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(Gilbert Lely, in Le Courrier graphique, revue mensuelle, deuxième année, n° 9, novembre 1937)
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(Gilbert Lely, in Le Courrier graphique, revue mensuelle, deuxième année, n° 9, novembre 1937)
On a versé beaucoup d’encre tout dernièrement à propos de la mort de Gérard de Nerval et les contradictions les plus stupéfiantes se sont offertes à l’observateur scrupuleux. Je continue donc plus que jamais à trouver singulier que beaucoup de purs esprits demeurent ignorés de la foule et même des gens qui se piquent de littérature. Et je ne m’explique guère comment un artiste de l’envergure de Gérard de Nerval peut être délaissé quasi complètement et relégué parmi les figures falotes d’un passé poussiéreux.
Est-il possible qu’un tel écrivain qui tenait du prophète, qui relevait des doux conteurs du XVIIIe siècle, qui était à la fois un admirable jongleur de phrases, un styliste d’amour, un Dante pacifique, un Hoffmann qui raisonnerait, un contemplateur aux incarnations multiples, un homme épris des somnambulismes les plus divers, est-il possible, dis-je, qu’un tel charmeur ait pu disparaître si facilement de l’admiration commune ?
Quelle est donc la loi mystérieuse qui guide nos faiblesses ? Comment admettre ce phénomène d’oubli, si ce n’est parce que de Nerval fut aux yeux du nombre un distrait, un singulier voyageur, un inquisiteur d’âmes, un être qui partait sans but, de jour ou de nuit, pour Ermenonville ou Le Caire ?
Quoi qu’il en soit, Gérard de Nerval fut un poète ému, sincère, un véritable vatès qui savait se courber sur des besognes indignes de son talent, un sceptique énamouré qui avait la sagesse du fou et la folie des rêveries d’aubes.
Parisien parisianisant, né le 21 mai 1808, dans une rue avoisinant le Palais-Royal, il montra toujours une franche et loyale physionomie qui parlait de bonté, d’esprit, de finesse et même de candeur. Toujours en marche au pays de l’idéal, toujours actif dans les régions étincelantes de poésie, d’affection et de rêve, il était intuitif comme pas un et, bizarrement, il cherchait les lumières de la vérité dans la métaphysique et se grisait de profondes aberrations produites par les apparences passionnelles.
Toute l’existence de cet homme a été anormale. Tout jeune, il avait ignoré les tendresses maternelles ; son père, un officier de l’Empire, s’était fait suivre par sa femme d’un bout de l’Europe à l’autre et l’avait perdue au milieu de ses errances.
« Qui n’a connu parmi vous, et qui n’a aimé à première vue ce poète au sourire d’enfant qui regardait le monde avec des yeux aussi lointains que des étoiles ? » s’est s’écrié Paul de Saint-Victor, cet autre grand oublié, dans la belle préface de la Bohème galante, au lendemain du suicide fameux et si mal fixé dans les mémoires qu’à cinquante ans de distance, on ergote fâcheusement dans les gazettes.
Et l’admirable auteur d’Hommes et Dieux ajoutait : « La poésie n’était pas pour lui ce qu’elle est, ce qu’elle doit être pour les autres, une lyre qu’on prend, et qu’on dépose pour vaquer aux choses extérieures ; elle était le souffle, l’essence, la respiration même de sa nature. »
Cela est exact. Gérard de Nerval toucha à toutes les idées et il eut des aperçus extraordinaires sur toutes choses. C’est ainsi qu’à propos de musique il a dit :
« Je suis persuadé que tout poète ferait facilement la musique de ses vers s’il avait quelque connaissance de la notation.
Rousseau est cependant presque le seul qui, avant Pierre Dupont, ait réussi.
Je discutais dernièrement là-dessus avec S*** à propos des tentatives de Richard Wagner. Sans approuver le système musical actuel, qui fait du poète un parolier, S*** paraissait craindre que l’innovation de l’auteur de Lohengrin, qui soumet entièrement la musique au rythme poétique, ne la fît remonter à l’enfance de l’art. Mais n’arrive-t-il pas tous les jours qu’un art quelconque se rajeunit en se retrempant à ses sources ? S’il y a décadence, pourquoi le craindre ? S’il y a progrès, où est le danger ?
Il est très vrai que les Grecs avaient quatorze modes lyriques fondés sur les rythmes poétiques de quatorze chants ou chansons. Les Arabes en ont le même nombre, à leur imitation. De ces timbres primitifs résultent des combinaisons rapides, soit pour l’orchestre, soit pour l’opéra. Les tragédies antiques étaient des opéras, moins avancés sans doute que les nôtres ; les mystères du moyen-âge étaient aussi des opéras complets avec récitatifs, airs et chœurs ; on y voit poindre même le duo, le trio, etc. On me dira que les chœurs n’étaient chantés qu’à l’unisson, – soit. Mais n’aurions-nous réalisé qu’un des progrès matériels qui perfectionnent la forme aux dépens de la grandeur et du sentiment ? Qu’un faiseur italien vole un air populaire qui court les rues de Naples ou de Venise, et qu’il en fasse le motif principal d’un duo, d’un trio ou d’un chœur, qu’il le dessine dans l’orchestre, le complète et le fasse suivre d’un autre motif également pillé, sera-t-il pour cela inventeur ? Pas plus que poète. Il aura seulement le mérite de la composition selon les règles et selon son style ou son goût particulier. »
Revenu d’Orient, Gérard de Nerval se montra accessible à la magie, à la cabale, et c’est alors, comme l’a dit Paul de Saint-Victor, que « la maladie spirituelle qui couvait en lui éclata au-dehors par une explosion violente et soudaine. La science parvint à le calmer ; mais il ne guérit jamais bien de cette première crise. Ce don fatal d’abstraction de la terre qu’il possédait à un si haut degré, son mélancolique parti-pris de vivre en dehors de la vie réelle, des lectures, des études, des recherches et des idées fixes bizarres, surexcitèrent de plus en plus ses dispositions maladives. Il ne fuyait pas le monde, mais il vivait sur la lisière, pour ainsi dire, rôdant autour de la société d’un air étranger, et toujours ayant derrière lui un champ de liberté vaste comme la mer, dans lequel il s’échappait au moindre froissement, comme un captif qui s’éloigne d’une côte hostile à force de rames. Ses amis avaient beau le suivre du cœur et du regard, ils le perdaient de vue pendant des semaines, des mois, des années. Puis, un beau jour, on le retrouvait par hasard dans une ville de l’étranger, ou de la province, ou plus souvent encore en pleine campagne, songeant tout haut, rêvant les yeux ouverts, attentif à la chute d’une feuille, au vol d’un insecte, au passage d’un oiseau, à la forme d’un nuage, au jeu d’un rayon, à tout ce qui se passe par les airs de vague et de ravissant. Jamais on ne vit folie plus douce, délire plus tendre, excentricité plus inoffensive et plus amicale. S’il se réveillait de son sommeil, c’était pour reconnaître ses amis, les aimer, les servir, redoubler envers eux de dévouement et de bienvenue, comme s’il avait voulu les dédommager de ses longues absences par un surcroît de tendresse.
Chose étrange ! au milieu du désordre intellectuel qui l’envahissait, son talent resta net, intact, accompli. Les fantaisies de son imagination prenaient, en se reflétant sur le papier, des formes aussi pures que les empreintes des camées antiques. Il dessinait ses rêves avec un crayon presque raphaélesque d’élégance et de légèreté. »
Un jour, « l’esprit de Gérard subit une seconde éclipse. Dès lors, il fit nuit dans sa tête, mais une nuit pleine d’astres, de météores, de phénomènes lumineux. Son existence ne fut plus qu’une vision continue entrecoupée d’extases et de cauchemars. Lui-même a raconté les mystères de sa vie rêveuse dans cet étonnant récit intitulé : Aurélia, ou le Rêve et la Vie. C’est une apocalypse d’amour, le Cantique des cantiques de la fièvre, la dictée d’un fumeur d’opium, l’essor d’une âme qui monte au ciel avec des ailes de chauve-souris, un mélange ineffable de poèmes et de grimoires, de fantasmagories et de ravissements. Pour qui sait lire, il était évident que l’esprit qui concevait de tels rêves n’appartenait plus à ce monde, qu’il avait franchi depuis longtemps la porte d’ivoire ; et que, pareil à ce moine espagnol qui sortait la nuit de son sépulcre pour aller achever dans sa cellule une exégèse commencée, lui, s’échappait de l’empire silencieux des songes pour venir les raconter à la terre. Aussi l’admiration qu’éprouvèrent ses amis à la lecture de ce chef-d’œuvre en démence fut-elle mêlée de pressentiment et d’effroi.
Personne cependant ne s’attendait à la catastrophe de sa mort. Son ivresse morale était si douce, si calme, si résignée ! On comptait pour lui sur l’ange qui guide les pas des enfants et qui promène par la main les somnambules au bord des toits et des précipices. »
Il est indéniable qu’un mystérieux amour fut pour Gérard de Nerval la vie et la mort. Ce singulier amour embrumé de mysticisme et qui le couvre de voiles féeriques, cet amour déformé par les légendes fut le fond de son œuvre et il a délimité les contours de sa discrète figure, si l’on y regarde de près. L’ancienne jeune châtelaine qu’il entrevit actrice fut le prisme miroitant où ses rêves s’allèrent cogner comme des alouettes. Il en résulta une fêlure au cœur en même temps qu’au cerveau.
Décomposez les œuvres de Gérard de Nerval, vous y trouverez toujours, accompagnant la présence idéalisée d’Angélique, de douloureuses histoires, des sonnets mystiques, des noctambulismes inspirés par l’éternel désir de ce qui lui semblait impossible, et vous vous expliquerez ces voyages brefs ou durables entrepris pour tromper la faim de son cœur.
La passion du pauvre poète fut très particulière et quasi neuve pour son époque. Non point qu’il fût byronien au sens exact du mot, car il savait que l’amour est l’échange de deux caprices qui impliquent une lutte, l’atroce lutte qui déprime les sociétés, la lutte faite d’égoïsmes plus ou moins satisfaits, de dissimulations et de banales mésintelligences. Mais en amour, le vrai poète, sitôt que s’évanouissent les périodes de lyrisme, tombe en des navrances violentes et connaît le martyre de l’indécision, son cœur est un cimetière plein d’espoirs morts ; il manque le but pour avoir voulu analyser de trop près son bonheur. Et puis, il faut dire aussi que le poète manque généralement son but parce qu’il amplifie son désir, qu’il ne condescend pas au cabotinage et que la grandeur de ses sentiments demeure incomprise de la femme.
