Je déposai la carte de visite sur mon buvard.
« Faites entrer, » dis-je.
L’homme fut introduit. Il était grand, mince, très élégant. Un beau front délicat. Une chevelure abondante, soigneusement rejetée en arrière, brune avec des reflets dorés et de larges ondulations. Des yeux profonds, au regard mobile, incertain.
Je me levai. Il m’aborda en gentleman, dans le mouvement dégagé. Mais, sous cette aisance, je sentais l’embarras de tous ceux qui viennent à moi pour leur propre compte.
Je le laissai patiemment me parler de nos relations communes. Je le mis à son aise, de mon mieux. Enfin, quand il fut en confiance, il m’exposa l’objet de sa démarche.
« Mon cher docteur, dit-il, j’éprouve le besoin de vivre hors du monde pendant quinze jours, trois semaines, un mois peut-être. Il me faut la solitude, l’isolement, le silence. Je voudrais, voyez-vous, ne plus penser, n’avoir à m’occuper de rien, végéter comme une plante, suivre un régime régulier, dosé, un régime câlinant qui me ferait dormir… Oublier, voilà ce que je voudrais. Oublier… ou comprendre…
– Rien de plus facile, cher monsieur, dis-je en souriant. Nous avons ici toute une catégorie de pensionnaires qui ne viennent chez nous que pour se reposer.
– Il y en a peu, reprit-il, qui soient ce que je suis : un homme stupéfié par une aventure affreusement bizarre, tout mon bonheur, tous mes espoirs perdus ! Et dans quelles incroyables circonstances !
– Racontez-moi cela, fis-je avec un affectueux intérêt.
– C’est que…
– N’hésitez pas. Je dois tout savoir, pour vous secourir. Et rien de ce que vous me direz ne sortira de ce cabinet, qui est bien capitonné, comme vous voyez. »
Il commença, sans me regarder, les yeux baissés.
« L’année dernière, j’étais allé passer le mois de juillet dans l’hôtel le plus confortable d’une petite plage normande. J’y menais une existence agréable, travaillant chaque matin à un drame en vers, et, l’après-midi, faisant de longues promenades au bord de l’océan.
C’est ainsi que je connus lady Flora.
Elle était seule. Je le rencontrais souvent qui allait le long du flot, comme moi. À force de nous trouver face à face, parfois très loin de notre station, nous en vînmes à échanger des sourires, des saluts, puis quelques paroles. Finalement, il arriva que je lui demandai la permission de raccompagner. Et, de nos longs côte-à-côte, de nos haltes au creux des rochers, vous le devinez… l’amour naquit. Un très grand amour, docteur. Pas du tout le flirt que vous pourriez supposer. Ne me faites pas cette injure. Lady Flora était un être exquis, doué des plus hautes vertus de l’esprit. Chaque jour, je découvrais en elle plus d’élévation et du clarté. Jamais encore je n’avais trouvé sur mon chemin une femme aussi merveilleusement digne d’être adorée. Belle ? Ah ! « Belle, » c’est un mot qui ne signifie rien quand on parle de lady Flora. Elle était pour moi la fée qui transfigure le monde, comme font le vin ou l’opium. Oui, tout devenait féerique parce que nous nous aimions. Et la vie, la pauvre vie resplendissait, parce que vivait lady Flora !
Cependant, nous savions que nos joies étaient comptées, et nous devions dissimuler notre bonheur sous les dehors d’une banale camaraderie. Lady Flora n’était pas libre. Tous les ans, elle s’échappait ; elle arrachait quelques semaines de liberté aux obligations que sa famille et son rang lui imposaient. Mais, cette concession faite à l’indépendance de son caractère, le mari, les enfants, le Tout-Londres artiste et littéraire la reprenaient.
Moins d’un mois après notre première rencontre, il fallut nous quitter. Elle me défendit de lui écrire, jura de m’aimer uniquement, et me donna rendez-vous dans ce même hôtel, le 1er juillet de l’année suivante.
Je n’ai vécu, pendant un an, que pour être exact au rendez-vous. Et, pendant un an, je me suis plu à écouter en moi les idées de lady Flora. Elle m’avait ouvert d’immenses horizons sur la destinée, l’au-delà… Je revins à elle façonné par son souvenir et ses croyances, l’âme élargie, devenu semblable à ce qu’elle désirait que je fusse.
Dès mon arrivée à l’hôtel, au jour dit, mon premier soin fut de demander si lady Flora était là. Le portier me surprit en me répondant négativement. « Au moins, s’était-elle annoncée ? Avait-elle retenu sa chambre ? » Pas davantage.
Je ne m’abandonnai pas au découragement. Lady Flora n’était pas de celles qui manquent à leur parole. Une femme comme elle ne pouvait trahir une tendresse comme la nôtre. Je me fis donc conduire à ma chambre, – la même chambre que naguère, – fermement persuadé qu’avant minuit elle serait là.
Je ne me trompais pas. Elle y fut.
J’avais laissé la porte entrouverte. Et tout à coup, sans avoir rien entendu, je vis lady Flora devant moi, debout, telle que je l’avais vue lors de son départ. Elle s’avança, les bras étendus ; son visage était à la fois radieux et triste. Je la pris doucement dans mes bras, et, sans un mot, nous restâmes enlacés, perdus dans une extase indicible, longtemps, longtemps, jusqu’à l’aube.
Quand le jour blanchit la fenêtre, je la reconduisis jusqu’au seuil.
Le couloir était désert. Elle s’éloigna comme une ombre, en se retournant plusieurs fois.
Vers dix heures, je descendis sur la plage.
Elle n’y était pas.
Revenu à l’hôtel, j’interrogeai de nouveau le portier. « Lady Flora n’était-elle pas sortie ? »
Le portier m’examina d’un air stupéfait :
« Mais, monsieur, cette dame n’est toujours pas arrivée. Nous n’avons reçu aucun voyageur depuis hier soir.
– Ah ! fis-je sourdement. Je croyais…
– Monsieur veut-il qu’on le prévienne aussitôt qu’elle arrivera ?
– Non, non, c’est inutile… »
Je m’éloignai comme dans un brouillard, à l’aventure, le cœur glacé. Je ne comprenais pas. Et pourtant je ne puis dire que j’étais étonné. Seule, pesait sur moi la plus morne désolation… Lady Flora ne reviendrait pas, j’en étais sûr. Et pourquoi, maintenant, me semblait-il n’avoir tenu dans mes bras qu’un fantôme ?… »
À ce point de son récit, mon visiteur, singulièrement embarrassé, courba la tête davantage et fixa le tapis d’un œil égaré.
« Regardez-moi, » lui dis-je avec douceur.
Il n’en fit rien.
Alors, je m’approchai. Je lui relevai le front. Je l’obligeai à supporter mon regard. Je lui parlai d’une voix pesante et presque sévère :
« Vous saviez qu’elle était morte. Ne niez pas. Vous le saviez. Vous aviez lu, dans les journaux, la nouvelle de sa mort, n’est-ce pas ? Vous n’avez fait là qu’un voyage douloureux, un pèlerinage de souffrance, sachant bien que vous ne trouveriez personne au rendez-vous. Personne. Rien. Vos souvenirs, seulement. Dites la vérité ! »
L’épouvante agrandit ses prunelles.
« Mon Dieu !… bégaya-t-il. C’est vrai ! Je le savais… Je le savais ! »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-cinquième année, n° 16127, mardi 15 mai 1928 ; repris dans La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-dix-huitième année, nouvelle série, n° 164, dimanche 29 décembre 1929. Claude Monet, « La Promenade, » huile sur toile, 1875)