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Gustave Courbet, « La Femme au perroquet, » huile sur toile, 1866

 
 

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« Quoi qu’on ait dit, et quoi qu’il en ait pensé lui-même lorsqu’il s’en allait pour deux ou trois mois en villégiature chez le docteur Blanche, Aimery de Los n’a jamais été fou. Il ne l’était pas lorsqu’il écrivait ses Sonnets mystiques, si faciles à comprendre pour quiconque n’a pas perdu le sens poétique, et il ne l’était même pas lorsqu’il se pendit à un réverbère dans la triste rue souterraine, fatigué d’être garrotté dans les liens de la chair, et délivrant enfin son âme frémissante, dont il sentait s’agiter en lui les impatientes ailes de papillon, avides de l’espace infini et de la lumière. Il n’a jamais été fou, il n’était pas fou ; mais dans ses longs voyages, il avait appris les idiomes de l’Orient, les langues sacrées ; il avait conversé avec les sages de tous les pays, il avait été initié aux mystères, il connaissait tous les Dieux ; son esprit était assez affiné et subtilisé pour percevoir quelquefois ce qui échappe aux sens matériels, et pour s’affranchir un instant, par un ardent coup d’aile, de ces fictions grossières qui se nomment : le temps et l’espace.

Par un soir embrasé du mois de juin, Aimery de Los marchait dans la rue Saint-Honoré, en riant comme un bossu. Dans sa joie d’avoir obtenu un à-compte à la Revue mondaine, il s’amusait à choquer l’une contre l’autre les deux pièces d’or qu’à force de douceur il avait arrachées à ce recueil chimérique, et par moments aussi, dans son ravissement, il fredonnait une chanson grecque, tendre et caressante, qu’il avait jadis entendue au bord de l’Eurotas. »
 
 

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Sans être un grand spécialiste de littérature, il est assez aisé de reconnaître les traits de Gérard de Nerval dans ce portrait d’Aimery de Los, extrait d’un des plus jolis contes de Théodore de Banville, Le Vin Samien. Très curieusement, à quelques mois d’intervalles, paraissait une autre nouvelle au sujet similaire, intitulée Le Perroquet, mais cette fois sous la signature de Catulle Mendès. Même si Mendès, qui n’allait pas tarder à devenir un des chroniqueurs attitrés du Gil Blas, connaissait sans doute l’existence du texte de Banville, il semblait peu problable qu’il se soit livré à un plagiat du « maître » : il n’a jamais été coutumier de ce genre de procédé. Les deux textes présentaient néanmoins trop d’analogies pour qu’il puisse s’agir d’une simple coïncidence. Comment dès lors expliquer cette similitude troublante ?

La solution de cette énigme nous a finalement été donnée par Catulle Mendès lui-même, seize années plus tard, en réponse à un article de Jean Lorrain, L’Homme aux bracelets, évoquant le perroquet du Lupanar et sa réplique fatidique :
 

« Le perroquet géant connaît le cœur des hommes depuis bientôt cent ans qu’il les voit défiler dans l’escalier du bouge, et c’est l’oracle même de leurs destinées qu’il crie aux misérables écœurés et honteux au seuil du lupanar : « Tu reviendras, » et en effet ils y reviennent tous ; car on revient toujours à son vice, comme le chien des écritures à son vomissement. »
 

Une note de Mendès confirme en effet que le personnage dépeint par Théodore de Banville sous les traits d’Aimery de Los, et rebaptisé Sulpice par Catulle Mendès, est bien Gérard de Nerval. Ce serait une anecdote rapportée par Charles Asselineau qui aurait inspiré à nos deux auteurs leurs versions respectives du perroquet de Nerval. Le blason « du pauvre, du doux Gérard » peut ainsi s’enjoliver aujourd’hui d’une nouvelle légende posthume…
 

MONSIEUR N

 
 
 
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In memoriam dulcis et tristis animæ

 

« TU REVIENDRAS, MONSIEUR ! »

 

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À JEAN LORRAIN.

 
 

Tout récemment, vous rappeliez un conte du merveilleux Banville, le conte où parle le fatidique Perroquet-symbole de la Maison de Débauche ! Dans cette page de rêve, mon cher poète, il y a une histoire, une histoire vraie qui arriva au délicieux et douloureux Gérard de Nerval ; elle nous fut dite, à Banville et à moi, par Charles Asselineau, grand ami de Gérard Labrunie ; et la voici, moins émerveillante que le conte, mais plus proche de l’abominable réalité.
 

C. M.

 
 

I

 
 

Les bras ballants, la tête lourde, longtemps, longtemps, il avait rôdé, autour de la table, dans la chambre en désordre où les deux fenêtres, presque aveuglées de brouillard, n’avaient, comme des yeux malades, qu’une lueur plaintive et terne, et laissaient dans les coins ces reculs d’ombre furtifs qui prennent des formes, douteux, inquiétants, qu’il vaut mieux ne pas regarder. De même que la mi-obscurité rouillait le cuivre des appliques, délustrait les faïences, éteignait les dorures à la corniche du bahut, mettait des housses de crêpe au satin fleuri des chaises, empoussiérait toute chose d’une mélancolie de deuil, la langueur lâche de l’ennui l’envahissait ténébreusement, lui faisant l’esprit veule, lui rendant pesant le cœur, décourageant ses rêves, énervant son vouloir. Lire, travailler, il n’avait pas pu ; il avait laissé tomber le volume et la plume, avant d’avoir tourné la seconde page, sans avoir écrit la fin du premier vers.