Aussi cet amour aigu, douloureux, cette sorte de léthargie de l’acte, cette maladie cérébrale, personne plus que Gérard de Nerval n’en a connu la dévoratrice hypéresthésie.
Il a gravi un chemin de la croix à nul autre pareil ; il a été un martyr de la passion qui s’use en poèmes autobiographiques, il a souffert toute l’affreuse mélancolie de l’affection mal partagée. S’il connut la joie d’être aimé passagèrement, il connut surtout la désillusion qui se heurte à l’orgueil et, dans la conception de l’inutilité de tout, il se réfugia dans une mort rapportée exactement par M. Victorien Sardou. Quand il s’écriait :
La treizième revient, c’est encor la première,
Et c’est toujours la seule et c’est le seul moment,
n’exprimait-il pas en deux vers admirables, qu’à travers nos jours, nous subissons éternellement l’emprise de la première passion ?
Il eut de la folie ? Oui, mais une folie géniale et qu’il sut embellir de la quiétude des larges soleils d’Orient, des jardins de caroubiers, des ruisseaux bordés de lauriers-roses et de minuscules oasis.
Et, dans toutes les femmes connues, il aima jusqu’à l’agonie la Reine de Saba suivie de sa caravane prestigieuse.
L’illuminé, le prophète, sut chérir Rétif de la Bretonne et Cazotte comme des frères spirituels. Il trouva en eux ses modèles principaux. Il se sentait l’âme d’un Villon et d’un François d’Assise à la fois, et il a dit des vérités de sentiments que nous n’avons pas le droit d’oublier. Malgré l’anormalité de son tempérament, en dépit de sa sensibilité supra-aiguë, il a écrit des pages calmes et fortes ; le Destin s’en vengea cruellement comme on sait. S’étant développé en dehors de la mode et de l’exemple, il fut doux et passa sans fracas. Sa mort seule fit du bruit, mais son suicide fut logique, puisqu’il savait la partie perdue en cette temporaire existence et que d’ailleurs il n’avait plus rien à faire dire aux héros de ses légendes, c’est-à-dire à lui-même.
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(Pierre Sandoz, « Le Semaine artistique : Lettres et Beaux-Arts, Gérard de Nerval, » in Le Monde artiste illustré, quarante-deuxième année, n° 37, dimanche 14 septembre 1902)
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(André Hardellet, in Le Collectionneur français, le journal de tous les collectionneurs et de toutes les collections, première année, n° 3, mai 1965)
L’apothéose du soleil s’est éteinte en violet au fond des bois de Costebelle. Le mince croissant de la lune ne s’est pas encore accroché au voile bleu qui couvre Porquerolles. Avant que les étoiles ne s’allument et que les rossignols énamourés ne mettent de l’harmonie dans cette trêve du silence, entre la chaude journée et la nuit languissante, viens.
Sur le divan profond, j’ai tendu la moustiquaire bleue fleurie de grappes de glycine. Tu poseras ta tête blonde sur mes genoux ; tu fermeras tes yeux bleus sur ton rêve, ou bien, comme une enfant je te serrerai dans mes bras, et, telle une berceuse, afin que toi seule l’entende, je te dirai tout bas, ainsi qu’un conte de fées, la véritable histoire de la Tarasque.
Tu ne la répéteras à personne, qu’à lui, si tu veux. Ne la colporte pas au vieux savant qui te la dirait fausse. Ne la confesse pas au saint ermite qui crierait au mensonge. Ne la dévoile pas à l’enfant au cœur ardent qui ne voit que l’idéal.
Je ne l’ai pas prise, tu verras, dans la Légende dorée ni dans la Vie de sainte Marthe…
Ma Marthe à moi ?
C’était une enfant trouvée dans le « tour » de l’évêché. Fleur de chair blonde arrachée au cœur saignant de quelque amoureuse traquée, on l’avait abandonnée, nue et pleurante, à la charité de Mgr Jean.
En sortant de sa messe matinale, l’évêque avait entendu des vagissements. Ému, il avait appelé dame Marthe, sa sœur. La pieuse femme avait tenu l’enfant sur les fonts baptismaux et donné son nom à la filleule de Monseigneur.
Cousant le linge d’église, apprenant le latin aux épîtres des dimanches, gardienne attitrée de la chapelle de la Vierge, elle grandit, pure comme un lis, dans le vert et froid jardin de l’évêché, à l’ombre de la cathédrale.
La cathédrale était une grande prière de marbre rose qui pointait ses tours vers les nues, au sommet de la ville blanche. Et la ville était un bouquet d’oliviers, de citronniers et de mimosas d’or, dans lequel se cachaient les maisons à terrasses, défendues par la rigide et massive ceinture des ponts-levis et des remparts.
Au-dessus, le bleu du ciel, en dessous, le bleu de la mer, au lointain le bleu des monts. La ville s’appelait le Paradou ; il faisait doux et bon y vivre.
Le Seigneur semblait bénir les moissons et les vendanges. Le pays était riche à l’entour sous la crosse paternelle de Mgr Jean. Les filles étaient belles, les garçons étaient braves, les vieilles femmes, se souvenant de leurs heures de joie, n’enviaient pas le bonheur des autres.
La main de Dieu sembla s’appesantir sur le Paradou le jour maudit où les Sarrasins entourèrent la cité. Après s’être endormi dans la sérénité, on s’éveilla dans l’épouvante. Comme une marée qui monte, une horde de démons aux yeux brillants avaient encerclé les remparts. Les tentes bariolées de leur camp s’étendaient à perte de vue. Ils avaient coupé la rivière et mis la main sur les troupeaux.
La petite garnison du Paradou fit une sortie héroïque et sanglante. En vain, des archers novices remplacèrent les hommes d’armes tués au combat ; en vain, les femmes lancèrent, des mâchicoulis, de l’huile bouillante et des pierres rougies… Privée d’eau, rationnée de pain, la population connut les angoisses de la famine et les horreurs de la peste noire.
Mgr Jean était un saint. Nuit et jour sur la brèche, bénissant les soldats, absolvant les mourants, son âme n’était qu’un holocauste.
Et Dieu parut se laisser toucher. De même qu’ils étaient venus, sans bruit, les Maures levèrent le siège. Un soir de Toussaint, ils étaient encore là ; le lendemain, à l’aurore, le soleil éclaira la plaine déserte, vide de tentes et d’appareils de guerre.
On remercia d’abord Notre-Dame de Grâce, puis, pour oublier les heures cruelles, la population s’enivra de vin, de jeux et d’amour. Et c’est sans doute pour ces fautes qu’Elle était restée…
Car si les Sarrasins avaient fui vers des villes moins bien défendues et des trésors moins jalousement gardés, par vengeance ils l’avait laissée.
Et, sous le soleil caressant du printemps revenu, dans l’ivresse des nuits alourdies de parfum, passa l’épouvante.
On la sentait à quelque chose d’imprécis qui vous faisait trembler de la nuque aux talons. Personne ne la voyait, mais on la devinait, rôdeuse, semant les désastres autour du Paradou.
Chaque soir, par ordre de Monseigneur, on fermait toutes les portes, mais dans chaque foyer passait la fièvre. Ni prières, ni sortilèges ne préservaient de ses coups : elle-même était fée.
Et comme c’était une bête maligne et inaccessible, on l’appela la Tarasque, en souvenir dû monstre de la légende.
On fermait toutes les portes, mais elle se riait bien des ponts-levis !
Vers minuit, on entendait son appel : une note longue, plaintive, exacerbée, râle, rire ou sanglot, quelque chose d’inouï, comme un soupir d’amour qui ne finirait pas.
À ce cri, qu’il dormît près de son troupeau dans une masure, qu’il fût gardé par sa mère apeurée ou par son épouse fidèle, qu’il reposât, le sourire aux lèvres, sur le cœur de la bien-aimée, chaque nuit un homme se dressait.
Ni verrou, ni chaîne, ni bras enlacés n’arrêtaient son élan. Les prunelles fixes, envoûté, il fuyait. Il passait le torrent, franchissait les remparts, et courait, éperdu, les bras tendus vers la Tarasque…
Le lendemain, on retrouvait le cadavre de la victime, déchiré par des griffes d’acier, le cœur mangé. Il avait un sourire aux lèvres, une extase folle dans ses yeux morts…
Le cauchemar empoisonna toute la ville. La bête faisait plus de mal encore que n’en avaient fait les Sarrasins. Après deux ans de cet effroyable carnage, il ne restait plus de jeunes hommes au Paradou, et les fils de seize ans commençaient à mourir de la Tarasque.
Mgr Jean, désespéré, fit faire une neuvaine, et tout le peuple, pieds nus, monta en pèlerinage à Notre-Dame-de-Grâce. Monseigneur priait debout, les bras en croix, les yeux au ciel.
Pâli par les souffrances, presque en extase, il avait l’air d’un saint de vitrail.
« Parce Domine ! » sanglotaient les femmes derrière lui.
Et Marthe, la filleule de Monseigneur, ses beaux cheveux voilés, un chapelet de nacre autour du cou, un simple ruban d’or serrant sa taille virginale, semblait une petite martyre d’autrefois.
Quand il eut prié longuement, Mgr Jean abaissa ses regards vers le peuple prosterné.
« La vierge a pitié de vous, dit-il. Choisissez l’enfant la plus pure, et qu’au nom de Marie, elle enchaîne la Bête. »
D’un élan, les femmes pleurantes coururent vers Marthe :
« Toi qui portes le nom de la sainte, délivre-nous de la nouvelle Tarasque ! »
Monseigneur la bénit, et l’enfant, les yeux illuminés, auréolée de foi, d’amour et d’innocence, descendit de l’ermitage vers la campagne. Elle passa la grande porte, suivie de la ville entière qui chantait des cantiques.
On entendit le cri d’appel, le cri de mort de la Tarasque.
« Au nom de Marie, viens, », dit l’enfant.
La bête parut, rampante. Elle lécha les pieds de Marthe en tremblant. La petite vierge lui passa son chapelet autour du cou.
La foule était tombée à genoux sur le bord de la route.
Dans la poussière flamboyante du midi, on vit monter vers l’évêché la figure frêle et la Tarasque enchaînée.
