CAUSERIE PARISIENNE
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Il ne m’est pas souvent arrivé de parler des choses d’un autre monde. Malgré tout le mal qu’on en dit, j’aime beaucoup ma planète, sans la considérer néanmoins avec les philosophiques sérénités du bon Pangloss ; aussi mes vues se portent-elles rarement au-delà, et quand mon esprit s’égare parfois de l’autre côté des horizons sublunaires, c’est toujours pour y chercher un encouragement nouveau à chérir les perspectives de l’alma parens. Parce que j’ai conservé une affection enfantine pour les moindres beautés de notre argile, et que je me regarde comme une des parties les plus intégrantes de sa création ou de sa formation.
Toutefois, un mot que j’ai lu ce matin, aux premières lignes de l’article parlementaire de notre gazetier de Versailles, a soudain réveillé en mon esprit un souvenir qui remonte à peine à quelques semaines, et qui, à cette date, me procura des étonnements mêlés d’épouvante dont je ne suis pas encore très bien remis. Notre collaborateur a parlé de la planète de Saturne, ou plutôt l’a citée ; or, j’en arrive presque, et voici comment :
Je m’étais laissé entraîner dans le sanctuaire d’une somnambule en vogue, qui avait du reste témoigné le désir de me voir. On lui avait dit que j’étais l’ennemi décidé, et parfois éloquent, de tous les sommeils extra-lucides qui ne sont pas la parfaite image de la mort, et elle voulait absolument batailler avec moi là-dessus, avec l’ambition secrète de me convertir à ses dogmes charlatanesques.
La prêtresse d’ailleurs était de seconde jeunesse, avait un teint de lis légèrement nuancé de roses, des cheveux d’un noir admirable, des yeux profonds, une bouche de Mauresque, remplie d’émeraudes, un nez voluptueux et mutin, puis un menton et un cou d’une prestance à rendre hésitants et songeurs les caractères les plus sceptiques.
J’avoue qu’à sa vue je me sentis fortement ébranlé, admirant qu’une beauté de premier ordre eût bien voulu se préoccuper de mon initiation et de ma conversion, à moi humble, inconnu et contrefait. Mais je me remis un peu, à la pensée qu’elle m’avait sans doute découvert une âme supérieure, et que dans ce domaine j’étais roi, à côté d’elle – reine.
Je n’attendais plus que sa parole, ce qui ne tarda point, car, pour l’interroger, l’audace m’eût manqué. À ses premiers mots, je fus sous son pouvoir ; mais lorsqu’elle me sourit et me pressa la main, un délire doux s’empara de mon être. Elle n’avait plus qu’à me débiter les sornettes les plus égyptiennes ; du moment qu’elles passaient par sa bouche et étaient ponctuées par son regard mollement fascinateur, ma raison assoupie ne demandait qu’à s’incliner sous le délicieux effort du rêve.
En quelques passes, elle entra dans la veille magnétique, et me regarda alors avec les langoureuses fixités de la vierge qui habite le séjour des élus. Peu soucieux de la questionner sur les phénomènes de mon individu, et curieux de l’isoler des objets les plus contingents, je la priai de se transporter dans les astres – ce qu’elle fit avec un pénible et violent effort – et de me raconter ce qu’elle y verrait…
« M’y voilà, » soupira-t-elle au bout d’un moment.
Puis, elle fit tout à coup un soubresaut.
« Qu’avez-vous ? repris-je, effrayé.
– Rien, sinon que je reconnais ces lieux comme si je les avais déjà habités… Oui, ajouta-t-elle après une pause, je me souviens : il y a longtemps, bien longtemps, j’ai vécu ici ; je retrouve mes souvenirs, mes habitudes, et jusqu’à la contrée où j’ai coulé, heureuse, sous une autre forme, de longues années.
– Mais où êtes-vous donc ? demandai-je avec le plus grand sérieux.
– Dans la planète de Saturne.
– Diable ! me récriai-je, en riant cette fois aux éclats ; si haut que cela ?
– Parfaitement.
– Eh bien, restez ici et racontez-nous ce que vous voyez. »
Et voici ce que j’écrivis à peu près sous sa dictée :
Saturne a deux atmosphères, dont la première l’entoure et la seconde entoure l’anneau, lequel est inhabité.