Pourtant, lorsque la chauve-souris du spleen ne lui collait pas ses ailes flasques aux tempes, Gérard était une jeune âme alerte et virile, enthousiaste, admiratrice et créatrice.

Ce jour-là, comme trop souvent hélas ! elle s’abandonnait avec les mollesses pendantes d’un aérostat dégonflé. Il rôdait autour de la table, encore, balançant pesamment la tête. Vitalité émasculée, pareille au vol déchu d’un oiseau mort, ou semblable à un vieil arc détendu, qui traîne à terre.

Il se redressa, endossa un paletot, sortit.

Il irait chez Elle ! La chère jeune femme, qui l’avait toujours consolé, ranimé, exalté, aurait bientôt fait, avec sa douceur de sœur et sa tendresse de maîtresse et sa grâce inspiratrice de Béatrice, de lui rendre l’espoir, la vie et la foi. Est-ce que rien est morose où ses yeux lumineux sourient ? Est-ce que son haleine ne ressusciterait pas le baiser aux lèvres froides des morts ? Le tintement léger de sa parole ne réveille-t-il pas la pensée comme le cri clair de l’alouette est l’étincelle où se rallume le matin ?

Puis, si pure et si fraîche et, dirait-on, toute en fleurs.

Quand vient la saison humide et grise, les pâles miss poitrinaires partent pour les pays de soleil et d’or ; Gérard faisait comme elles : son cœur, malade de l’automne, allait au printemps.
 
 

II

 
 

Dans la rue, c’était déjà l’ombre, avant la nuit, une ombre laide, reflet gris d’un ciel bourbeux, des ténèbres de brume qui n’ont ni les étoiles ni les croisées vives du soir ; et la mélancolie en lui s’en obscurcissait. Bien qu’il eût hâte d’arriver, il marchait lentement, avec des défaillances d’animal éreinté qui vague, perdu, ne cherche même pas son chemin. Parmi le brouillard égoutté en une pluie presque chaude, il se sentait mouillé comme d’une sueur de fièvre lente, qui le pénétrait, l’amollissait, l’alanguissait encore, lui mettait des paresses dans le sang, et où fondaient ses résistances dernières dans une tiédeur dissolvante. Sous ses pieds, la boue était noire, avait quelquefois une épaisseur grasse d’ordure brusquement glissante. L’œil fixe, il considérait cette fange sans dégoût, avec je ne sais quelle acceptation vaguement consciente d’une immonde fraternité ; il y reconnaissait la bassesse et comme la couleur de sa croupissante inertie ; il marchait sur elle, et il l’avait en lui ; elle lui montait le long du corps, y entrait, s’infiltrait dans ses os, s’insinuait dans ses veines, devenait sa mœlle, son cœur, sa cervelle ; il croyait aussi qu’elle suintait de lui et que c’était sur son être répandu qu’il glissait entre les pavés.

Il était arrivé, enfin. C’était la porte, la chère porte. Il n’avait qu’à entrer, il n’entrait pas. Il la regardait, cette porte, d’un regard morne, vide, nul ; il avait, dans sa déchéance, abdiqué jusqu’à la volonté du relèvement, dans sa perte, jusqu’au désir du salut. L’amour de vivre était mort ; et il ne pouvait même plus concevoir l’espérance de renaître, tant ce qu’il avait eu de l’homme s’était évanoui dans la nonchalance ignominieuse du rien-être. Alors, pourtant, à cause de cette lâcheté suprême, un mépris de lui-même lui vint, une nausée monta de sa poitrine à ses lèvres, et il se sentait la bouche si amère, qu’il croyait avoir mâché son cœur. Mais il n’entrait point.

Une fille passa, lourde et grasse, rouge de gros fard, puante de musc, traînant des plis de satin et des cassures d’empois dans un frémissement bruyant d’étoffes et de boue.

Il la suivit.

Car le goût de l’ordure triomphe lorsque défaille l’ambition de l’amour, et l’Ennui s’accouple au Mal.
 
 

III

 
 

Quand ils se trouvèrent, après avoir monté trois étages et suivi un très long couloir, dans une chambre obscure qui devait être une antichambre, il entendit le tâtonnement sur un meuble des deux mains de la fille, qui cherchait sans doute le chandelier ou les allumettes ; il s’appuyait à la porte refermée, ne bougeait pas, était là, voilà tout. Mais une voix se mit à dire, dans l’ombre :

« Bonjour, monsieur, bonjour ! tu es venu, ah ! ah ! tu es venu, monsieur. Bonjour, monsieur, bonjour ! »

Il eut peur, tant cette voix, qui n’était pas, qui certainement ne pouvait pas être celle de la fille, ressemblait au râle lamentable de quelqu’un qu’on étrangle. Elle criait, glapissait, se déchirait, sanglotait en une plainte sourde, éclatait en un gémissement aigu. Voix que l’on ne s’étonnerait pas d’entendre sortir de la pierre fendue d’un sépulcre, – terrible, funeste! mais avec quelque chose de grotesque et de canaille dans l’horreur : la voix de Polichinelle quand la corde lui serre le cou.
 
 
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La bougie était allumée. Sur le plus haut bâton d’un perchoir de bois gris, lépreux de petites ordures blanchâtres, un perroquet battait des ailes et se dandinait d’une patte à l’autre entre les deux mangeoires ; un vieux perroquet vert, presque sans plumes, dont l’affreux cou pelé se dodeline, vire et s’érige, – borgne, d’ailleurs, et de qui l’œil unique s’ouvrait tout rond, dur, fixe et troublant comme une menace augurale.

