RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS
Le héros de l’histoire, sans travail, sans argent, répond à une petite annonce. Il est engagé sur-le-champ par un certain professeur Gaultier pour un travail mystérieux. Conduit, les yeux bandés, jusqu’à la demeure du professeur, il fait connaissance avec sa nouvelle existence : il ne devra jamais sortir de la maison et son seul travail consistera à ouvrir une des 30 portes d’une salle immense par où, chaque jour, Gaultier part vers de mystérieuses randonnées.
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CHAPITRE II
« Je ne vous lasserai pas par le détail de mon existence au cours des trois mois que je passai dans la maison aux trente portes. Trois mois de cauchemar, un cauchemar trop réel, hélas ! Au début, j’essayai d’ignorer les actions de Gaultier. Je refusai de comprendre. Le programme demeurait chaque jour le même : il partait le matin, toujours par la sixième porte, avec ses revolvers, sa carabine et son sac, et revenait le soir, fourbu et chargé de butin. J’ai vu pour plusieurs millions de bijoux sortir de ce sac.
Lentement pourtant, la vérité, quelqu’extraordinaire qu’elle fût, s’imposait à moi. C’est au cours de ces journées vides, tandis que je puisais dans la bibliothèque du living-room, que je formai une explication du mystère de la chambre aux trente portes.
J’ai retenu presque par cœur certains passages de ces livres qui tous traitaient, sous une forme ou sous une autre, du changement de plan.
– Du changement de plan ?
– Oui, du passage de notre monde à d’autres univers, co-existant dans l’espace…
– Enfin, comment concevez-vous plusieurs mondes ?
– Voilà… vous savez, comme tout le monde, que les corps célestes, même dans les régions où semble pulluler la matière cosmique, sont séparés les uns des autres par des distances incommensurables. Les éléments infiniment petits de la matière, les atomes, se trouvent également, fût-ce dans les corps les plus denses, prodigieusement écartés les uns des autres.
Ceci explique que d’autres atomes aient place pour évoluer dans l’espace, se croisant sans se nuire, comme se croisent les émissions de T. S. F…
Albert Gaultier avait découvert la clef des interférences qui permet d’accéder à ces plans, où règne une vie puissante mais différente de la nôtre, et qui sont à l’infini, comme les ondes… De même qu’il serait possible à n’importe quel nombre d’univers ayant pratiquement deux dimensions d’exister côte à côte, ainsi que des feuilles de papier, dans l’espace à 3 dimensions, ainsi dans l’espace à dimensions multiples dont notre esprit mal préparé n’acquiert la notion que lentement et avec peine, une quantité innombrable d’univers ayant pratiquement trois dimensions peuvent exister, en quelque sorte, côte à côte, animés d’un mouvement à peu près parallèle dans le temps.
L’œuvre de Einstein et de Haldane a depuis longtemps fourni la plus solide des bases à la croyance qu’il existe un très grand nombre d’univers ainsi constitués dans l’espace et dans le temps, parallèles les uns aux autres, se ressemblant presque, sinon entièrement, de la façon dont se ressemblent les feuillets d’un livre. Tous ont la durée, tous sont des systèmes gravitants, et les plus rapprochés se ressemblent le plus.
– C’est prodigieux ! murmurai-je. Continuez !
– C’est ainsi que je réalisai que, dans l’un de ces mondes inimaginables sur lesquels devaient s’ouvrir les trente portes, le professeur Gaultier avait sans doute découvert un peuple arriéré, encore sauvage sans doute, qu’il avait facilement pu terroriser et exploiter ! Cette hypothèse s’accordait pleinement avec ce que j’avais deviné de son caractère. Plus que l’ambition encore, l’orgueil le caractérisait ; plus que la soif des richesses, la volonté de puissance le faisait agir. Comme la plupart de ceux à qui est donné autorité sur leurs semblables, la possibilité d’abuser de sa puissance le grisait plus que cette puissance même. Par quels crimes se procurait-il ces bijoux ramenés chaque soir ? Je n’osais y penser. Mais je résolus de faire toute la lumière sur cette affaire.
Et, le lendemain du jour où j’arrivais à ces conclusions, dès le départ de Gaultier, je décidai d’ouvrir, l’une après l’autre, toutes les portes.