Les Saturniens ont la République universelle, avec des chefs élus, mais sans armées et sans lois pénales. Un tribunal d’honneur y juge seul par la conscience. Peu de punitions, du reste : une sorte de prison temporaire et très légère, quelque chose comme le régime cellulaire dans un palais de nos Champs-Élysées.
Il n’y existe ni haine, ni envie, ni jalousie, et la seule religion connue et pratiquée n’est qu’une foi immuable dans la grande Loi, avec le respect de la morale pour tout culte. Les deux plus grands crimes sont le scandale et la délation.
Les vêtements consistent en étoffes de tissus merveilleux, dont la forme est assez semblable au costume grec des temps héroïques.
Les femmes y sont généralement brunes, avec des cheveux pendant en longues nattes mêlées de perles dans le chignon. Elles portent encore dans ces magnifiques cheveux les fort jolis attributs de l’art qu’elles professent, musique, peinture ou sculpture, qui sont en métaux rares ou en pierres précieuses. Enfin, – admirez la précision des détails, – elles ont, pour la nuit, une sorte de chemise brodée en soie transparente.
Il paraît qu’elles ne sont pas toujours vertueuses ; néanmoins, les cocottes de nos parages y sont tout à fait inconnues.
Le plus grand nombre y pratique l’amour de l’hôtel Rambouillet, un amour camaïeux qui aboutit néanmoins comme les relations terrestres et se perpétue au moyen des mêmes phénomènes.
Les hommes sont en général blonds, avec des yeux bleus. Dans la saison chaude, ils portent un maillot collant, de couleur variable, avec une ceinture de pierres précieuses. (Je demande une douzaine de ces caleçons).
Les types sont diversifiés, mais fort beaux sans exception et d’une taille très élevée. Ceux qui se livrent aux travaux pénibles ou grossiers sont nus comme des vers ; cependant, les femmes ont rarement la curiosité d’aller les regarder travailler.
Saturne est un lieu de perfectionnement, car, à côté de ses habitants, nous serions regardés comme de purs sauvages. Ainsi, leur statuaire est merveilleuse et leur musique très perfectionnée. Ils ont de tels instruments d’optique qu’ils nous voient presque remuer.
La principale ville de cette planète, sa capitale, contient environ six millions d’habitants (recensement de 1869). Les rues sont pavées de marbre et les maisons, vastes, ressemblent à de magnifiques palais ornés de colonnes de marbre, de jaspe, de porphyre, d’oxyde de rubidium, espèce de minéral noir, cristallisé, irisé de rose et de violet. Le loyer d’un de ces palais ne coûte pas plus de six cents francs par an.
Les Saturniens ont le granit, base de tous les mondes, le fer, l’or, les pierres précieuses, le nickel et le cuivre. Les instruments de musique sont faits en platine, nickel et or. Nos monts-de-piété prêteraient au moins trois cents francs sur l’un de leurs cornets à piston.
Leurs animaux sont tous plus gigantesques que notre éléphant, mais ils n’en ont pas de nuisibles, et leurs vaches laitières elles-mêmes sont dépourvues de cornes. Elles n’ont d’ailleurs aucun rapport avec les nôtres ; de même pour leurs végétaux. Quant à leurs minéraux, à l’exception de ceux que je viens de citer, ils diffèrent aussi de ceux de la terre.
C’est la planète de l’art par excellence. Ses habitants gagnent leur vie en travaillant, – quelle bêtise ! – et vivent bien plus longtemps que nous ; la moyenne de leur existence est de 150 à 200 de nos années…
Telles sont les incohérences que j’ai recueillies de la bouche de ma somnambule et que je reproduis dans leur pêle-mêle. Et pourtant, j’y ai cru… et j’y crois encore, d’abord parce qu’une jolie femme me les a affirmées avec les inconsciences de la double vue, ensuite parce que la donnée astronomique n’y contredit point, au contraire.
En tout cas, ni la séduisante somnambule ni moi ne seront brûlés vifs, comme nous l’eussions été jadis, au temps heureux de la très Sainte Inquisition ; comme le fut, par exemple, ce pauvre Giordano Bruno auquel la jeunesse italienne s’occupe présentement d’élever une statue, sur la place même où, en l’an 1600, son bûcher fut dressé.