« Tais-toi, vilaine bête, dit la fille.

– Il est à vous, ce perroquet ?

– À peu près. Quand j’ai loué ici, je l’ai trouvé dans ce coin. C’est quelque femme qui l’aura laissé là. Je ne sais pas qui ; personne ne le sait. Il paraît qu’il y a très longtemps qu’il est dans la baraque ; il doit avoir soixante ans, au moins. Eh ! bien, en voilà un qui en a entendu de propres, pour sûr ! Aussi, il répète un tas de mots très drôles. Quelquefois, c’est à crever de rire, je vous promets. Est-ce que vous voulez causer avec Jacquot ?

– Non, merci. »

Ils entrèrent dans la chambre, pendant que le perroquet, se dandinant avec fureur, son hideux cou sans plumes démesurément érigé, et son œil unique plus écarquillé encore, râlait joyeusement :

« Bonjour, monsieur, bonjour ! Tu es venu, ah ! ah ! tu es venu, monsieur ! Bonjour, monsieur, bonjour ! »
 
 

IV

 
 

L’heure sonna, il s’éveilla en sursaut. Où était-il ? que s’était-il passé ? Il regarda autour de lui. Cette chambre au carrèlement rouge, où des jupes quittées s’arrondissaient en tas et bouffaient, où des gravures coloriées montraient de jeunes filles jouant avec des colombes, il ne la connaissait pas, il ne l’avait jamais vue, certainement. Ah ! un rêve sans doute. Une haleine rauque, tout près de lui, ronfla. Il bondit en retenant un cri d’horreur ! et il se rappela : c’était immonde, et c’était vrai. Il était venu ici, lui ! lui dont l’âme était toute ravie de rêves et le cœur tout extasié d’amour, il s’était rué, volontairement, dans cette bestialité et dans cette crapule. Belle et exquise, et si pure, et éternellement aimante, elle l’attendait, la chère jeune femme, et il l’avait laissée attendre pour suivre, oh ! cette fille. Ses lèvres où florissait le souvenir d’un baiser de rose, il les avait salies à cette bouche qui sentait, aigries de vinaigre de Bully, l’absinthe et la litharge. Monstrueuse, monstrueuse abjection des âmes que le démon Spleen possède !

Hébété, il se regardait dans la glace, aurait bien voulu ne pas se reconnaître. C’était lui, c’était lui ! Courant vers le miroir, il cracha à la face de son image. Et, maintenant, un immense écœurement lui venait, des relents nauséabonds lui montaient à la gorge. Oh ! s’il avait pu vomir son infamie, ainsi qu’un vin ignoble dont on s’est saoulé. Il allait, venait, avec des frissons, s’arrêtait, la tête entre ses mains, la poitrine toute haletante de haut-le-cœur convulsifs, écartait tout à coup ses mains, ses mains déshonorées. Un désir le prenait, fou, absurde, et ne le quittait pas, de se jeter dans une eau très froide, glacée, où il se serait lavé de cette créature, et de cette chambre, et de ce sofa hideux, et de lui-même.

Mais, du moins, pas une minute de plus, pas une seconde, il ne resterait dans ce lieu abominable.

Il jeta de l’argent sur le lit – pendant que la fille dormait toujours son gros sommeil de bête tranquille – et se précipita vers la porte, et s’enfuit, ne fut plus là.

Dans l’antichambre, il s’arrêta, stupide.

Quelqu’un avait parlé ! Sûrement, on avait parlé ! Qui donc ? La fille ? Non, elle ronflait. Mais alors, qui donc ? et qu’avait-on dit ? Il avait mal entendu. La voix reprit, une voix sinistre qui avait l’air à la fois de râler et de rire :

« Au revoir, monsieur, au revoir ! Tu reviendras. Ah ! ah ! tu reviendras, monsieur ! Au revoir, monsieur, au revoir. »

Il se souvint, s’élança dans le couloir, se bouchant les oreilles.

Mais la stridente voix du perroquet le poursuivait, implacable :

« Tu reviendras, ah ! ah ! monsieur, tu reviendras ! »
 
 

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(Catulle Mendès, « Tu reviendras, monsieur ! » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1505, mardi 10 novembre 1896. La version originale, avec Sulpice en héros du récit, est parue sous le titre : « Le Perroquet, histoire sinistre, » dans Beaumarchais, journal satirique, littéraire et financier, première année, n° 9, dimanche 5 décembre 1880. Elle a été reprise sous le titre : « Le Perroquet, » dans Gil Blas, cinquième année, n° 1363, dimanche 12 août 1882, avant d’être recueillie en volume dans L’Amour qui pleure et l’amour qui rit, Paris : Édouard Dentu, 1883. Elle a enfin été rééditée dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingtième année, n° 2097, samedi 17 janvier 1903, d’où est tirée l’illustration)

 
 
 
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Norman Lindsay, « Femme au perroquet, » gravure, 1917

 
 
 
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LE VIN SAMIEN

 