Les femmes tremblaient encore de voir le monstre tenu seulement par le chapelet blanc de la jeune fille, joint au ruban d’or de sa ceinture.
Qu’elle était effrayante, la Tarasque !
Elle avait une grande crinière dorée qui faisait du soleil sur sa tête, et de l’ombre sur ses yeux. Elle avait des dents blanches sous ses lèvres cruelles et des griffes d’acier, longues comme des dagues, qui marquaient ses pas sur la poussière. Elle marchait, souple et prête à bondir, la belle bête de proie, laissant derrière elle un parfum sauvage, et les mères frémissaient de voir, à son passage, s’allumer un reflet de folie aux yeux des jeunes hommes.
Marthe la mena ainsi jusqu’à la crypte de la cathédrale et l’enchaîna à la grande colonne qui soutenait la voûte. On remercia Notre-Dame de Grâce ; la ville, libérée, reprit sa vie, et Marthe, choisie par le peuple et bénie par Marie, reçut la garde de la Tarasque, qui serait un jour, en grande pompe et procession, conduite à la mer pour y être noyée.
*
Comme le Carême avançait et que l’été s’annonçait brûlant et précoce, Monseigneur et son grand vicaire s’en allèrent en tournée de confirmation. M. le grand vicaire était le confesseur de Marthe. Il la bénit, lui recommanda la prière et la prudence, et partit le cœur en paix.
Marthe, chaque matin, assistait à la messe, balayait pieusement l’église, fleurissait les autels, et, charitable, portait sa nourriture et son eau fraîche à la Tarasque.
Elle tremblait en s’approchant et invoquait Madame Marie et son ange gardien.
Un dimanche, étant en retard, elle oublia son oraison et marcha tout droit vers la bête. La Tarasque se souleva comme un grand sphinx sur ses griffes, rejeta sa crinière d’un geste noble, et regarda Marthe. La jeune fille, au lieu de poser l’écuelle à terre, l’approcha des lèvres de la prisonnière, et celle-ci mangea dans ses mains.
En sortant, Marthe s’aperçut de cette chose miraculeuse : bien qu’elle n’eût pas fait de prière, la Tarasque ne lui avait fait aucun mal… et la Tarasque, avait des yeux humains.
Marthe eut une nuit d’insomnie coupée de rêves étranges. La Tarasque lui parlait :
« Je ne suis pas si méchante qu’on te le dit, gémissait la prisonnière, peut-être aurais-je été bonne si l’on m’avait aimée.
– Fuis-la, disait l’ange gardien de Marthe ; c’est la tentation, c’est le péché. »
Et, comme au paradis perdu, une autre voix sifflait :
« On te trompe, tu ne mourras point. »
Marthe hâta le nettoyage de la chapelle. Arrivée à la porte de la prison, elle hésita une seconde… puis, volontairement, pour affronter l’épreuve, elle entra sans s’être signée.
La Tarasque la regarda avec ses yeux de lumière et, comme la jeune fille posait sa main sur la crinière flamboyante, le monstre lui baisa les doigts.
« Aime-moi, disaient les yeux.
– Aime-moi, » semblaient dire les lèvres.
Le cœur virginal de l’enfant trouvée sentit une grande vague brûlante qui la submergeait ; elle l’appela de la pitié.
Monseigneur Jean ne rentrait pas. Il envoyait seulement de pieux messages à sa sœur.
Dame Marthe était un peu inquiète de sa filleule. Le dimanche de la Passion, la petite avait oublié de mettre des fleurs à l’église. Devant les douces remontrances de sa marraine, la jeune fille se cabra pour la première, fois de sa vie. Dame Marthe allait ajouter que les pauvres aussi étaient délaissés, mais, timide, elle s’arrêta, pour ne pas la blesser. Et, le lendemain, la sainte fille bénissait Dieu de n’avoir pas contristé l’enfant, élue entre toutes pour faire des miracles. La sœur de Monseigneur, ayant cherché Marthe, vit en effet ceci : la vierge était assise sur les dalles de la crypte ; la tête de la Tarasque s’appuyait sur la robe blanche. Et, penchée vers la bête, la jeune fille parlait. Elle parlait comme à quelqu’un qui comprend et qui répond, et dame Marthe jura même que le monstre répondait.
Craignant d’être indiscrète, elle se retira à petits pas, puis elle écrivit longuement à Monseigneur et dépêcha un courrier pour qu’il fût informé sans retard du miracle.
Monseigneur ne prit même pas le temps d’annoncer son retour. Il revint aussi vite que sa mule pouvait trotter, ne s’arrêtant qu’à la chapelle de N.-D. de Grâce.
Des fleurs desséchées s’effeuillaient sur l’autel ; une mince couche de poussière blanchissait le marbre du parvis, et la lampe du sanctuaire jetait de courts éclairs comme une veilleuse qui s’éteint. Monseigneur rentra, très pâle, à l’évêché. Il s’enferma dans son oratoire, puis il fit venir sa filleule.
« Marthe, ma chère petite enfant, vous étiez décidée à écouter l’appel de Dieu et à prononcer vos vœux au couvent des Bénédictines de Marseille. Je vous y conduirai le lundi de Pâques à la sortie des vêpres, et le Samedi Saint, après l’alléluia, nous irons processionnellement noyer la Tarasque. »
Marthe n’avait jamais discuté, même en pensée, un ordre de Monseigneur. Cette fois, elle devint livide, comme si tout le sang de son cœur s’était enfui ; elle sentit ses genoux fléchir et tomba à terre.
« Pitié, parrain, pitié pour elle.
– Prie, mon enfant, dit l’évêque en posant sa main paternelle sur le front de la suppliante. Sainte Marthe n’eut pas plus de pitié pour la bête de péché que la Vierge Marie n’en aurait eu pour le serpent, ni Michel pour Satan. La Tarasque doit mourir. »
Monseigneur officia au cours de cette semaine avec plus de ferveur encore que d’habitude. Pendant le lavement des pieds du Jeudi Saint, on crut voir une auréole de lumière se poser sur sa tête blanche.
Le Samedi Béni, comme toutes les cloches revenues de Rome vibraient de leurs alléluia, et que les enfants de chœur sonnaient frénétiquement toutes les sonnettes d’argent des églises, le peuple fleurissait les rues de la ville haute et tendait d’oriflammes les maisons du Paradou.
Les jeunes filles étaient en blanc, couronnées de lis. Les femmes que la Tarasque avait endeuillées semblaient resplendir sous leurs voiles noirs. On préparait la procession qui allait, au chant des hymnes sacrés, accompagner Marthe conduisant le monstre à la mer. Quand, mitre en tête, suivi de tout le clergé, Mgr Jean entra dans la crypte chercher l’enfant miraculeuse et la bête impure, on n’aperçut qu’une prison vide.
À terre traînaient un chapelet brisé et un ruban d’or intact…
*
On te dira dans le pays que Marthe, zélée, était sortie en grand mystère durant la nuit, pour rejoindre le couvent des Bénédictines, où elle mourut, très vieille, en odeur de sainteté. On te dira aussi, qu’en passant, elle avait noyé la Tarasque dans la mer, qui, depuis lors, est houleuse et couverte d’écume, la Méditerranée qui dévore les jeunes marins par les nuits de tourmente…
Mais, toi, tu sais bien que les Tarasques ne restent prisonnières qu’autant qu’elles le veulent, et qu’un jour, elles repartent, silencieuses et félines, enchaînant, sans colliers ni rubans, les cœurs derrière elles.
Tu connais le charme de leurs yeux voilés, la sorcellerie de leur parfum, l’envoûtement de leur mystère…
La lune est levée, le rossignol égrène ses trilles, les orangers sentent plus fort… Dieu garde, cette nuit, tous les cœurs solitaires !
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(Guillemette Marrier, in Le Figaro, supplément littéraire, nouvelle série, n° 328, samedi 18 juillet 1925 ; illustration d’André des Gachons, pour « La Légende de la Tarasque » de Clovis Hugues, in Le Livre des Légendes, deuxième année, 1895)
Au coupe-gorge noir, sous le tombant du jorne (1)
Où tu faisais flamber ton regard andalou,
Quand tu me rouscaillais (2) ton amour en bigorne (3)
Je suis branché (4) pour toi, sinistre maritorne !
Le macchoux (5) qui te chauffe (6) en loupeur (7), ton loulou,
Le benoist (8) qui te couve avec un œil paterne,
M’a pendu pour venger l’honneur de ton bilou (9).
Je gigote en râlant sous ta rouge lanterne !
À l’aube, trifouillant au détour d’une borne,
Mon cadavre entr’ouvert par son crochet filou,
Roulé dans le ruisseau, buté contre une sorne,
Le biffin (10) trouvera que ma charogne corne (11),
Et son ombre flottant, pâle, entre chien et loup,
Peu à peu s’enfuira parmi le brouillard terne…
Ah ! qu’as-tu fait de moi, blême et sanglant marlou ?
Je gigote en râlant sous ta rouge lanterne !
Ô blafarde Cafarde (12) au pâle reflet morne,
Ouvrant sur mes sanglots ton châsse (13) veule et flou,
Fromage qu’une goule insatiable écorne,
Où la sorgue (14) a mordu, ne laissant qu’une corne,
Bonnet jaune accroché tout là-haut à son clou,
Plains-moi, pendu de même au bord de la vanterne (15).
De mon gaviot (16) gonflé blase (17) un dernier glou-glou,
Je gigote en râlant sous ta jaune lanterne !
ENVOI
Prince des Cieux, on dit que ta foudre lanterne.
Mais écoute les pleurs qui gloussent dans le trou
De mon gosier béant, serré comme un écrou —
Je gigote en râlant sous ta jaune lanterne !
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(1) jour.
(2) disais.
(3) argot.
(4) pendu.
(5) maq…
(6) aime.
(7) paresseux.
(8) maq…
(9) c…
(10) chiffonnier.
(11) pue.
(12) lune.
(13) œil.
(14) nuit.
(15) fenêtre.
(16) ventre.
(17) souffle.
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(Marcel Schwob [c. 1885], ballade recueillie dans les Œuvres complètes. Écrits de jeunesse, Paris : François Bernouard, 1927 ; illustration : Louis Marcoussis, « La Mort de Nerval, » in 10 eaux-fortes pour Aurélia de Gérard de Nerval, Paris : Fourcade, 1931)
Il s’appelle Cherel et tient commerce, à l’enseigne de « La Lanterne Magique, » 11, r. Coëtlogon ; une rue où l’on pénètre, au sortir de Saint-Germain-des-Prés, comme dans une flaque de silence provincial.
