Voici un nom qui, depuis le fond de l’Allemagne jusqu’au théâtre de la Porte-Saint-Martin, inclusivement, a une terrible célébrité, et certes ce n’est pas sans l’avoir méritée ; car je ne connais aucune histoire de spectres, de revenants, de loups-garous, qui soit comparable à celle des vampires, au moins pour le merveilleux. Je serais bien tenté de vous en citer quelques échantillons, mais comment les rattacher à un article d’histoire naturelle ? Voici : Nous dirons que c’est pour faire comprendre l’étymologie du mot vampire, et, en second lieu, nous soutiendrons que l’histoire des faiblesses de l’intelligence humaine, des mœurs de l’homme, de ses préjugés et de ses sottises, appartient de plein droit à l’histoire naturelle, tout aussi bien que l’histoire de la férocité du tigre et de la stupidité du mouton. Partant de là, je vais vous raconter, sans le plus petit scrupule, ce que ma mémoire me fournira sur les vampires d’Allemagne.
Or donc, dans un petit village de la Bohème, vivait, il y a deux cents ans à peu près, une jeune fille fort jolie, appartenant à une famille honnête de cultivateurs. Marie était mieux que jolie, car elle était douce, bonne, pieuse, et fort attachée à ses parents, auxquels, dès sa plus tendre enfance, elle s’était rendue utile en se chargeant de tous les petits travaux du ménage. Aussi sa famille la chérissait, et tout le monde l’aimait dans le village ; les mères la citaient comme un exemple de piété filiale, et la sagesse de sa conduite lui avait acquis l’estime et la considération générales.
Marie avait dix-huit ans lorsqu’il arriva dans son village un jeune étranger de fort bonne mine, qui paraissait avoir habité la ville, car son costume, quoique simple, avait de l’élégance, et ses manières affables, pleines de politesse, différaient beaucoup de celles des villageois. Toute sage qu’elle était, Marie ne laissa pas que de faire cette remarque, et dès cet instant, un sort funeste sembla planer sur sa destinée.
L’étranger s’était logé tout près de la demeure des parents de Marie, de manière qu’il la rencontrait souvent, et alors il la regardait… mais il la regardait avec des yeux singuliers, étranges, avec des yeux dont Marie n’avait jamais vu l’expression à aucun garçon du village, et ces yeux-là, par une fascination effrayante, agissaient sur le moral de la pauvre fille, au point de lui donner des envies de pleurer sans raison, des joies sans causes, et des palpitations de cœur à l’étouffer. Quelques jours après, Hantz, tel était le nom du jeune homme, se hasarde à parler à la jolie fille, et ce fut bien autre chose, ma foi. Dès ce moment, Marie ne dormit plus, ou si parfois la fatigue lui fermait les yeux, des rêves bizarres et mystérieux agitaient son sommeil. L’étranger y jouait toujours le principal rôle, mais d’une manière bien différente ; tantôt elle le voyait comme un ange du ciel, envoyé pour lui apporter le bonheur ; tantôt c’était un démon de l’enfer venu exprès sur la terre pour la perdre et l’entraîner avec lui dans le gouffre éternel. Alors, Marie se débattait contre cette horrible vision ; elle se réveillait en sursaut, pâle, échevelée, inondée d’une sueur glacée ; puis une fièvre lente effaçait peu à peu le rose de ses joues et le carmin de ses lèvres ; puis la tristesse la consumait, tandis que des inquiétudes vagues, mais mortelles, dévoraient son cœur. Enfin, Marie pâle, maigre, plongée dans une sombre mélancolie, n’était plus reconnaissable. Pauvre fille !
Longtemps Marie lutta contre sa destinée ; elle fit des neuvaines ; elle invoqua les saints, elle passa des journées entières dans la prière, elle jeûna pendant des semaines ; rien n’y fit, et elle crut, la malheureuse, que le ciel l’avait abandonnée ; alors, elle fut sur le point de tomber tout à fait dans le désespoir.
Un soir, à la nuit tombante, elle revenait seule du village voisin, et elle marchait vite pour ne pas se laisser surprendre par l’obscurité, car la lune était encore cachée derrière la montagne. Elle aperçut se glisser dans l’ombre, à travers les sapins de la forêt, un fantôme mystérieux qui la regardait avec des yeux flamboyants ; saisie de frayeur, elle se mit à considérer en tremblant cet être fantastique. À force de le regarder pour débrouiller ses formes confuses dans l’obscurité, elle finit par voir distinctement qu’il avait deux cornes sur la tête, une grande langue rouge, des griffes au bout des doigts, et les pieds fourchus. Alors, la peur lui donnant des ailes, elle se mit à fuir avec la rapidité d’un jeune faon ; mais elle n’avait pas encore parcouru l’espace de vingt pas, qu’elle entendit derrière elle une douce voix l’appeler par son nom.