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Hier, en passant dans la rue Zacharie, si triste et sombre, située en face de Notre-Dame, j’ai vu, dans une cage, à la porte d’un bouge hideux, un perroquet déplumé, sinistre, accablé de vieillesse, si âgé que son regard est devenu presque humain. Il semblait que, las d’un long malentendu, il allait enfin rompre le charme qui empêche les hommes de parler avec les bêtes ; car ses yeux mystérieux fouillaient les passants jusqu’au fond de l’âme, et, de sa voix mourante, éraillée, brisée, mais stridente encore, il leur jetait, comme une prophétie et comme une menace funèbre, ces deux mots implacables :

« Vous reviendrez !… »

En l’entendant proférer ce cri épouvantable, je ne doutai pas qu’il fût le même oiseau dont le doux Aimery de Los m’a parlé tant de fois, et qui avait jeté dans son âme une douleur si atroce, lorsqu’il lui avait entendu crier, il y a bien longtemps, les deux mots fatidiques : « Vous reviendrez ! »

Vous reviendrez ! n’est-ce pas la voix même du remords et le dégoût de l’action commise qui, éveillé dans sa conscience, parle ainsi au libertin, lui annonçant qu’il ne pourra pas se délivrer de la souillure, qu’il chérira l’ignominie et qu’il retournera à son vil festin ? En vain ses lèvres veulent se révolter et son cœur se soulève ; plus sincère et moins hypocrite que sa fausse rébellion, l’appétit de la morne ivresse qui l’a conquis et qui le tient, lui crie avec une certitude qui ne souffre nulle contradiction :

« Vous reviendrez ! »

Quoi qu’on ait dit, et quoi qu’il en ait pensé lui-même lorsqu’il s’en allait pour deux ou trois mois en villégiature chez le docteur Blanche, Aimery de Los n’a jamais été fou. Il ne l’était pas lorsqu’il écrivait ses Sonnets mystiques, si faciles à comprendre pour quiconque n’a pas perdu le sens poétique, et il ne l’était même pas lorsqu’il se pendit à un réverbère dans la triste rue souterraine, fatigué d’être garrotté dans les liens de la chair, et délivrant enfin son âme frémissante, dont il sentait s’agiter en lui les impatientes ailes de papillon, avides de l’espace infini et de la lumière. Il n’a jamais été fou, il n’était pas fou ; mais dans ses longs voyages, il avait appris les idiomes de l’Orient, les langues sacrées ; il avait conversé avec les sages de tous les pays, il avait été initié aux mystères, il connaissait tous les Dieux ; son esprit était assez affiné et subtilisé pour percevoir quelquefois ce qui échappe aux sens matériels, et pour s’affranchir un instant, par un ardent coup d’aile, de ces fictions grossières qui se nomment : le temps et l’espace.

Par un soir embrasé du mois de juin, Aimery de Los marchait dans la rue Saint-Honoré, en riant comme un bossu. Dans sa joie d’avoir obtenu un à-compte à la Revue mondaine, il s’amusait à choquer l’une contre l’autre les deux pièces d’or qu’à force de douceur il avait arrachées à ce recueil chimérique, et par moments aussi, dans son ravissement, il fredonnait une chanson grecque, tendre et caressante, qu’il avait jadis entendue au bord de l’Eurotas.

Oui, sous les énormes platanes et sous les hauts lauriers-roses, en face du pont vénitien d’une seule arche et des rochers à pics, rouges et dorés, tandis que l’eau claire et limpide coulait sur un lit de sable fin, laissant voir parfois, dans son flot transparent, comme de vagues blancheurs de cygne.

Celle qui la chantait était une belle fille, portant sur sa tête une cruche pleine d’eau. Elle était vêtue d’une tunique blanche ornée au bas de broderies aux couleurs éclatantes ; le corsage était court et échancré sur sa poitrine, que la chemise recouvrait ; elle avait la taille serrée par une ceinture avec deux grandes agrafes d’argent. Et dans sa main elle tenait une branche de saule, aux feuilles pâles, qu’elle laissait négligemment traîner dans le sable.

Mais comme Aimery s’était arrêté pour faire encore une fois sonner ses pièces d’or, il ne fut pas médiocrement surpris d’entendre une femme, qui marchait à côté de lui, chanter la fin du couplet interrompu, car il est fort rare qu’on parle grec dans la rue Saint-Honoré. Il regarda sa compagne de route improvisée ; c’était une femme presque vieille déjà, qui avait dû être belle, mais dont les yeux, comme noyés, les narines immobiles et la bouche provocante exprimaient le vice indélébile ! D’ailleurs, sa robe fripée, usée, déchirée, et ses cheveux en broussaille étaient d’une personne qui s’abandonne et renonce à lutter contre la misère.

« Monsieur de Los ne me reconnaît pas ? dit-elle. Lusca ! Lusca de chez monsieur Lamberti, à Athènes, dans la rue d’Éole ! »

À ces mots, Aimery se rappela tout. En effet, lors de son voyage en Grèce, un ami l’avait conduit chez monsieur Lamberti, négociant italien établi à Athènes, chez qui on faisait bonne chère et dont la femme, extrêmement jolie, s’était appris avec une rare intuition l’élégance parisienne. Madame Gemmata ne passait pas pour farouche et ne l’était pas ; quant à monsieur Lamberti, c’était un enragé coureur de bonnes fortunes qui, toujours occupé d’un nombre incalculables de dames et de fillettes, ne se souciait aucunement des aventures de sa femme.