À l’exemple de Copernic, de Galilée, etc., Bruno avait fini par découvrir que la terre tourne, « que l’univers est rempli de corps lumineux, ainsi que de corps opaques dont plusieurs sont habités, – notamment Saturne, – et qu’il n’y a rien autour de la terre que l’espace et les étoiles. »
Ces vérités, aujourd’hui communes, furent considérées à cette époque comme des hérésies dignes du fagot, car elles faisaient positivement mentir les livres inspirés. Giordano ne se gênait guère pour signaler ces contradictions de la Bible et encourut ainsi les censures ecclésiastiques.
Il fut donc obligé de se réfugier successivement en Allemagne, en Suisse, en Angleterre et en France. Puis, se croyant oublié, après de longues années, il commit l’imprudence de rentrer en Italie, où les sbires du Saint-Office, qui l’avaient suivi partout, l’arrêtèrent et le retinrent confiné pendant six ans, dans les Plombs de Venise. Ce malfaiteur, ce Jean Hiroux du seizième siècle, avait commis le crime surhumain d’affirmer bravement la pluralité des mondes.
De Venise, il fut transféré à Rome et enfermé dans les cachots de la redoutable Inquisition, où il passa encore deux années. Enfin, conduit devant les juges et convaincu d’avoir enseigné « une doctrine contraire à la teneur des Écritures, et répugnant à la religion révélée, surtout en ce qui regarde le plan de la Rédemption, » il fut déclaré excommunié et livré au bras séculier « pour être puni aussi charitablement que possible, et sans que le sang fût répandu. »
Aimable euphémisme, alors fort usité, pour désigner le supplice du bûcher !
Lisez là-dessus l’excellent livre de M. Draper, intitulé : Les Conflits de la Science et de la Religion ; vous y trouverez, notamment sur le martyre de Bruno, des détails épouvantables.
Giordano se borna à répondre aux juges qui venaient de le condamner :
« Peut-être avez-vous plus de crainte, en prononçant cette sentence, que je n’en ai senti en l’écoutant. »
Plus fier que Galilée, Giordano Bruno préféra la mort à la lâcheté d’une rétractation. Ah ! notre patrimoine de science a été arrosé par le sang illustre des plus grands martyrs ; et c’est pourtant ce patrimoine que l’on rêve encore de nous enlever aujourd’hui.
Mais l’ère des bûchers est à jamais fermée ; l’intolérance fanatique ne pourra, désormais, que succomber sous le ridicule et le mépris.
Ceux qui ne croient pas aux lumières mystérieuses des somnambules les aiment quelquefois, si elles sont jolies, et en épousent même, au lieu de les livrer au bras séculier comme coupables de magie ou de sorcellerie.
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(A. Saint-Émilion, in L’Événement, cinquième année, n° 1522, mardi 6 juin 1876 ; illustration d’Albert Robida pour « Fantaisie d’astronome : à la surface de Mars » de Wilfrid de Fonvielle, in Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer, deuxième série, n° 220, dimanche 17 février 1901)
JOURNAL D’UN VAUDEVILLISTE
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Il est de mode en ce moment parmi le monde des spirites – à en croire les journaux qui s’occupent des sciences psychiques – d’aller faire de temps en temps un tour dans la planète de Mars.
Une dame américaine, médium à ses moments perdus, a raconté son voyage dans un de ces journaux et un gentleman, également américain, a, sinon raconté le sien, du moins celui d’un de ses parents qui va se promener dans la planète de Mars comme nous allons nous promener aux Champs-Élysées, ou M. Fallières à Loupillon.
Cela m’a donné l’envie, – avec ma nature jalouse et excursionniste, – d’aller, moi aussi, voir ce qui se passe là-bas, ou là-haut.
Malheureusement, je ne savais pas, et je ne sais pas encore, du reste, où on prend le train et à quel bureau on délivre des billets pour cette station plutôt un peu éloignée – les astronomes parlent de quelques centaines de millions de lieues, ce qui ne laisse pas que de constituer un aimable ruban de queue.
Il est vrai que les médiums font le voyage en question sans se déranger et par le fait – comme disent les occultistes – de leur réincarnation.
Il suffit donc, pour aller chez la planète, notre voisine, d’être tant soit peu médium, ce qui n’est pas donné à tout le monde, mais qui est un don assez répandu parmi les Terriens.