Chez lui, le temps s’est arrêté ou, du moins, a pris des libertés vis-à-vis des horloges et des calendriers. En passant le seuil, vous abordez un petit monde qui n’est plus coté à la bourse des valeurs nucléaires et des interlocuteurs à part plus ou moins prépondérante.
Entrez : machines pour usines de Lilliput, dames galantes format 1900, affiches d’autrefois, papillons défunts, jouets, brimborions, livres précieux ; sans compter diverses photographies abominables soustraites (par quels hasards ?) aux archives de la P. J. On y voit, par exemple, Liabeuf, l’homme aux bracelets, ou un employé de la morgue essayant de rassembler, tant bien que mal, les éléments premiers d’un philatéliste sectionné par des peaux-rouges inconnus. Les Mystères de Paris sont là, à portée de vos yeux et de votre main.
Lorsque vous vous pointez, le premier mouvement de Cherel est de se diriger vers le placard où il entrepose ses poisons : « Qu’est-ce que tu bois ? » Je ne vous conseille pas de refuser, car il vous insulterait. Il parle lentement, les yeux mi-clos, d’une voix qui traîne ses savates (les savates d’une voix !) sur les faubourgs et les fortifications d’une ville où nul n’a plus accès que par l’imaginaire. S’il est de bon poil, il vous dira à quoi Paris ressemblait quand Bonnot et Garnier tenaient tête aux zouaves et aux foules avides d’exécutions : « La première victoire de l’armée française depuis Sedan. »
Un client se manifeste-t-il, il vous oublie. Tant mieux : la caverne vous appartient ; vous pouvez toucher, regarder, rêver à loisir. La boutique devient un de ces saloons fantômes que certains États des U. S. A. conservent intacts, prêts à tomber en cendre au moindre faux pas. Il vous suffit d’un peu de bonne volonté pour ne pas casser le fil.
Le Chourineur, Corentin, Madame Arthur, Wyatt Earp, Bat Masterson vont revenir prendre possession du lieu et aussi ces filles aux corselets pailletés d’or, donnant le bras au type qui chante : « J’suis l’homme qui a fait sauter la banque à Monte-Carlo. »
Si, un jour, vous n’avez rien de mieux comme loisir, allez donc rendre visite de ma part au lanternier magique.
André HARDELLET
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(André Hardellet, in Le Collectionneur français, le journal de tous les collectionneurs et de toutes les collections, première année, n° 1, mars 1965)
« Vous me retrouvez terriblement vieilli, n’est-ce pas ? nous demanda Sarlat… Allons ! Ne protestez pas ! J’ai conscience de ma déchéance physique !… »
Le vinaigre framboisé colorait l’eau glacée dans nos verres et le jour déclinant broyait la pourpre, la cendre et l’améthyste sur la montagne. Nous bûmes en silence sous le regard pesant de notre hôte, puis l’un de nous dit à Sarlat, pour secouer le malaise ambiant :
« Où est Pyrame ? C’est à cette heure-ci, d’ordinaire, qu’il sort de la maison pour aboyer contre l’écho.
– Pyrame est mort, répliqua Sarlat, d’une voix sourde.
– Comment est-il mort ? » demandai-je.
Sarlat se mit à trembler de tout son corps.
« Il est mort d’une façon inexplicable ! » répondit-il.
Notre hôte s’assit alors pesamment, et nous mîmes sur le compte de son aortite les efforts qui le déchiraient lorsqu’il tentait d’absorber une goulée d’air, en haletant, entre chaque phrase :
« La montagne !… Elle a ses secrets !… Des mystères effarants !… Vous pensez bien qu’elle ne va pas les livrer aux citadins que vous êtes. Elle les réserve pour ses vieux fidèles, pour ceux qui, comme moi, ne l’ont jamais abandonnée.
Vous me parlez de Pyrame, les premiers. Écoutez bien son histoire… Vous comprendrez ensuite pourquoi ce dernier hiver a pesé plus lourdement que cent mois sur mes épaules.
Pyrame était un de ces bas-rouges taciturnes que le mystère semble hanter et qui suivent, d’un œil impassible, le passage des êtres invisibles qui gravitent autour des vivants.
Jusqu’à l’heure du crépuscule, Pyrame montait une garde fidèle autour de ce chalet. Mais, lorsque les premières ombres s’allongeaient sur la vallée, une transformation brusque bouleversait le bas-rouge. Il devenait méfiant et irascible. Toutes ses forces, visiblement, se concentraient pour une défense instinctive contre un danger menaçant.
Il s’avançait jusqu’au bord du sentier, avec le sautillement raide des chiens qui vont se battre. Et, la tête tournée vers cette faille rocheuse qui entaille la montagne, il commençait à pousser un de ces hurlements interminables où l’épouvante et le défi se mêlent étroitement.
Un hurlement répondait aussitôt, sur le même ton, à son appel.
– L’écho ! » m’écriai-je.
Mais Sarlat continua, sans daigner relever mon interruption :
« Pyrame se mettait, alors, à trembler sur ses quatre pattes ; le poil de son cou se hérissait autour de son collier de bois ; le sang injectait ses yeux et la bave moussait entre ses crocs découverts.
La gorge enflée par l’effort, le museau effilé et tendu pour prolonger le son, mon chien poussait un nouveau hurlement. Et la montagne lui répondait encore… La montagne ! Vous m’entendez bien ?… La montagne elle-même ; la montagne, avec une voix de chien.
– Un chien qui aboie devant un écho ! La chose est courante ! » dis-je encore, incorrigible.
Cette fois, Sarlat se tourna vers moi, d’un bloc :
« Vous avez raison ! répliqua-t-il. La chose est courante… Ce qui l’est moins, c’est ce que j’ai vu, de mes yeux, le 23 octobre passé.
La bruine, ce soir-là, avait enveloppé la montagne. Mais un coup de vent d’est avait dissipé les buées, vers la fin de l’après-midi. Et le crépuscule déversait ses torrents de couleur sur les bois immobiles et sur les pierres humides.
Pyrame sortit, avec noblesse, de la maison. Par la fenêtre de ma chambre, – où j’étais en train de graisser mon fusil de chasse, – j’admirai la vigueur et la tenue de mon chien. Je l’aurais encore admiré davantage si j’avais pu deviner que Pyrame marchait à la mort, d’un pas égal, à la mort, dont son instinct infaillible ne pouvait lui cacher l’approche.
Face à ce que vous appelez l’écho, mon chien poussa son cri de défi habituel. Et, à son appel, un autre chien, un chien énorme, un chien tout noir sortit de la montagne et s’élança à la rencontre de Pyrame.
Non ! ne me regardez pas avec ces yeux inquiets. Je ne suis pas fou ! et je possède encore tous mes réflexes. Mais, jamais – vous m’entendez bien ? jamais – je n’oublierai l’horreur de la scène qui suivit.
L’apparition n’avait pas paru surprendre Pyrame. Mieux !… Au frétillement de sa queue, je compris toute la satisfaction qu’avait mon chien à découvrir enfin son ennemi matérialisé.
Les deux bêtes s’empoignèrent : le chien noir et le bas-rouge. Ce fut un combat extraordinaire où les deux adversaires déployèrent la même férocité, le même acharnement.
De ma fenêtre, j’observais la tacique savante des deux bêtes, les ondes qui parcouraient leur pelage, tout poissé déjà par le sang. Et, le fusil en arrêt, j’attendais que le monstre connu se présentât de flanc, pour pouvoir tirer sur lui et délivrer Pyrame.
Hélas ! lorsque le coup partit, la vie du bas-rouge s’écoulait, en bouillonnant, hors de sa gorge perforée par les crocs de son adversaire. Et quand je descendis sur le lieu du combat, ce fut pour recevoir le dernier souffle de Pyrame sur ma main.
– Et le chien noir ?
– Disparu, volatilisé !… J’eus beau organiser une battue sur-le-champ, nous ne retrouvâmes jamais sa trace. »
Je m’efforçai de réconforter mon hôte :
« Mon pauvre Sarlat, je comprends votre chagrin !… Pyrame était un compagnon fidèle. Mais il ne faut pas que vous vous frappiez à ce point… La mort du bas-rouge s’explique de la façon la plus naturelle : un chien étranger devait rôder dans la montagne… »
Sarlat me regarda profondément ; puis il me prit par la main et il me conduisit au bord de la terrasse.
« Poussez un cri ! Comme autrefois ! m’ordonna-t-il.
– Vous voulez entendre l’écho ?
– Allez-y ! »
Les mains en cornet autour de la bouche, je poussai alors l’appel accoutumé : « Ho !… Ho !… Ho !… » et je prêtai l’oreille. Mais nul bruit ne vint troubler le silence écrasant de la montagne.
« L’écho ?… Sarlat !… L’écho ?… Que se passe-t-il donc ?
– Depuis le soir de la bataille, il n’y a plus d’écho ! » nous répondit, en frissonnant, le solitaire.
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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-troisième année, n° 15542, vendredi 8 octobre 1926 ; illustration de Sidney Paget pour Le Chien des Baskerville, de Conan Doyle, 1902)
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Josef Maria Auchentaller, c. 1904-1908
Gustave Courbet, « La Femme au perroquet, » huile sur toile, 1866
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« Quoi qu’on ait dit, et quoi qu’il en ait pensé lui-même lorsqu’il s’en allait pour deux ou trois mois en villégiature chez le docteur Blanche, Aimery de Los n’a jamais été fou. Il ne l’était pas lorsqu’il écrivait ses Sonnets mystiques, si faciles à comprendre pour quiconque n’a pas perdu le sens poétique, et il ne l’était même pas lorsqu’il se pendit à un réverbère dans la triste rue souterraine, fatigué d’être garrotté dans les liens de la chair, et délivrant enfin son âme frémissante, dont il sentait s’agiter en lui les impatientes ailes de papillon, avides de l’espace infini et de la lumière. Il n’a jamais été fou, il n’était pas fou ; mais dans ses longs voyages, il avait appris les idiomes de l’Orient, les langues sacrées ; il avait conversé avec les sages de tous les pays, il avait été initié aux mystères, il connaissait tous les Dieux ; son esprit était assez affiné et subtilisé pour percevoir quelquefois ce qui échappe aux sens matériels, et pour s’affranchir un instant, par un ardent coup d’aile, de ces fictions grossières qui se nomment : le temps et l’espace.