Il était alors de notoriété publique que la brune Lusca s’employait aux amours de la dame comme à celles du mari et qu’elle recevait de toutes mains, chassant d’ailleurs aux amourettes pour son propre compte. Elle n’était déjà plus toute jeune ; mais ses yeux et son impudent sourire promettaient tant de choses, que plus d’un curieux les prenait au mot, et pas un ne s’était plaint de les avoir crus sur parole. Comment Lusca s’était-elle brouillée avec un ménage où elle était si utile, et comment se trouvait-elle à Paris vieille et misérable ? C’est ce qu’elle ne dit pas, car, occupée de soins plus importants, elle regardait les deux louis qui brillaient dans la main d’Aimery, et cherchait le moyen de les faire passer dans sa propre poche.

Le moyen n’était pas difficile à trouver. Lusca se rappela à point nommé que ce poète, d’ailleurs plein de génie, était assez enfant et assez spirituel pour croire tout ce qu’on lui pouvait dire, et elle lui conta d’abondance une histoire de princesse grecque belle comme le jour qui, soupçonnée à tort par son mari, s’était enfuie avec sa cassette de diamants, aidée par elle, Lusca, et elle expliqua aussi comme quoi elles avaient été toutes les deux enlevées par des pirates. Les péripéties à la suite desquelles elles avaient pu gagner Paris, à travers des aventures inouïes, mais en ayant eu le bonheur de rester toujours sages, n’auraient été déplacées ni dans un conte de Boccace ni au dénouement d’une comédie de Molière.

De tout temps, les bons poètes se sont contentés de ces inventions, et Aimery de Los n’était pas pour s’inscrire en faux contre ce qui les a charmés. Bref, la princesse grecque était chez Lusca ; elle serait enchantée de causer avec un aimable poète qui pourrait lui parler la langue de son pays ; mais peut-être ne serait-il pas maladroit de lui offrir un petit goûter de bonbons, de menues pâtisseries et de confitures. Telle était la transition, grâce à laquelle Aimery donna ses deux louis sans la moindre difficulté.

Seulement, il demanda le nom de la princesse, et, sans avoir cherché trop longtemps, sa compagne lui répondit :

« Cymodoce. »
 
 
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Tout en causant, on était arrivé dans l’affreuse rue des Moineaux, à la porte d’une maison branlante, sans portier, dont l’escalier était noir comme la gueule d’un four. Pour gravir les marches déjetées, Lusca avait pris la main d’Aimery, elle la serrait nerveusement, de toutes ses forces, et le poète comprenait que cela voulait dire : « La princesse est là ; soyez tranquille. » Enfin, la Génoise ouvrit une porte, frotta une allumette contre le mur, et Aimery vit alors un taudis aux meubles éclopés, mal éclairé par un bout de bougie dont la stéarine, qui avait coulé irrégulièrement, affectait des formes de monstre. Après avoir fait asseoir le poète sur une causeuse couverte en damas de laine rouge et qui vomissait le crin et l’étoupe aussi par ses trous béants, elle redescendit pour aller aux provisions. Au bout d’un moment, elle rentrait et plaçait devant Aimery, sur une table boiteuse, un verre à demi opaque et une bouteille sur laquelle ces mots prétentieux : Vin Samien, surmontaient une adresse d’épicier. En même temps, elle eut l’heureuse idée de décrocher du mur une guitare qui n’avait pas perdu toutes ses cordes et de la mettre dans les mains du poète.

Seulement, elle semblait assez embarrassée pour fournir la princesse, craignant peut-être de s’être trop avancée et de ne pas pouvoir la décider à recevoir la visite d’un inconnu.

Ce en quoi elle avait tort, car, ainsi qu’Aimery de Los me l’a raconté, ce qu’il devait voir dépassa de beaucoup son attente. Sans doute, se faisant légère pour ne pas le troubler tandis qu’il s’était remis à chanter des chansons grecques, Lusca avait tout disposé à souhait et avait disparu ensuite sans faire aucun bruit. En effet, lorsqu’il posa la guitare à côté de lui sur un tabouret de nacre, les vieux meubles avaient été cachés sous des étoffes orientales ; des bougies transparentes brûlaient dans les flambeaux d’argent, et les gâteaux d’amandes, les fruits vermeils entourés de feuilles, les crèmes glacées étaient élégamment servis dans des soucoupes d’or, sur une nappe blanche comme la neige, posée sur un épais tapis de Smyrne.

Enfin Cymodoce entra, vêtue de sa robe couleur de rose, si belle, si divinement belle avec sa chevelure en longues tresses et ses deux yeux verts attirants et profonds comme la mer ! Chose étrange ! Aimery ne lui fit pas l’effet d’un étranger ; sans nul embarras, ils causèrent ensemble à plein cœur ; il semblait qu’ils s’étaient toujours connus. Tout de suite, en la voyant, le poète l’avait aimée, et elle aussi lui parlait affectueusement, comme à un ami. Ils revoyaient ensemble les bords du Céphise et de l’Ilissus, et ce délicieux Ladon au bord duquel la terre est couverte de jeunes fougères, tandis que l’herbe est semée de boutons d’or et de mauves sauvages. Aimery, avec ces belles images qu’il trouvait aisément, louait la beauté de Cymodoce, et cette belle princesse souriait ; parfois il se taisait, et Cymodoce récitait à Aimery ses propres vers, qu’elle savait tous par cœur et dont elle gardait le rythme comme un poète, et en même temps sa longue main blanche jouait avec les roses rouges et roses dont la nappe était jonchée.