J’hésitai longtemps avant que de tourner la clef dans la première serrure. Et quand, finalement, je me décidai à l’entrebâiller, la surprise me cloua sur place. Elle n’ouvrait sur rien. Imaginez un gouffre noir absolument muet, le ciel nocturne sans lune et sans étoiles, sans un reflet… C’était une première déception.
La deuxième porte m’en réservait une autre. Elle donnait sur un désert, un infini de dunes mauves, bleu pâle, immobiles sous une éclatante lumière verte, sans qu’un souffle d’air vienne troubler leur brûlante sérénité. Ce désert était plus lugubre, plus macabre encore que l’immensité vide de la première porte. Je n’osai franchir le seuil ; effrayé par cette désolation, je repoussai silencieusement le battant.
C’est à la troisième que je commençai à réaliser les périls de mon entreprise. À peine avais-je entrebâillé le panneau d’acier que je me jetai dessus de tout mon poids pour le refermer. J’avais aperçu un immonde grouillement de larves, un véritable entassement de bestioles hideuses, des pinces énormes, des tentacules qui s’allongeaient vers moi à toute vitesse. Je restai un long moment appuyé au mur, le cœur battant, suant à grosses gouttes, prêt à abandonner mes recherches.
Après plusieurs minutes, j’approchai de la quatrième porte. L’oreille collée au ventail, j’écoutai. Je perçus un ronflement bas, sourd, comme celui du vent dans une caverne. Ma méfiance était éveillée.
Heureusement ! Je tirai la porte d’un centimètre tout au plus. Le temps de la claquer… une flamme énorme m’avait ébloui, aveuglé, brûlé, enveloppé… la quatrième porte était celle d’une fournaise pareille à la gueule d’un volcan. Mes cils, mes cheveux avaient été en partie brûlés et mes vêtements roussis en plusieurs endroits. Vraiment, je l’avais échappé belle ! Et, résolu à ne plus tenter la chance de cette façon, je courus m’écrouler dans un fauteuil du salon, haletant, terrifié, pareil à ces héros de la mythologie revenus d’une descente aux enfers.
Si effrayé que je fusse, je n’en oubliais pas moins qu’un danger immédiat me menaçait encore : le professeur Gaultier pouvait rentrer d’un instant à l’autre et me surprendre, avec mes habits roussis en plus d’un endroit et mon visage encore horrifié.
Je changeai rapidement de vêtement et me baignai longuement le visage pour apaiser l’émotion qui m’enfiévrait.
Lorsque Gaultier revint, on eût dit qu’il avait deviné les infractions à ses ordres auxquelles je m’étais livré en ouvrant les portes interdites.
« Je vous ai amené un compagnon, » dit-il avec un méchant sourire.
Et il fit le geste de tirer de son sac une forme indécise. Prenant une lampe, il l’approcha de la table et je vis, à mesure qu’il approchait la lampe, se dévoiler peu à peu à mes yeux un monstre étrange.
Il avait une tête étroite et longue, une gueule d’un rose très pâle, garnie d’énormes crocs acérés semblables à des aiguilles de glace, quatre longues pattes terminées par des griffes rétractiles aussi acérées que des dents… C’était un carnassier en tous points semblable à nos félins terrestres, mais rendu plus redoutable encore par son invisibilité. Certes, une telle créature est difficile à concevoir, mais je me suis rendu compte que les formes de la vie ne sont pas limitées à ce que l’on voit sur notre planète, et que les plus fantastiques créations de notre cerveau – aussi bien que ce que nous ne pouvons imaginer – sont possibles.
Je regardai le fauve avec terreur ; et le fauve me fixait de ses deux yeux verts, bizarrement ronds, semblables à deux petites étincelles plantées dans son crâne.
(À suivre)
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(H. Bourdens, in Le Petit Marocain, trente-sixième année, n° 10064, jeudi 18 novembre 1948 ; ce très curieux roman « fantastique, » sur le thème des autres dimensions, n’a jamais été publié en volume ; il est précédemment paru dans L’Avant-Garde, organe central de la Fédération des jeunesses communistes de France, à partir de septembre 1946)
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(in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, dixième année, n° 1549, vendredi 6 septembre 1946)