Par un soir embrasé du mois de juin, Aimery de Los marchait dans la rue Saint-Honoré, en riant comme un bossu. Dans sa joie d’avoir obtenu un à-compte à la Revue mondaine, il s’amusait à choquer l’une contre l’autre les deux pièces d’or qu’à force de douceur il avait arrachées à ce recueil chimérique, et par moments aussi, dans son ravissement, il fredonnait une chanson grecque, tendre et caressante, qu’il avait jadis entendue au bord de l’Eurotas. »
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Sans être un grand spécialiste de littérature, il est assez aisé de reconnaître les traits de Gérard de Nerval dans ce portrait d’Aimery de Los, extrait d’un des plus jolis contes de Théodore de Banville, Le Vin Samien. Très curieusement, à quelques mois d’intervalles, paraissait une autre nouvelle au sujet similaire, intitulée Le Perroquet, mais cette fois sous la signature de Catulle Mendès. Même si Mendès, qui n’allait pas tarder à devenir un des chroniqueurs attitrés du Gil Blas, connaissait sans doute l’existence du texte de Banville, il semblait peu problable qu’il se soit livré à un plagiat du « maître » : il n’a jamais été coutumier de ce genre de procédé. Les deux textes présentaient néanmoins trop d’analogies pour qu’il puisse s’agir d’une simple coïncidence. Comment dès lors expliquer cette similitude troublante ?
La solution de cette énigme nous a finalement été donnée par Catulle Mendès lui-même, seize années plus tard, en réponse à un article de Jean Lorrain, L’Homme aux bracelets, évoquant le perroquet du Lupanar et sa réplique fatidique :
« Le perroquet géant connaît le cœur des hommes depuis bientôt cent ans qu’il les voit défiler dans l’escalier du bouge, et c’est l’oracle même de leurs destinées qu’il crie aux misérables écœurés et honteux au seuil du lupanar : « Tu reviendras, » et en effet ils y reviennent tous ; car on revient toujours à son vice, comme le chien des écritures à son vomissement. »
Une note de Mendès confirme en effet que le personnage dépeint par Théodore de Banville sous les traits d’Aimery de Los, et rebaptisé Sulpice par Catulle Mendès, est bien Gérard de Nerval. Ce serait une anecdote rapportée par Charles Asselineau qui aurait inspiré à nos deux auteurs leurs versions respectives du perroquet de Nerval. Le blason « du pauvre, du doux Gérard » peut ainsi s’enjoliver aujourd’hui d’une nouvelle légende posthume…
MONSIEUR N
In memoriam dulcis et tristis animæ
« TU REVIENDRAS, MONSIEUR ! »
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À JEAN LORRAIN.
Tout récemment, vous rappeliez un conte du merveilleux Banville, le conte où parle le fatidique Perroquet-symbole de la Maison de Débauche ! Dans cette page de rêve, mon cher poète, il y a une histoire, une histoire vraie qui arriva au délicieux et douloureux Gérard de Nerval ; elle nous fut dite, à Banville et à moi, par Charles Asselineau, grand ami de Gérard Labrunie ; et la voici, moins émerveillante que le conte, mais plus proche de l’abominable réalité.
C. M.
I
Les bras ballants, la tête lourde, longtemps, longtemps, il avait rôdé, autour de la table, dans la chambre en désordre où les deux fenêtres, presque aveuglées de brouillard, n’avaient, comme des yeux malades, qu’une lueur plaintive et terne, et laissaient dans les coins ces reculs d’ombre furtifs qui prennent des formes, douteux, inquiétants, qu’il vaut mieux ne pas regarder. De même que la mi-obscurité rouillait le cuivre des appliques, délustrait les faïences, éteignait les dorures à la corniche du bahut, mettait des housses de crêpe au satin fleuri des chaises, empoussiérait toute chose d’une mélancolie de deuil, la langueur lâche de l’ennui l’envahissait ténébreusement, lui faisant l’esprit veule, lui rendant pesant le cœur, décourageant ses rêves, énervant son vouloir. Lire, travailler, il n’avait pas pu ; il avait laissé tomber le volume et la plume, avant d’avoir tourné la seconde page, sans avoir écrit la fin du premier vers.
Pourtant, lorsque la chauve-souris du spleen ne lui collait pas ses ailes flasques aux tempes, Gérard était une jeune âme alerte et virile, enthousiaste, admiratrice et créatrice.
Ce jour-là, comme trop souvent hélas ! elle s’abandonnait avec les mollesses pendantes d’un aérostat dégonflé. Il rôdait autour de la table, encore, balançant pesamment la tête. Vitalité émasculée, pareille au vol déchu d’un oiseau mort, ou semblable à un vieil arc détendu, qui traîne à terre.
Il se redressa, endossa un paletot, sortit.
Il irait chez Elle ! La chère jeune femme, qui l’avait toujours consolé, ranimé, exalté, aurait bientôt fait, avec sa douceur de sœur et sa tendresse de maîtresse et sa grâce inspiratrice de Béatrice, de lui rendre l’espoir, la vie et la foi. Est-ce que rien est morose où ses yeux lumineux sourient ? Est-ce que son haleine ne ressusciterait pas le baiser aux lèvres froides des morts ? Le tintement léger de sa parole ne réveille-t-il pas la pensée comme le cri clair de l’alouette est l’étincelle où se rallume le matin ?
Puis, si pure et si fraîche et, dirait-on, toute en fleurs.
Quand vient la saison humide et grise, les pâles miss poitrinaires partent pour les pays de soleil et d’or ; Gérard faisait comme elles : son cœur, malade de l’automne, allait au printemps.
II
Dans la rue, c’était déjà l’ombre, avant la nuit, une ombre laide, reflet gris d’un ciel bourbeux, des ténèbres de brume qui n’ont ni les étoiles ni les croisées vives du soir ; et la mélancolie en lui s’en obscurcissait. Bien qu’il eût hâte d’arriver, il marchait lentement, avec des défaillances d’animal éreinté qui vague, perdu, ne cherche même pas son chemin. Parmi le brouillard égoutté en une pluie presque chaude, il se sentait mouillé comme d’une sueur de fièvre lente, qui le pénétrait, l’amollissait, l’alanguissait encore, lui mettait des paresses dans le sang, et où fondaient ses résistances dernières dans une tiédeur dissolvante. Sous ses pieds, la boue était noire, avait quelquefois une épaisseur grasse d’ordure brusquement glissante. L’œil fixe, il considérait cette fange sans dégoût, avec je ne sais quelle acceptation vaguement consciente d’une immonde fraternité ; il y reconnaissait la bassesse et comme la couleur de sa croupissante inertie ; il marchait sur elle, et il l’avait en lui ; elle lui montait le long du corps, y entrait, s’infiltrait dans ses os, s’insinuait dans ses veines, devenait sa mœlle, son cœur, sa cervelle ; il croyait aussi qu’elle suintait de lui et que c’était sur son être répandu qu’il glissait entre les pavés.
Il était arrivé, enfin. C’était la porte, la chère porte. Il n’avait qu’à entrer, il n’entrait pas. Il la regardait, cette porte, d’un regard morne, vide, nul ; il avait, dans sa déchéance, abdiqué jusqu’à la volonté du relèvement, dans sa perte, jusqu’au désir du salut. L’amour de vivre était mort ; et il ne pouvait même plus concevoir l’espérance de renaître, tant ce qu’il avait eu de l’homme s’était évanoui dans la nonchalance ignominieuse du rien-être. Alors, pourtant, à cause de cette lâcheté suprême, un mépris de lui-même lui vint, une nausée monta de sa poitrine à ses lèvres, et il se sentait la bouche si amère, qu’il croyait avoir mâché son cœur. Mais il n’entrait point.
Une fille passa, lourde et grasse, rouge de gros fard, puante de musc, traînant des plis de satin et des cassures d’empois dans un frémissement bruyant d’étoffes et de boue.
Il la suivit.
Car le goût de l’ordure triomphe lorsque défaille l’ambition de l’amour, et l’Ennui s’accouple au Mal.
III
Quand ils se trouvèrent, après avoir monté trois étages et suivi un très long couloir, dans une chambre obscure qui devait être une antichambre, il entendit le tâtonnement sur un meuble des deux mains de la fille, qui cherchait sans doute le chandelier ou les allumettes ; il s’appuyait à la porte refermée, ne bougeait pas, était là, voilà tout. Mais une voix se mit à dire, dans l’ombre :
« Bonjour, monsieur, bonjour ! tu es venu, ah ! ah ! tu es venu, monsieur. Bonjour, monsieur, bonjour ! »
Il eut peur, tant cette voix, qui n’était pas, qui certainement ne pouvait pas être celle de la fille, ressemblait au râle lamentable de quelqu’un qu’on étrangle. Elle criait, glapissait, se déchirait, sanglotait en une plainte sourde, éclatait en un gémissement aigu. Voix que l’on ne s’étonnerait pas d’entendre sortir de la pierre fendue d’un sépulcre, – terrible, funeste! mais avec quelque chose de grotesque et de canaille dans l’horreur : la voix de Polichinelle quand la corde lui serre le cou.
La bougie était allumée. Sur le plus haut bâton d’un perchoir de bois gris, lépreux de petites ordures blanchâtres, un perroquet battait des ailes et se dandinait d’une patte à l’autre entre les deux mangeoires ; un vieux perroquet vert, presque sans plumes, dont l’affreux cou pelé se dodeline, vire et s’érige, – borgne, d’ailleurs, et de qui l’œil unique s’ouvrait tout rond, dur, fixe et troublant comme une menace augurale.
« Tais-toi, vilaine bête, dit la fille.
– Il est à vous, ce perroquet ?
– À peu près. Quand j’ai loué ici, je l’ai trouvé dans ce coin. C’est quelque femme qui l’aura laissé là. Je ne sais pas qui ; personne ne le sait. Il paraît qu’il y a très longtemps qu’il est dans la baraque ; il doit avoir soixante ans, au moins. Eh ! bien, en voilà un qui en a entendu de propres, pour sûr ! Aussi, il répète un tas de mots très drôles. Quelquefois, c’est à crever de rire, je vous promets. Est-ce que vous voulez causer avec Jacquot ?