Pendant une heure, Aimery s’enivra de la chère voix ; mais Cymodoce lui avait dit tristement qu’elle ne pouvait rester longtemps avec lui, et bien qu’il ne l’eût pas comprise, la raison qu’elle lui avait donnée lui sembla irréfutable. Quand vint le moment fixé par elle, elle parut souffrir cruellement, et même alors, par une illusion singulière, il sembla à Aimery que sa figure s’effaçait, confuse et tremblante dans la lumière de la chambre. Quant à lui, il avait le cœur brisé, mais, obéissant à une loi cruelle, il n’eut pas l’idée de retenir la princesse, et lorsqu’elle s’enfuit, légère comme une ombre, après lui avoir tendu sa main fraîche, il resta abattu, cachant sa tête dans ses mains.

Combien de temps ? Longtemps sans doute, car, lorsqu’il regarda autour de lui, Lusca avait eu le temps d’enlever le couvert. Il n’y avait plus que les vieux meubles, le verre épais, le vin samien de l’épicier, et la bougie qui coulait dans son chandelier de fer et formait de blanches cascades figées.

Aimery éprouva à l’instant le besoin de quitter ce lieu détestable et charmant. Il emportait avec lui le plus adorable souvenir, et cependant sans cesse, avec le revers de sa main, il frottait et essuyait son cou, d’un geste machinal, comme s’il avait vaguement conscience d’avoir reçu là un baiser qui lui faisait horreur. En même temps, dans sa bouche comme brûlée, il sentit le goût pâteux du vin Samien. Il se sauva précipitamment, sans s’apercevoir que Lusca l’accompagnait, et lui serrait la main, comme elle avait fait déjà en montant l’escalier. Mais au moment où il traversait l’étroite et noire antichambre, une voix absurde, ironiquement féroce, le glaça d’épouvante. C’était le perroquet, le vieux perroquet déplumé, qui éperdument lui criait avec une sombre joie :

« Vous reviendrez ! »

Hélas ! le doux poète Aimery de Los est mort depuis longtemps, mais non le vieux, l’invincible perroquet, et je l’ai entendu crier son refrain abominable, hier encore, à la porte du bouge, dans la rue Zacharie !
 
 
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(Théodore de Banville, « Chronique : Le Vin Samien, » in Gil Blas, deuxième année, n° 206, vendredi 11 juin 1880 ; repris en volume dans Scènes de la vie. Contes pour les femmes, avec un dessin de Georges Rochegrosse, Paris : G. Charpentier, 1881. Gravure de Norman Lindsay, « Lesbia, » 1921 ; illustration d’après un dessin de Paul Allier, in Contes pour les femmes, Paris : collection Modern-Bibliothèque, n° 169, Arthème Fayard et Cie, s.d.)

 
 
 
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Henry Tonks, « Jeune Fille au perroquet, » huile sur toile, 1893

 
 
 
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Histoires de masques

 

L’HOMME AU BRACELET

 

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Pour Catulle Mendès.

 
 

Octobre, le caractère équivoque et sinistre de certaines rues de faubourgs par ces pluvieuses et livides journées de l’arrière-saison, à la tombée du crépuscule surtout, quand après l’écœurement de la tâche quotidienne, enfin remplie, les instincts de fauve que nous avons en nous se dégagent, enhardis dans la luxure ambiante des bouges qui s’allument, et la provocation de tant de jupes de femmes errantes dans la nuit,
 

Voici le soir charmant, ami du criminel.

 

C’est l’heure, où dans les assommoirs incendiés de lueurs crues, entre les hauts récipients de cuivre astiqués et flambants comme ceux d’un laboratoire, la foule guenilleuse, aux yeux caves, des vieux ouvriers et des jeunes voyous fraternise et goguenarde, arrêtée devant les petits verres du comptoir : dehors, la silhouette inquiète des filles les épie, les soirs de paie surtout, où tout homme un peu émêché est bon à faire. Elles sont là, arpentant le trottoir, les yeux charbonnés dans des faces de plâtre, l’air de masque au halo falot des réverbères ; et de l’autre côté de la rue, ces tas de grosses hardes et ces attitudes résignées, ce sont les femmes légitimes, les mères de ces ouvriers, guettés par la débauche et qui, tristement, craintivement, viennent les attendre au seuil du marchand de vin ; et là, dans l’humide et le noir du carrefour font bonne garde, en quête de l’argent de la semaine, déformées, laides et vieillies, pitoyables spectres de la vertu venus disputer le pain des gosses menacé et par la fille et par l’alcool.

Plus loin, à mesure que la rue populeuse descend moins éclairée vers les fortifs, les devantures des marchands de vin, barrées à mi-hauteur de rideaux, s’enveloppent de mystères ; les voix des clients y parlent assourdies, le guet des filles s’espace aussi, plus rare sur les trottoirs déserts, les pas retardataires y sonnent plus rapides et le long des hautes palissades bordant, de places en places, des maisons de rapport nouvellement construites ; ce sont des groupes de trois ou quatre au plus, tenant, dans la nuit, d’étranges conciliabules, des mots d’argot s’échangent à voix basse où il est question de pognon et de la rousse, argot cliquetant et sinistre comme une lame d’acier qui luirait dans la nuit ; puis, le groupe se disperse, tandis qu’aux fenêtres des bâtiments neufs, comme des plus vieilles masures, des clartés vagues émergent de l’ombre et que des visages maquillés et fardés, des femmes en camisole surgissent dans les angles, accoudant aux rebords des pâleurs de chairs nues.