Je me suis donc demandé si, par hasard, je n’étais pas médium, ce dont je ne me suis jamais aperçu. Pour m’en assurer, il fallait aller me faire suggestionner par un spirite et j’avais d’abord songé à réclamer ce petit service de mon ami M. Fernand Samuel…
On sait que le très intelligent et très aimable directeur des Variétés est un de nos occultistes les plus distingués et qu’il a acheté, en y mettant le prix, le fonds de M. Victorien Sardou.
Mais j’ai réfléchi qu’en ce moment, après la réouverture de son théâtre, M. Samuel devait être très occupé à préparer ses nouveaux succès et je me suis rabattu sur une de mes vieilles amies, une ancienne comédienne retraitée, qui s’adonne au spiritisme et, comme elle le dit, ne pouvant plus faire tourner des têtes, fait tourner des tables.
Je me rendis chez elle et lui exposai mon cas ; elle me fit immédiatement asseoir dans un fauteuil et commença sur moi des incantations auxquelles je ne compris pas grand-chose.
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Au bout de pas mal de temps, elle me demanda :
« Vous sentez vous un peu désincarné ?
– Ma foi, non, répondis-je ; je sens seulement qu’à force de vous voir mouvoir autour de moi, j’ai une vague envie de dormir. »
Et elle recommença encore pendant quelques instants, puis :
« Vous ne sentez toujours rien ? fit-elle.
– Non, rien !
– Eh bien, mon pauvre ami, j’ai le regret de vous le dire, vous n’êtes pas médium ! »
Ce fut une grande déception ; je me levai avec presque une larme à l’œil.
« Quoi ! pas même cela, » me dis-je mélancoliquement.
Ma vieille amie, pour me consoler, reprit :
« Mais si vous ne l’êtes pas, quelqu’un peut l’être pour vous et faire, en votre présence, le voyage chez Mars et vous le raconter.
– Ce sera toujours quelque chose, répondis-je.
– J’ai ma nièce qui est un médium délicieux ; je vais l’appeler et nous allons, en peu d’instants, l’envoyer là-bas ; vous allez voir. »
Elle donna l’ordre, à sa femme de chambre, d’aller quérir sa nièce ; celle-ci parut aussitôt.
C’était une charmante jeune fille, à l’air timide et réservé, qui me regarda, cependant, avec une certaine audace, ce qui prouvait que les vieux ne lui faisaient pas peur.
Sa tante la mit au courant de ce que je désirais ; la jeune fille se déclara prête à se désincarner pour moi, mais, en disant cela, je crus remarquer, dans son regard, un sourire narquois et gouailleur.
Elle prit ma place dans le fauteuil où je m’étais assis bien inutilement ; sa tante recommença sur elle les évocations qui avaient si mal réussi sur moi et, au bout de quelques minutes, la jeune fille, les yeux clos, et comme en extase, s’écria :
« C’est fait ; j’y suis !
– Dans la planète de Mars ?
– Oui.
– Diable, fis-je, vous n’avez pas été longtemps à vous y rendre !
– Oh ! dit la tante, ce n’est rien pour nous. Maintenant, ordonna-t-elle à sa nièce, racontez nous ce que vous voyez autour de vous. Où êtes-vous d’abord ?
– Dans la capitale de la planète.
– Qui s’appelle ?
– Je ne sais pas son nom, mais c’est une bien grande ville, pleine de rues, de boulevards comme Paris ; elle est, de plus, sillonnée par un grand nombre de canaux ainsi qu’à Venise, mais beaucoup plus ouverts et plus larges.
– Les canaux que voit d’en bas M. Flammarion, avec son télescope, dis-je ; et les habitants, en apercevez-vous ?
– Certainement ! Ils se promènent en foule partout ; ils sont plus grands et plus beaux que ceux d’ici, et beaucoup mieux habillés.
– À quelle mode ?
– Je ne saurais dire : à la mode parisienne, probablement ; ils ont des chapeaux de toutes les couleurs et très plats ; des vestes bariolées et des culottes courtes. Quant aux dames, elles sont exquises ; on dirait qu’elles sont vêtues de simples nuages et de brume. »
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« Il ne fait pas froid, alors, dans le pays ?