– Non, merci. »
Ils entrèrent dans la chambre, pendant que le perroquet, se dandinant avec fureur, son hideux cou sans plumes démesurément érigé, et son œil unique plus écarquillé encore, râlait joyeusement :
« Bonjour, monsieur, bonjour ! Tu es venu, ah ! ah ! tu es venu, monsieur ! Bonjour, monsieur, bonjour ! »
IV
L’heure sonna, il s’éveilla en sursaut. Où était-il ? que s’était-il passé ? Il regarda autour de lui. Cette chambre au carrèlement rouge, où des jupes quittées s’arrondissaient en tas et bouffaient, où des gravures coloriées montraient de jeunes filles jouant avec des colombes, il ne la connaissait pas, il ne l’avait jamais vue, certainement. Ah ! un rêve sans doute. Une haleine rauque, tout près de lui, ronfla. Il bondit en retenant un cri d’horreur ! et il se rappela : c’était immonde, et c’était vrai. Il était venu ici, lui ! lui dont l’âme était toute ravie de rêves et le cœur tout extasié d’amour, il s’était rué, volontairement, dans cette bestialité et dans cette crapule. Belle et exquise, et si pure, et éternellement aimante, elle l’attendait, la chère jeune femme, et il l’avait laissée attendre pour suivre, oh ! cette fille. Ses lèvres où florissait le souvenir d’un baiser de rose, il les avait salies à cette bouche qui sentait, aigries de vinaigre de Bully, l’absinthe et la litharge. Monstrueuse, monstrueuse abjection des âmes que le démon Spleen possède !
Hébété, il se regardait dans la glace, aurait bien voulu ne pas se reconnaître. C’était lui, c’était lui ! Courant vers le miroir, il cracha à la face de son image. Et, maintenant, un immense écœurement lui venait, des relents nauséabonds lui montaient à la gorge. Oh ! s’il avait pu vomir son infamie, ainsi qu’un vin ignoble dont on s’est saoulé. Il allait, venait, avec des frissons, s’arrêtait, la tête entre ses mains, la poitrine toute haletante de haut-le-cœur convulsifs, écartait tout à coup ses mains, ses mains déshonorées. Un désir le prenait, fou, absurde, et ne le quittait pas, de se jeter dans une eau très froide, glacée, où il se serait lavé de cette créature, et de cette chambre, et de ce sofa hideux, et de lui-même.
Mais, du moins, pas une minute de plus, pas une seconde, il ne resterait dans ce lieu abominable.
Il jeta de l’argent sur le lit – pendant que la fille dormait toujours son gros sommeil de bête tranquille – et se précipita vers la porte, et s’enfuit, ne fut plus là.
Dans l’antichambre, il s’arrêta, stupide.
Quelqu’un avait parlé ! Sûrement, on avait parlé ! Qui donc ? La fille ? Non, elle ronflait. Mais alors, qui donc ? et qu’avait-on dit ? Il avait mal entendu. La voix reprit, une voix sinistre qui avait l’air à la fois de râler et de rire :
« Au revoir, monsieur, au revoir ! Tu reviendras. Ah ! ah ! tu reviendras, monsieur ! Au revoir, monsieur, au revoir. »
Il se souvint, s’élança dans le couloir, se bouchant les oreilles.
Mais la stridente voix du perroquet le poursuivait, implacable :
« Tu reviendras, ah ! ah ! monsieur, tu reviendras ! »
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(Catulle Mendès, « Tu reviendras, monsieur ! » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1505, mardi 10 novembre 1896. La version originale, avec Sulpice en héros du récit, est parue sous le titre : « Le Perroquet, histoire sinistre, » dans Beaumarchais, journal satirique, littéraire et financier, première année, n° 9, dimanche 5 décembre 1880. Elle a été reprise sous le titre : « Le Perroquet, » dans Gil Blas, cinquième année, n° 1363, dimanche 12 août 1882, avant d’être recueillie en volume dans L’Amour qui pleure et l’amour qui rit, Paris : Édouard Dentu, 1883. Elle a enfin été rééditée dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingtième année, n° 2097, samedi 17 janvier 1903, d’où est tirée l’illustration)
Norman Lindsay, « Femme au perroquet, » gravure, 1917
LE VIN SAMIEN
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Hier, en passant dans la rue Zacharie, si triste et sombre, située en face de Notre-Dame, j’ai vu, dans une cage, à la porte d’un bouge hideux, un perroquet déplumé, sinistre, accablé de vieillesse, si âgé que son regard est devenu presque humain. Il semblait que, las d’un long malentendu, il allait enfin rompre le charme qui empêche les hommes de parler avec les bêtes ; car ses yeux mystérieux fouillaient les passants jusqu’au fond de l’âme, et, de sa voix mourante, éraillée, brisée, mais stridente encore, il leur jetait, comme une prophétie et comme une menace funèbre, ces deux mots implacables :
« Vous reviendrez !… »
En l’entendant proférer ce cri épouvantable, je ne doutai pas qu’il fût le même oiseau dont le doux Aimery de Los m’a parlé tant de fois, et qui avait jeté dans son âme une douleur si atroce, lorsqu’il lui avait entendu crier, il y a bien longtemps, les deux mots fatidiques : « Vous reviendrez ! »
Vous reviendrez ! n’est-ce pas la voix même du remords et le dégoût de l’action commise qui, éveillé dans sa conscience, parle ainsi au libertin, lui annonçant qu’il ne pourra pas se délivrer de la souillure, qu’il chérira l’ignominie et qu’il retournera à son vil festin ? En vain ses lèvres veulent se révolter et son cœur se soulève ; plus sincère et moins hypocrite que sa fausse rébellion, l’appétit de la morne ivresse qui l’a conquis et qui le tient, lui crie avec une certitude qui ne souffre nulle contradiction :
« Vous reviendrez ! »
Quoi qu’on ait dit, et quoi qu’il en ait pensé lui-même lorsqu’il s’en allait pour deux ou trois mois en villégiature chez le docteur Blanche, Aimery de Los n’a jamais été fou. Il ne l’était pas lorsqu’il écrivait ses Sonnets mystiques, si faciles à comprendre pour quiconque n’a pas perdu le sens poétique, et il ne l’était même pas lorsqu’il se pendit à un réverbère dans la triste rue souterraine, fatigué d’être garrotté dans les liens de la chair, et délivrant enfin son âme frémissante, dont il sentait s’agiter en lui les impatientes ailes de papillon, avides de l’espace infini et de la lumière. Il n’a jamais été fou, il n’était pas fou ; mais dans ses longs voyages, il avait appris les idiomes de l’Orient, les langues sacrées ; il avait conversé avec les sages de tous les pays, il avait été initié aux mystères, il connaissait tous les Dieux ; son esprit était assez affiné et subtilisé pour percevoir quelquefois ce qui échappe aux sens matériels, et pour s’affranchir un instant, par un ardent coup d’aile, de ces fictions grossières qui se nomment : le temps et l’espace.
Par un soir embrasé du mois de juin, Aimery de Los marchait dans la rue Saint-Honoré, en riant comme un bossu. Dans sa joie d’avoir obtenu un à-compte à la Revue mondaine, il s’amusait à choquer l’une contre l’autre les deux pièces d’or qu’à force de douceur il avait arrachées à ce recueil chimérique, et par moments aussi, dans son ravissement, il fredonnait une chanson grecque, tendre et caressante, qu’il avait jadis entendue au bord de l’Eurotas.
Oui, sous les énormes platanes et sous les hauts lauriers-roses, en face du pont vénitien d’une seule arche et des rochers à pics, rouges et dorés, tandis que l’eau claire et limpide coulait sur un lit de sable fin, laissant voir parfois, dans son flot transparent, comme de vagues blancheurs de cygne.
Celle qui la chantait était une belle fille, portant sur sa tête une cruche pleine d’eau. Elle était vêtue d’une tunique blanche ornée au bas de broderies aux couleurs éclatantes ; le corsage était court et échancré sur sa poitrine, que la chemise recouvrait ; elle avait la taille serrée par une ceinture avec deux grandes agrafes d’argent. Et dans sa main elle tenait une branche de saule, aux feuilles pâles, qu’elle laissait négligemment traîner dans le sable.
Mais comme Aimery s’était arrêté pour faire encore une fois sonner ses pièces d’or, il ne fut pas médiocrement surpris d’entendre une femme, qui marchait à côté de lui, chanter la fin du couplet interrompu, car il est fort rare qu’on parle grec dans la rue Saint-Honoré. Il regarda sa compagne de route improvisée ; c’était une femme presque vieille déjà, qui avait dû être belle, mais dont les yeux, comme noyés, les narines immobiles et la bouche provocante exprimaient le vice indélébile ! D’ailleurs, sa robe fripée, usée, déchirée, et ses cheveux en broussaille étaient d’une personne qui s’abandonne et renonce à lutter contre la misère.
« Monsieur de Los ne me reconnaît pas ? dit-elle. Lusca ! Lusca de chez monsieur Lamberti, à Athènes, dans la rue d’Éole ! »
À ces mots, Aimery se rappela tout. En effet, lors de son voyage en Grèce, un ami l’avait conduit chez monsieur Lamberti, négociant italien établi à Athènes, chez qui on faisait bonne chère et dont la femme, extrêmement jolie, s’était appris avec une rare intuition l’élégance parisienne. Madame Gemmata ne passait pas pour farouche et ne l’était pas ; quant à monsieur Lamberti, c’était un enragé coureur de bonnes fortunes qui, toujours occupé d’un nombre incalculables de dames et de fillettes, ne se souciait aucunement des aventures de sa femme.
Il était alors de notoriété publique que la brune Lusca s’employait aux amours de la dame comme à celles du mari et qu’elle recevait de toutes mains, chassant d’ailleurs aux amourettes pour son propre compte. Elle n’était déjà plus toute jeune ; mais ses yeux et son impudent sourire promettaient tant de choses, que plus d’un curieux les prenait au mot, et pas un ne s’était plaint de les avoir crus sur parole. Comment Lusca s’était-elle brouillée avec un ménage où elle était si utile, et comment se trouvait-elle à Paris vieille et misérable ? C’est ce qu’elle ne dit pas, car, occupée de soins plus importants, elle regardait les deux louis qui brillaient dans la main d’Aimery, et cherchait le moyen de les faire passer dans sa propre poche.
