faire représenter au Théâtre-Français, au moment où je le connus. À vingt-cinq ans, c’était une bonne fortune, non pas de me connaître, on m’entend, mais de protéger les côtes d’un ministre influent. On peut supposer d’ailleurs que le talent d’Aylic et M. Fould furent fort aidés par l’excellente situation dramatique qu’avait son père, Ferdinand Langlé. Sa parenté avec Eugène Sue et Romieu ne nuisit pas non plus à cette bonne fortune.
Un beau jour, – la date de cet événement n’est pas assez notable pour qu’il faille la rechercher laborieusement, – il vint me trouver. J’avais publié dans le Correspondant et dans cette Revue européenne quelques romans et nouvelles qui l’avaient frappé. Il me le dit et il ajouta qu’Eugène Sue, son parent assez rapproché, comme je viens de le dire, lui avait légué une idée, un titre de roman et un traité avec la Presse. L’idée était vague, le titre était bon, le traité meilleur encore. La Presse était alors un des journaux les plus renommés, et un traité qui assurait la publication d’un roman en plusieurs centaines de feuilletons, c’était pour Aylic Langlé et pour moi la continuation de la bonne fortune. Il m’assura, avec sa gentille urbanité, qu’il en voyait la marque surtout dans la chance qu’il avait eue de me rencontrer, car il se sentait incapable, disait-il, de faire l’œuvre à lui seul, et il pensait qu’à nous deux nous pourrions composer un illustre roman.
Le titre : Les Filles de Caïn, me plut. L’idée me parut grandiose et on reconnaîtra là la pente d’esprit d’Eugène Sue : il s’agissait d’indiquer dans quelques grands épisodes de l’histoire du monde la lutte des filles de Caïn contre les fils d’Abel, la lutte des incarnations du vice, du mal moral, politique et social, contre les représentants de la vertu et du bien.
L’idée me plut donc, et j’acceptai. Seulement, – il y a toujours un seulement, – Aylic me confia qu’avant de me connaître, on lui avait lancé dans les jambes un collaborateur qui était d’une très épaisse lourdeur, et qu’il l’avait consigné à la porte des Filles de Caïn. Celui-ci, sachant que Langlé devait, à cause de sa situation officielle – (il était chef du bureau de la presse au ministère de l’Intérieur) – redouter tout procès de presse, menaçait de faire grand tapage si on ne lui donnait beaucoup d’argent. Notre imagination avait besoin de tout son ressort pour essayer d’établir harmonieusement, de lancer vivement et de faire puissamment mouvoir la gigantesque machine dont on nous montrait les très vagues contours. Je ne voulais pas empêtrer mon esprit soit dans l’exaspération que causaient les exigences de l’individu, soit dans les sottises qu’il avait pu commettre à propos des Filles de Caïn. Nous donnâmes douze cents francs à ce personnage, – dont je n’ai pas voulu savoir le nom, ayant assez de gens à mépriser sans lui, –à condition qu’il emporterait et détruirait tout ce qu’il avait pu écrire à ce sujet. Quelques semaines après, les murailles de Paris annonçaient à la grande ville, en lettres formidables, que la Presse publierait prochainement les Filles de Caïn, par Charles d’Héricault et X. Ce n’était pas Charles d’Héricault, c’est cet X qui faisait valoir l’affiche.
J’avais réclamé, étant moins occupé que Langlé et n’ayant en dehors du travail littéraire qu’une correspondance politique de quinzaine avec l’empereur Maximilien – cela plaît à rappeler malgré les douleurs que me causa son héroïque mort – et le grand vizir Aali-pacha, j’avais réclamé la plus grande partie de l’œuvre. – J’étais arrivé, du reste, à m’en enthousiasmer, si bien que Gérusez, que je rencontrai chez Langlé, se moquait de moi. – J’en étais enfiévré et je l’eusse voulu faire tout entière. Aylic avait donc exigé que mon nom fût mis en vedette. Les fonctions que j’ai dites ne lui permettaient pas, croyait-il, de mettre son nom dans un journal. Il attendait la mise en volume, et l’X marquait, marquait et gardait sa place.