– Non, il y fait même très chaud ; je m’y sens extrêmement bien ! C’est un climat délicieux, où tout pousse en abondance ; je vois autour de la ville des champs à perte de vue, très cultivés, et qui produisent tous les légumes possibles. Ces légumes sont énormes ; les petits pois ont l’air d’obus, les asperges de charpente, et il y a des personnes qui logent dans des melons tant ils sont grands !
– C’est admirable, dis-je.
– Merveilleux ! appuya ma vieille amie la comédienne.
– Et les moyens de transports ? Quels sont-ils ?
– Oh ! ils sont autrement avancés que ceux d’ici ! On voit des ballons-wagons qui parcourent l’espace et s’arrêtent à une infinité de stations ; sur les canaux, on voit aussi des bateaux électriques qui ont l’air des omnibus d’ici, avec conducteurs et pilotes, et qui sont pleins de voyageurs !
– Et les moyens de communication ?
– Surprenants ! Le téléphone est partout : on téléphone avec toutes les autres planètes, avec la Lune, Saturne, Vénus, Jupiter !
– Cela doit être bien agréable. Y a-t-il des journaux ?
– J’en vois vendre. Oh ! comme ils sont grands ! on dirait des draps de lits ; ils paraissent en plusieurs langues et donnent des nouvelles des autres planètes. Oh ! en voilà un qui est rédigé en terrien et même, dans un petit coin, en français.
– Ah, bah ! c’est extraordinaire ! et que dit-il de nous ?
– Il dit : « Cette pauvre petite France, elle est toujours en retard ! quand on pense qu’elle en est encore aux chemins de fer et aux automobiles, et qu’elle s’occupe toujours de politique, ce que nul n’ose plus faire ici depuis des siècles ! »
– Et les théâtres, en voyez-vous ?
– Oui, j’en vois ; je vois de superbes salles de spectacles, spacieuses, élégantes et d’un confortable !… Chaque spectateur est assis sur un divan et a une table avec tout ce qu’il faut pour écrire devant lui.
– Et qu’est-ce qu’on y joue ?
– Des pièces de tous les pays, de la Lune, beaucoup ; c’est là où il y a les meilleurs auteurs dramatiques. »
Je fus un peu vexé.
« Ah ! fit-elle, j’en vois pourtant représenter une qui vient de notre pays !
– En français ?
– Parfaitement !
– Et qu’est-ce que c’est ? pouvez-vous la reconnaître ?
– Oui ; attendez que j’écoute un instant ; mais oui, c’est elle ! c’est bien elle ! Chantecler, de M. Edmond Rostand !
– Comment ! ils la jouent déjà là-haut ! et M. Coquelin qui continue à l’attendre !
– Oui, ils l’auront dérobée à l’auteur au moyen d’un phonographe invisible : ils en ont ici.
– Et puisque vous l’écoutez, qu’est-ce que vous en pensez ?
– Ce que j’en pense ? Oh ! mais c’est délicieux, exquis ; seulement, au troisième acte, il me semble…
– Il vous semble quoi ? »
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Mais ici, la médium s’arrêta et, même, se réveilla brusquement ; sa transe était finie ; le sujet était, d’ailleurs, extrêmement fatigué et demandait à se reposer. Il va sans dire que je remerciai la jeune personne avec effusion et que, le soir, je crus devoir lui envoyer ma carte entourée de fleurs.
Maintenant, j’ai peut-être été victime d’une mystification ; la jeune nièce de ma vieille amie la comédienne avait toujours son même sourire narquois et gouailleur.
Si je l’ai été, ce qui est bien possible, je m’en consolerai en me disant que je n’aurai pas été plus mal traité, en somme, que l’éminent professeur Richer à qui on a montré, il y a quelques mois, un fantôme qui n’était que le cocher de la maison.
Moi, j’aurai vu une jeune personne charmante, avec de jolis yeux noirs et de superbes cheveux blonds – à moins que ceux-ci n’aient été aussi désincarnés…
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(Ernest Blum, in La Tribune de l’Aube, journal quotidien républicain indépendant, sixième année, n° 2080, lundi 19 novembre 1906 ; illustration d’Henri Lanos pour « L’Appel d’un autre monde » de Charles Torquet, in Je sais tout, deuxième année, n° 22, 15 novembre 1906)