Le moyen n’était pas difficile à trouver. Lusca se rappela à point nommé que ce poète, d’ailleurs plein de génie, était assez enfant et assez spirituel pour croire tout ce qu’on lui pouvait dire, et elle lui conta d’abondance une histoire de princesse grecque belle comme le jour qui, soupçonnée à tort par son mari, s’était enfuie avec sa cassette de diamants, aidée par elle, Lusca, et elle expliqua aussi comme quoi elles avaient été toutes les deux enlevées par des pirates. Les péripéties à la suite desquelles elles avaient pu gagner Paris, à travers des aventures inouïes, mais en ayant eu le bonheur de rester toujours sages, n’auraient été déplacées ni dans un conte de Boccace ni au dénouement d’une comédie de Molière.
De tout temps, les bons poètes se sont contentés de ces inventions, et Aimery de Los n’était pas pour s’inscrire en faux contre ce qui les a charmés. Bref, la princesse grecque était chez Lusca ; elle serait enchantée de causer avec un aimable poète qui pourrait lui parler la langue de son pays ; mais peut-être ne serait-il pas maladroit de lui offrir un petit goûter de bonbons, de menues pâtisseries et de confitures. Telle était la transition, grâce à laquelle Aimery donna ses deux louis sans la moindre difficulté.
Seulement, il demanda le nom de la princesse, et, sans avoir cherché trop longtemps, sa compagne lui répondit :
Tout en causant, on était arrivé dans l’affreuse rue des Moineaux, à la porte d’une maison branlante, sans portier, dont l’escalier était noir comme la gueule d’un four. Pour gravir les marches déjetées, Lusca avait pris la main d’Aimery, elle la serrait nerveusement, de toutes ses forces, et le poète comprenait que cela voulait dire : « La princesse est là ; soyez tranquille. » Enfin, la Génoise ouvrit une porte, frotta une allumette contre le mur, et Aimery vit alors un taudis aux meubles éclopés, mal éclairé par un bout de bougie dont la stéarine, qui avait coulé irrégulièrement, affectait des formes de monstre. Après avoir fait asseoir le poète sur une causeuse couverte en damas de laine rouge et qui vomissait le crin et l’étoupe aussi par ses trous béants, elle redescendit pour aller aux provisions. Au bout d’un moment, elle rentrait et plaçait devant Aimery, sur une table boiteuse, un verre à demi opaque et une bouteille sur laquelle ces mots prétentieux : Vin Samien, surmontaient une adresse d’épicier. En même temps, elle eut l’heureuse idée de décrocher du mur une guitare qui n’avait pas perdu toutes ses cordes et de la mettre dans les mains du poète.
Seulement, elle semblait assez embarrassée pour fournir la princesse, craignant peut-être de s’être trop avancée et de ne pas pouvoir la décider à recevoir la visite d’un inconnu.
Ce en quoi elle avait tort, car, ainsi qu’Aimery de Los me l’a raconté, ce qu’il devait voir dépassa de beaucoup son attente. Sans doute, se faisant légère pour ne pas le troubler tandis qu’il s’était remis à chanter des chansons grecques, Lusca avait tout disposé à souhait et avait disparu ensuite sans faire aucun bruit. En effet, lorsqu’il posa la guitare à côté de lui sur un tabouret de nacre, les vieux meubles avaient été cachés sous des étoffes orientales ; des bougies transparentes brûlaient dans les flambeaux d’argent, et les gâteaux d’amandes, les fruits vermeils entourés de feuilles, les crèmes glacées étaient élégamment servis dans des soucoupes d’or, sur une nappe blanche comme la neige, posée sur un épais tapis de Smyrne.
Enfin Cymodoce entra, vêtue de sa robe couleur de rose, si belle, si divinement belle avec sa chevelure en longues tresses et ses deux yeux verts attirants et profonds comme la mer ! Chose étrange ! Aimery ne lui fit pas l’effet d’un étranger ; sans nul embarras, ils causèrent ensemble à plein cœur ; il semblait qu’ils s’étaient toujours connus. Tout de suite, en la voyant, le poète l’avait aimée, et elle aussi lui parlait affectueusement, comme à un ami. Ils revoyaient ensemble les bords du Céphise et de l’Ilissus, et ce délicieux Ladon au bord duquel la terre est couverte de jeunes fougères, tandis que l’herbe est semée de boutons d’or et de mauves sauvages. Aimery, avec ces belles images qu’il trouvait aisément, louait la beauté de Cymodoce, et cette belle princesse souriait ; parfois il se taisait, et Cymodoce récitait à Aimery ses propres vers, qu’elle savait tous par cœur et dont elle gardait le rythme comme un poète, et en même temps sa longue main blanche jouait avec les roses rouges et roses dont la nappe était jonchée.
Pendant une heure, Aimery s’enivra de la chère voix ; mais Cymodoce lui avait dit tristement qu’elle ne pouvait rester longtemps avec lui, et bien qu’il ne l’eût pas comprise, la raison qu’elle lui avait donnée lui sembla irréfutable. Quand vint le moment fixé par elle, elle parut souffrir cruellement, et même alors, par une illusion singulière, il sembla à Aimery que sa figure s’effaçait, confuse et tremblante dans la lumière de la chambre. Quant à lui, il avait le cœur brisé, mais, obéissant à une loi cruelle, il n’eut pas l’idée de retenir la princesse, et lorsqu’elle s’enfuit, légère comme une ombre, après lui avoir tendu sa main fraîche, il resta abattu, cachant sa tête dans ses mains.
Combien de temps ? Longtemps sans doute, car, lorsqu’il regarda autour de lui, Lusca avait eu le temps d’enlever le couvert. Il n’y avait plus que les vieux meubles, le verre épais, le vin samien de l’épicier, et la bougie qui coulait dans son chandelier de fer et formait de blanches cascades figées.
Aimery éprouva à l’instant le besoin de quitter ce lieu détestable et charmant. Il emportait avec lui le plus adorable souvenir, et cependant sans cesse, avec le revers de sa main, il frottait et essuyait son cou, d’un geste machinal, comme s’il avait vaguement conscience d’avoir reçu là un baiser qui lui faisait horreur. En même temps, dans sa bouche comme brûlée, il sentit le goût pâteux du vin Samien. Il se sauva précipitamment, sans s’apercevoir que Lusca l’accompagnait, et lui serrait la main, comme elle avait fait déjà en montant l’escalier. Mais au moment où il traversait l’étroite et noire antichambre, une voix absurde, ironiquement féroce, le glaça d’épouvante. C’était le perroquet, le vieux perroquet déplumé, qui éperdument lui criait avec une sombre joie :
« Vous reviendrez ! »
Hélas ! le doux poète Aimery de Los est mort depuis longtemps, mais non le vieux, l’invincible perroquet, et je l’ai entendu crier son refrain abominable, hier encore, à la porte du bouge, dans la rue Zacharie !
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(Théodore de Banville, « Chronique : Le Vin Samien, » in Gil Blas, deuxième année, n° 206, vendredi 11 juin 1880 ; repris en volume dans Scènes de la vie. Contes pour les femmes, avec un dessin de Georges Rochegrosse, Paris : G. Charpentier, 1881. Gravure de Norman Lindsay, « Lesbia, » 1921 ; illustration d’après un dessin de Paul Allier, in Contes pour les femmes, Paris : collection Modern-Bibliothèque, n° 169, Arthème Fayard et Cie, s.d.)
Henry Tonks, « Jeune Fille au perroquet, » huile sur toile, 1893
Histoires de masques
L’HOMME AU BRACELET
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Pour Catulle Mendès.
Octobre, le caractère équivoque et sinistre de certaines rues de faubourgs par ces pluvieuses et livides journées de l’arrière-saison, à la tombée du crépuscule surtout, quand après l’écœurement de la tâche quotidienne, enfin remplie, les instincts de fauve que nous avons en nous se dégagent, enhardis dans la luxure ambiante des bouges qui s’allument, et la provocation de tant de jupes de femmes errantes dans la nuit,
Voici le soir charmant, ami du criminel.
C’est l’heure, où dans les assommoirs incendiés de lueurs crues, entre les hauts récipients de cuivre astiqués et flambants comme ceux d’un laboratoire, la foule guenilleuse, aux yeux caves, des vieux ouvriers et des jeunes voyous fraternise et goguenarde, arrêtée devant les petits verres du comptoir : dehors, la silhouette inquiète des filles les épie, les soirs de paie surtout, où tout homme un peu émêché est bon à faire. Elles sont là, arpentant le trottoir, les yeux charbonnés dans des faces de plâtre, l’air de masque au halo falot des réverbères ; et de l’autre côté de la rue, ces tas de grosses hardes et ces attitudes résignées, ce sont les femmes légitimes, les mères de ces ouvriers, guettés par la débauche et qui, tristement, craintivement, viennent les attendre au seuil du marchand de vin ; et là, dans l’humide et le noir du carrefour font bonne garde, en quête de l’argent de la semaine, déformées, laides et vieillies, pitoyables spectres de la vertu venus disputer le pain des gosses menacé et par la fille et par l’alcool.
Plus loin, à mesure que la rue populeuse descend moins éclairée vers les fortifs, les devantures des marchands de vin, barrées à mi-hauteur de rideaux, s’enveloppent de mystères ; les voix des clients y parlent assourdies, le guet des filles s’espace aussi, plus rare sur les trottoirs déserts, les pas retardataires y sonnent plus rapides et le long des hautes palissades bordant, de places en places, des maisons de rapport nouvellement construites ; ce sont des groupes de trois ou quatre au plus, tenant, dans la nuit, d’étranges conciliabules, des mots d’argot s’échangent à voix basse où il est question de pognon et de la rousse, argot cliquetant et sinistre comme une lame d’acier qui luirait dans la nuit ; puis, le groupe se disperse, tandis qu’aux fenêtres des bâtiments neufs, comme des plus vieilles masures, des clartés vagues émergent de l’ombre et que des visages maquillés et fardés, des femmes en camisole surgissent dans les angles, accoudant aux rebords des pâleurs de chairs nues.