C’est la prostitution des fenêtres, la plus savante dans ses honteuses pratiques, la plus troublante aussi pour les sens d’un vicieux, car la femme entrevue y apparaît comme lointaine, idéalisée dans sa fange ou par le mystère et la rudesse du décor, l’inattendu des plaisirs promis, le danger de la maison inconnue, le frisson du guet-apens probablement tendu dans le noir de cet escalier, l’angoisse du chantage, qui sait ? accroupi dans les rideaux de l’alcôve… et ce visage prometteur, ce visage fardé apparu si haut dans les ténèbres, dans cette façade aveugle, chair de vieille femme récrépie par les pâtes ou minois de petite vierge impubère offerte en appeau par la Misère au Vice ? Il y a là un aléa, un doute, un ragoût d’aventure irrésistible pour une âme de blasé et de joueur… c’est le vertige de la course à l’abîme, l’attirance inéluctable du gouffre, le vieux symbole rajeuni, modernisé et plus terrible encore dans le cadre moderne de la redoutée et souriante tête de Scylla, la tête surnaturelle surnageante et chantante au-dessus des flots bleus des golfes de Sicile avec le charme puéril de ses lèvres trop rouge et de ses grands yeux glauques, tête sans corps et d’autant plus enivrante, car la luxure des hommes lui prêtait, à ce visage, et le torse et les bras et les hanches et les jambes créés par leur délire, tête périlleuse et d’autant plus désirable qu’elle est comme le sourire, sourire d’accueil ou de menace de cette façade de bâtisse moderne, morne, et murée, telle un masque.

Oh ! la femme à la fenêtre des maisons de faubourgs, pomme d’or des voluptés interdites et damnables, posée là sur l’appui des croisées comme la tête du Scylla, tournoyant sur les flots, s’y profilait jadis, périlleuse fleur du gouffre.

Dehors, ce sont les flaques d’eau et de boue, miroitant à la clarté du gaz, la pluie qui sanglote et dégoutte des toits, le pas velouté des escarpes embusques dans la nuit et là-haut, très haut, à l’étage supérieur de la façade muette, telle une orange de chair sous les feux de la lampe, savoureuse et dorée, la face maquillée luit.

Cette fascinatrice de la fenêtre, cette puissance du nu et du peignoir entrevus, transparents lumineux, dans le noir et le froid de la rue, leur emprise sur les sens de l’homme moderne, de l’homme des villes surtout, à l’imagination surmenée et malade, un conte merveilleux de Banville les a magistralement rendus : Tu reviendras est intitulé ce conte.

Dans une de ces cités chères à la muse de Baudelaire :
 

Je vois un port rempli de voiles et de mâts,

Encor tout fatigué par la vague marine,

 

Barcelone, Bilbao, Anvers, Saïgon ou Marseille, un voyageur au cours d’une promenade flâneuse à travers les bas quartiers de la ville, s’est laissé tenter par une jolie tête enfantine penchée à la lucarne d’une maison sordide. Le voyageur est à peine entré, que le conte gouaché de tons violents met en scène des personnages romantiques ; c’est une négresse coiffée d’un madras jaune d’or qui accueille le galant et le guide ; l’escalier gluant tourne en vis, un perroquet blanc, un ara monstrueux à huppe rose veille, juché sur un perchoir, sur le palier du premier étage ; mais au cinquième, les marches de l’escalier flamboient soudain sous un revêtement de tapis splendides, et la soupente, où il est introduit, est un retrait de princesse orientale, tout de soie, de laque et de fourrures argentées et soyeuses, où une Grecque de Sicile, profil de médaille et nudité bronzée de statuette, une femme-enfant de quatorze ans à peine lui fait, frissonnante et pâmée, offrande d’un corps vierge et souple… Les coussins où ils s’étreignent sont de velours blanc et jaune, ils boivent du vin de Samos dans des coupes de jade, et, à l’ivresse de leurs baisers, s’ajoute celle de parfums brûlant dans des trépieds de vieil argent ciselé… étoffes et aromates, c’est, dans un style étincelant d’orfèvrerie, une vision de paradis artificiel, rêve de fumeur d’opium ou d’habitué de l’hôtel Pimodan, où revit tout entière l’esthétique baudelairienne ; mais ce n’est qu’un songe, puisque c’est dans la rue, à la porte d’un bar encombré de matelots, que le voyageur émerveillé s’éveille. Il cherche à retrouver la maison enchantée ; il erre, il rôde et des jours et des nuits ; peine perdue ; puis il part, il quitte la ville des vergues et des mâtures, il reprend ses voyages, dix années s’écoulent, quand tout à coup, dans je ne sait quel port, il se retrouve au seuil de la demeure convoitée. La négresse au madras est debout dans l’allée, le perroquet géant jabote sur son perchoir, l’escalier est toujours aussi glissant dans son boyau de murailles humides, les tapis d’Asie flamboient toujours sur les dernières marches et l’entremeteuse à la face d’ébène ouvre la porte du réduit… mais, hélas ! la Grecque d’autrefois a vieilli… déformée, avachie, devenue énorme, ses seins sont mûrs, son ventre flotte, et à travers les pâtes et les fards au goût rance, ce sont des baisers édentés et baveux que lui donne le spectre de son amour. La soupente est tendue d’oripeaux, les coussins de velours tombent en loques, les cassolettes sont éteintes, et c’est l’âme en détresse et la nausée aux lèvres que le voyageur dégringole en trébuchant l’escalier de la maison infâme. Écœuré jusqu’à en mourir, il pleure, hélas ! son rêve et se fait le serment de ne jamais revenir, mais, comme il va franchir la porte : « Tu reviendras, lui crie une voix rocailleuse et stridente ; tu reviendras, » et l’homme atterré baisse la tête, car il sait en lui-même qu’il reviendra visiter la triste soupente et son ignoble gouge, et malgré ses chairs flasques tout huileuses de fards et ses lèvres rancies et ses membres énormes.
 