Roussy, qui était alors directeur de la Presse, pensa qu’on pouvait, en attendant, utiliser cette lettre de bonne composition. J’ai gardé le meilleur souvenir de ce petit homme fin, intelligent et courtois. Mais il s’entendait en réclame. Quelques journaux annoncèrent donc que l’X en question n’était autre qu’Eugène Sue. Grand coup de fouet pour la curiosité. En ce temps-là, Mathilde et les Mystères de Paris n’étaient pas complètement oubliés, et le Juif Errant n’était pas édenté et chenu comme aujourd’hui ; Aylic, qui n’était pas pressé de jouir de sa gloire, acceptait la chose doucement. Il assurait que je devais être plus fier d’avoir Eugène Sue pour collaborateur. Moi, je répondais, avec une franchise danubienne qui le réjouissait, qu’Eugène Sue m’écrasait, tandis qu’entre nous on ne savait pas lequel soutenait l’autre. Et je continuais d’argumenter in barbara : Si l’œuvre est bonne, pourquoi n’en aurions-nous pas la gloire ? Si elle est mauvaise, pourquoi en écraser la mémoire d’autrui ? À vrai dire, – et c’est le fond de tout, – l’auteur du Juif Errant me paraissait de méchante compagnie. Bref, on sut bientôt qui était cet X, et qu’il ne revenait à Eugène Sue que l’idée fort vague que j’ai indiquée.
Où avions-nous trouvé des filles de Caïn ? Nous avions fait, à ce sujet, un raisonnement que nous n’aurions pas volontiers laissé traiter d’inepte.
Il existe, disons-nous, un peuple dont l’origine est inconnue, qui a un caractère très tranché, très primesautier, où les femmes sont très belles et sorcières, les hommes braves et voleurs. C’est un peuple primitif et qui a traversé le masque très accusé de sa primitivité. Il est répandu partout et ne se mêle nulle part avec les peuples qu’il hante. Ce sont les zingari, les zingyni, les gypsies, les tziganes, les bohémiens. Voilà la race de Caïn.
Nous voici donc lisant maint livre en diverses langues sur les descendants de Caïn et interrogeant des gens qui prétendaient les avoir fréquentés dans les Pyrénées. Mais il devait y avoir quelque auteur français ayant étudié cette intéressante peuplade.
« Sans doute, me dit Armand du Mesnil, c’est Rataillard [sic, pour Bataillard]. »
Nous voici donc à la poursuite de Rataillard. Il était peu trouvable. Je me désespérai (je dis je, car, dans la collaboration, c’est moi qui représentais volontiers le désespoir). Un jour, – jour heureux, – un jour d’été, j’étais aux bains Vigier, en caleçon ; j’entends un monsieur costumé de même, criant à un autre qui piquait une tête : « Eh, Rataillard ! »
Je pique une tête dans le sillon. En remontant sur l’eau, je me trouve nez à nez avec un jeune homme qui avait fait le même voyage.
« Monsieur Rataillard, je crois ? Voudriez-vous bien me renseigner sur les Bohémiens ? il n’y a que vous…
– Monsieur, répondit-il, en se mettant sur le dos, soyez béni. J’ai publié un livre là-dessus. On en a vendu dix exemplaires ; les dix acheteurs sont des parents dévoués. Il y a cinq ans de cela. Je commençais à craindre que cette question n’intéressât pas le public. »
Nous voici donc à la besogne, courant du paradis terrestre au faubourg de Belleville, traversant l’Italie, fondant la république de Venise, visitant la Hongrie, nous arrêtant longuement en Irlande, revenant sans cesse à Paris, peignant les mœurs du temps de Louis-Philippe, découpant en morceaux dramatiques la révolution de 1848 et nous préparant à partir pour l’Australie, mettant en scène toutes les classes de la société de tous les pays, les plus adorables et les plus diaboliques filles de Bohème que nous avions pu rêver. Que d’études accessoires il fallut ! J’en puis jurer par Rataillard, et j’ai là sous les yeux les notes qu’il me donna sur les Bohémiens, – que de discussions, que d’heures passées ensemble, que de lettres, que de pensées échangées !
La publication du roman se poursuivait haud ingloriose. Ah ! l’excellent Roussy ! L’œuvre était fiévreuse, très tendue, ardente, violemment dramatique. On pense bien de nous qu’elle était honnête et faite par les honnêtes gens. Mais nos Filles de Caïn ne pouvaient être constamment vêtues de fleurs d’oranger.
Comme, d’autre part, cela était vivant, emporté, haut en couleur, l’excellent Roussy était perplexe. Que de traits il nous demanda, en soupirant, de biffer, que d’effets dramatiques à atténuer, que de couleurs à éteindre ! J’enrageais parfois. Mais il prétendait qu’il y avait à la Presse quelques lecteurs obtus, et que c’étaient ceux-ci qui l’assommaient de réclamations saugrenues, mais obligatoires, car ce sont eux, disait-il, qui représentent les abonnés solides. Aylic, plus sceptique et moins enthousiaste, acceptait tout cela benoîtement. En compensation, nous eûmes de jolies fleurettes d’éloge. Il en est resté deux très fraîches dans l’herbier de ma fierté littéraire.
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(Charles de Ricault d’Héricault, Souvenirs et portraits, œuvres posthumes, Paris : Ancienne Maison Charles Douniol, Pierre Téqui libraire-éditeur, 1902 ; gravures représentant le chimiste Antoine-Laurent Lavoisier dans son laboratoire)