C’est la prostitution des fenêtres, la plus savante dans ses honteuses pratiques, la plus troublante aussi pour les sens d’un vicieux, car la femme entrevue y apparaît comme lointaine, idéalisée dans sa fange ou par le mystère et la rudesse du décor, l’inattendu des plaisirs promis, le danger de la maison inconnue, le frisson du guet-apens probablement tendu dans le noir de cet escalier, l’angoisse du chantage, qui sait ? accroupi dans les rideaux de l’alcôve… et ce visage prometteur, ce visage fardé apparu si haut dans les ténèbres, dans cette façade aveugle, chair de vieille femme récrépie par les pâtes ou minois de petite vierge impubère offerte en appeau par la Misère au Vice ? Il y a là un aléa, un doute, un ragoût d’aventure irrésistible pour une âme de blasé et de joueur… c’est le vertige de la course à l’abîme, l’attirance inéluctable du gouffre, le vieux symbole rajeuni, modernisé et plus terrible encore dans le cadre moderne de la redoutée et souriante tête de Scylla, la tête surnaturelle surnageante et chantante au-dessus des flots bleus des golfes de Sicile avec le charme puéril de ses lèvres trop rouge et de ses grands yeux glauques, tête sans corps et d’autant plus enivrante, car la luxure des hommes lui prêtait, à ce visage, et le torse et les bras et les hanches et les jambes créés par leur délire, tête périlleuse et d’autant plus désirable qu’elle est comme le sourire, sourire d’accueil ou de menace de cette façade de bâtisse moderne, morne, et murée, telle un masque.
Oh ! la femme à la fenêtre des maisons de faubourgs, pomme d’or des voluptés interdites et damnables, posée là sur l’appui des croisées comme la tête du Scylla, tournoyant sur les flots, s’y profilait jadis, périlleuse fleur du gouffre.
Dehors, ce sont les flaques d’eau et de boue, miroitant à la clarté du gaz, la pluie qui sanglote et dégoutte des toits, le pas velouté des escarpes embusques dans la nuit et là-haut, très haut, à l’étage supérieur de la façade muette, telle une orange de chair sous les feux de la lampe, savoureuse et dorée, la face maquillée luit.
Cette fascinatrice de la fenêtre, cette puissance du nu et du peignoir entrevus, transparents lumineux, dans le noir et le froid de la rue, leur emprise sur les sens de l’homme moderne, de l’homme des villes surtout, à l’imagination surmenée et malade, un conte merveilleux de Banville les a magistralement rendus : Tu reviendras est intitulé ce conte.
Dans une de ces cités chères à la muse de Baudelaire :
Je vois un port rempli de voiles et de mâts,
Encor tout fatigué par la vague marine,
Barcelone, Bilbao, Anvers, Saïgon ou Marseille, un voyageur au cours d’une promenade flâneuse à travers les bas quartiers de la ville, s’est laissé tenter par une jolie tête enfantine penchée à la lucarne d’une maison sordide. Le voyageur est à peine entré, que le conte gouaché de tons violents met en scène des personnages romantiques ; c’est une négresse coiffée d’un madras jaune d’or qui accueille le galant et le guide ; l’escalier gluant tourne en vis, un perroquet blanc, un ara monstrueux à huppe rose veille, juché sur un perchoir, sur le palier du premier étage ; mais au cinquième, les marches de l’escalier flamboient soudain sous un revêtement de tapis splendides, et la soupente, où il est introduit, est un retrait de princesse orientale, tout de soie, de laque et de fourrures argentées et soyeuses, où une Grecque de Sicile, profil de médaille et nudité bronzée de statuette, une femme-enfant de quatorze ans à peine lui fait, frissonnante et pâmée, offrande d’un corps vierge et souple… Les coussins où ils s’étreignent sont de velours blanc et jaune, ils boivent du vin de Samos dans des coupes de jade, et, à l’ivresse de leurs baisers, s’ajoute celle de parfums brûlant dans des trépieds de vieil argent ciselé… étoffes et aromates, c’est, dans un style étincelant d’orfèvrerie, une vision de paradis artificiel, rêve de fumeur d’opium ou d’habitué de l’hôtel Pimodan, où revit tout entière l’esthétique baudelairienne ; mais ce n’est qu’un songe, puisque c’est dans la rue, à la porte d’un bar encombré de matelots, que le voyageur émerveillé s’éveille. Il cherche à retrouver la maison enchantée ; il erre, il rôde et des jours et des nuits ; peine perdue ; puis il part, il quitte la ville des vergues et des mâtures, il reprend ses voyages, dix années s’écoulent, quand tout à coup, dans je ne sait quel port, il se retrouve au seuil de la demeure convoitée. La négresse au madras est debout dans l’allée, le perroquet géant jabote sur son perchoir, l’escalier est toujours aussi glissant dans son boyau de murailles humides, les tapis d’Asie flamboient toujours sur les dernières marches et l’entremeteuse à la face d’ébène ouvre la porte du réduit… mais, hélas ! la Grecque d’autrefois a vieilli… déformée, avachie, devenue énorme, ses seins sont mûrs, son ventre flotte, et à travers les pâtes et les fards au goût rance, ce sont des baisers édentés et baveux que lui donne le spectre de son amour. La soupente est tendue d’oripeaux, les coussins de velours tombent en loques, les cassolettes sont éteintes, et c’est l’âme en détresse et la nausée aux lèvres que le voyageur dégringole en trébuchant l’escalier de la maison infâme. Écœuré jusqu’à en mourir, il pleure, hélas ! son rêve et se fait le serment de ne jamais revenir, mais, comme il va franchir la porte : « Tu reviendras, lui crie une voix rocailleuse et stridente ; tu reviendras, » et l’homme atterré baisse la tête, car il sait en lui-même qu’il reviendra visiter la triste soupente et son ignoble gouge, et malgré ses chairs flasques tout huileuses de fards et ses lèvres rancies et ses membres énormes.
Le perroquet géant connaît le cœur des hommes depuis bientôt cent ans qu’il les voit défiler dans l’escalier du bouge, et c’est l’oracle même de leurs destinées qu’il crie aux misérables écœurés et honteux au seuil du lupanar : « Tu reviendras, » et en effet ils y reviennent tous ; car on revient toujours à son vice, comme le chien des Écritures à son vomissement. Pour une fois qu’on y a rencontré la Grecque de quatorze ans, aux chairs froides et souples, on revient toujours à la maison infâme, tout convaincu qu’on soit de n’y rencontrer que la fillasse vieillie aux seins mûrs, mais l’illusion, l’espérance menteuse d’y entrevoir peut-être une autre fois la Grecque de la première rencontre, nous y ramène inexorablement, toujours leurrés et toujours prêts à l’être, car c’est la luxure qui nous conduit.
Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche gauche !
Se planter comme un clou sous sa mamelle,
a pleuré Alfred de Musset dans deux de ses plus beaux vers, et comme il connaissait bien le Vice, et les vicieux et leur âme complexe, crédule et frissonnante, ce terrible homme au bracelet, dont la silhouette criminelle et fantasque manque véritablement aux mémoires de Canler.
Dans une des rues les plus passagères de Paris, non loin du bal Wagram, rendez-vous de larbins sans place, de souteneurs et d’escarpes, la police, il y a quelque vingt ans, avait fini par remarquer une fenestrière au manège à la fois simple et compliqué ; la fille n’apparaissait jamais tout entière à la fenêtre, mais, à partir de quatre heures du soir en hiver, et de sept heures en été, un bras nu, un bras très blanc et d’un galbe très pur sortait de derrière un rideau de soie rouge, se déployait comme un cou de cygne et puis demeurait là des heures, replié, de façon à montrer la tache duvetée de l’aisselle, ou bien se laissait pendre au-dehors, dans la rue, langoureux et fluide, écharpe dénouée lancée vers le désir. Le bras et jamais plus ; la fille, elle, se dérobait, on n’avait jamais vu son visage ; un bracelet d’or cerclait au poignet ce bras mystérieux, et les passants s’arrêtaient, regardaient ce bras immobile, ce bras au geste lent, les rares fois où il s’animait, bras épilé, poudrerisé et d’un blanc si froid au regard qu’on l’aurait dit de marbre, et des hommes montaient, surtout des vieux et des gens cossus, clients sérieux de vice exigeant et de sens rassis, redescendaient presque aussitôt les yeux hagards et la marche fébrile, et cela durant près de dix mois, quand de vagues rumeurs éclataient dans le quartier, on parlait de guet-apens tendu à la solicité de vieux libertins, on citait des noms de gens honorables, de notables commerçants et de rentiers posés attirés dans une chambre, intimidés et dévalisés, mais, comme aucune plainte n’avait été déposée, c’est la police des mœurs qui faisait elle-même une enquête. Or, quand on vint pour le recensement des filles dans la maison de la fenestrière au bras nu, on découvrit que le logement de la fenêtre suspectée était occupé par un peintre, un jeune prix de Rome retour depuis un an d’Italie et vivant dans un assez grand confort sans ressources avouées ; le soir même de cette découverte, à l’heure où le bras nu se déployait derrière le rideau rouge, un agent déguisé, maquillé en vieux monsieur, sonnait discrètement à la porte de l’atelier. Après un pourparler à travers la serrure et quelques mots lascifs prononcés par une voix féminine, la porte s’entrebâillait pour se refermer aussitôt sur le policier interdit : un tour de clé, et l’agent se trouvait en face d’un gaillard en bras de chemise, une manche relevée jusqu’à l’épaule, et qui, le serrant à la gorge d’une main, le menaçant, de l’autre, d’un long couteau de boucher : « Allons ! vieux salaud, pas de pétard… Ta montre, tes bijoux et ce que tu as sur toi, ou je te fais arrêter, charogne ! Tu en as, de l’estomac, de monter chez un homme ! Allons ! ton argent, tes bagues, ou je te fais emballer ! »
C’est l’homme au bracelet qui fut cueilli, ce soir-là, par la police. Or, il opérait, depuis dix mois, en toute sécurité ; sur deux cents victimes peut-être, aucune n’avait osé porter plainte : la crainte du ridicule, la peur de la police, la honte des conséquences, d’une aventure suspecte, les avaient tous empêchés de parler :
Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
Se planter comme un clou sous sa mamelle gauche !…
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(Jean Lorrain, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1498, mardi 3 novembre 1896. Ce texte a été recueilli en volume dans Histoires de masques, préface de Gustave Coquiot, Paris : Société d’Éditions littéraires et artistiques, Librairie Paul Ollendorff, 1900 ; il a ensuite été repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-et-unième année, n° 2385, samedi 19 novembre 1904. Norman Lindsay, « Imperia, » gravure, 1920)
Josef Straka, « Odalisque au perroquet, » huile sur toile, 1902