 
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Le perroquet géant connaît le cœur des hommes depuis bientôt cent ans qu’il les voit défiler dans l’escalier du bouge, et c’est l’oracle même de leurs destinées qu’il crie aux misérables écœurés et honteux au seuil du lupanar : « Tu reviendras, » et en effet ils y reviennent tous ; car on revient toujours à son vice, comme le chien des Écritures à son vomissement. Pour une fois qu’on y a rencontré la Grecque de quatorze ans, aux chairs froides et souples, on revient toujours à la maison infâme, tout convaincu qu’on soit de n’y rencontrer que la fillasse vieillie aux seins mûrs, mais l’illusion, l’espérance menteuse d’y entrevoir peut-être une autre fois la Grecque de la première rencontre, nous y ramène inexorablement, toujours leurrés et toujours prêts à l’être, car c’est la luxure qui nous conduit.
 

Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche gauche !

Se planter comme un clou sous sa mamelle,

 

a pleuré Alfred de Musset dans deux de ses plus beaux vers, et comme il connaissait bien le Vice, et les vicieux et leur âme complexe, crédule et frissonnante, ce terrible homme au bracelet, dont la silhouette criminelle et fantasque manque véritablement aux mémoires de Canler.

Dans une des rues les plus passagères de Paris, non loin du bal Wagram, rendez-vous de larbins sans place, de souteneurs et d’escarpes, la police, il y a quelque vingt ans, avait fini par remarquer une fenestrière au manège à la fois simple et compliqué ; la fille n’apparaissait jamais tout entière à la fenêtre, mais, à partir de quatre heures du soir en hiver, et de sept heures en été, un bras nu, un bras très blanc et d’un galbe très pur sortait de derrière un rideau de soie rouge, se déployait comme un cou de cygne et puis demeurait là des heures, replié, de façon à montrer la tache duvetée de l’aisselle, ou bien se laissait pendre au-dehors, dans la rue, langoureux et fluide, écharpe dénouée lancée vers le désir. Le bras et jamais plus ; la fille, elle, se dérobait, on n’avait jamais vu son visage ; un bracelet d’or cerclait au poignet ce bras mystérieux, et les passants s’arrêtaient, regardaient ce bras immobile, ce bras au geste lent, les rares fois où il s’animait, bras épilé, poudrerisé et d’un blanc si froid au regard qu’on l’aurait dit de marbre, et des hommes montaient, surtout des vieux et des gens cossus, clients sérieux de vice exigeant et de sens rassis, redescendaient presque aussitôt les yeux hagards et la marche fébrile, et cela durant près de dix mois, quand de vagues rumeurs éclataient dans le quartier, on parlait de guet-apens tendu à la solicité de vieux libertins, on citait des noms de gens honorables, de notables commerçants et de rentiers posés attirés dans une chambre, intimidés et dévalisés, mais, comme aucune plainte n’avait été déposée, c’est la police des mœurs qui faisait elle-même une enquête. Or, quand on vint pour le recensement des filles dans la maison de la fenestrière au bras nu, on découvrit que le logement de la fenêtre suspectée était occupé par un peintre, un jeune prix de Rome retour depuis un an d’Italie et vivant dans un assez grand confort sans ressources avouées ; le soir même de cette découverte, à l’heure où le bras nu se déployait derrière le rideau rouge, un agent déguisé, maquillé en vieux monsieur, sonnait discrètement à la porte de l’atelier. Après un pourparler à travers la serrure et quelques mots lascifs prononcés par une voix féminine, la porte s’entrebâillait pour se refermer aussitôt sur le policier interdit : un tour de clé, et l’agent se trouvait en face d’un gaillard en bras de chemise, une manche relevée jusqu’à l’épaule, et qui, le serrant à la gorge d’une main, le menaçant, de l’autre, d’un long couteau de boucher : « Allons ! vieux salaud, pas de pétard… Ta montre, tes bijoux et ce que tu as sur toi, ou je te fais arrêter, charogne ! Tu en as, de l’estomac, de monter chez un homme ! Allons ! ton argent, tes bagues, ou je te fais emballer ! »

C’est l’homme au bracelet qui fut cueilli, ce soir-là, par la police. Or, il opérait, depuis dix mois, en toute sécurité ; sur deux cents victimes peut-être, aucune n’avait osé porter plainte : la crainte du ridicule, la peur de la police, la honte des conséquences, d’une aventure suspecte, les avaient tous empêchés de parler :
 

Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche

Se planter comme un clou sous sa mamelle gauche !…

 
 

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(Jean Lorrain, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1498, mardi 3 novembre 1896. Ce texte a été recueilli en volume dans Histoires de masques, préface de Gustave Coquiot, Paris : Société d’Éditions littéraires et artistiques, Librairie Paul Ollendorff, 1900 ; il a ensuite été repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-et-unième année, n° 2385, samedi 19 novembre 1904. Norman Lindsay, « Imperia, » gravure, 1920)

 
 
 
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Josef Straka, « Odalisque au perroquet, » huile sur toile, 1902