« Marie ! Marie ! » disait la voix ; et la jeune fille sentit alors jusqu’où peut aller l’influence d’un sort jeté, car elle s’arrêta subitement, et Hantz la prit par la main.
« Marie, lui dit-il, tu trembles, tu as peur de moi, de moi qui t’aime et qui voudrais te voir heureuse ! »
Et dans ce moment, la lune au plein se leva derrière la montagne, et la pauvre Marie, à la lueur de ses pâles rayons, ne vit ni langue rouge, ni cornes, ni griffes, ni pieds fourchus, mais bien un beau jeune homme qui lui pressait la main en lui disant : « Je t’aime. » Le sort jeté s’appesantit sur elle ; Marie perdit la tête, et elle répondit : « Hantz, je n’ai plus peur, et je crois… » Elle hésita et n’acheva pas ; mais l’étranger l’avait comprise, et la pauvre fille fut perdue tout à fait, car Hantz lui dit : « Marie, tu m’aimes, oh ! tu m’aimes, et, de par le ciel ou l’enfer, nous serons heureux. »
À ces mots, la jeune fille tressaillit. Pourtant, malgré cet horrible blasphème, elle ne retira pas sa main de la main de Hantz, et tous deux revinrent ainsi au village. Le jeune homme la conduisit chez ses parents et la demanda en mariage. Deux ou trois jours après, on la lui accorda, et le mariage fut fixé à vingt-cinq jours de là, sur la demande du jeune homme, car, par un bizarre caprice qu’on ne put pas s’expliquer alors, il voulut fixer la cérémonie au jour de la pleine lune.
Marie redevint bien portante et fraîche comme une fleur du printemps. Cependant, il lui restait encore de l’inquiétude, parce qu’elle rêvait toujours à un noir démon, parce que son futur avait blasphémé, parce qu’il avait retardé son mariage jusqu’au jour de la pleine lune, toutes choses qui lui donnaient quelquefois un horrible soupçon, mais qu’elle s’efforçait d’écarter. Tout à coup, Hantz parut triste, puis il tomba dans une sombre mélancolie ; une pâleur mortelle couvrit son front et ses forces diminuèrent avec une rapidité effrayante. Il ne voulut consulter aucun médecin ; quand Marie lui demandait en pleurant quel était son mal, il se contentait de lui répondre par un sourire douloureux qui déchirait l’âme. Enfin, l’avant-veille de la pleine lune, il mourut. Les parents de Marie et leurs amis furent plongés dans la plus profonde affliction, car Hantz, malgré le mystère qui enveloppait son origine et la plupart de ses actions, était généralement aimé. Quant à la jeune fille, elle fut au désespoir pendant trois jours ; et l’on commençait même à craindre pour sa vie, lorsque, à la grande surprise de toute la famille, elle parut presque consolée.
Déjà trois ou quatre mois s’étaient écoulés, et Marie était restée pour ses parents un objet d’étonnement et de peine. Elle avait repris le cours ordinaire de ses travaux, mais on remarquait qu’elle négligeait d’aller à l’église, qu’elle ne priait plus, qu’une mélancolie profonde s’était enracinée dans son âme ; elle maigrissait à vue d’œil, au point qu’on la crut frappée d’éthisie, quoiqu’elle n’eût aucun autre symptôme de maladie. Jamais on ne l’entendait parler de Hantz, d’où l’on conclut que son mal avait une autre cause que des regrets déjà effacés de son cœur.
Sa mère avait cru remarquer qu’elle était beaucoup plus pâle et plus faible le matin que le soir, surtout pendant la pleine lune. Sa sollicitude maternelle réveillée, elle fit un petit trou à la porte de la chambre de Marie, afin de s’assurer par ses yeux et ses oreilles, si cette fille chérie ne se livrait pas, pendant la nuit, à des pratiques outrées de dévotion qui pourraient altérer sa santé. Pendant les premières nuits qu’elle épia le sommeil de son enfant, elle ne remarqua rien d’extraordinaire, et déjà ses soupçons allaient l’abandonner, lorsqu’un soir…
Minuit venait de sonner à la paroisse ; Marie était couchée, et la lune, sortant de derrière un nuage, jeta un de ses rayons argentés qui, passant par la fenêtre ouverte, vint éclairer la chambre de la jeune fille. Alors, la mère entendit un soupir, puis une voix faible qui murmurait des paroles entrecoupées. « Oh ! Hantz, disait Marie, sans doute en rêvant, ô mon ami ! je suis ton épouse bien aimée, je t’aime… oh oui ! je t’aime… et cependant, il me semble que tes caresses me glacent le cœur, que tes baisers portent la mort… ils m’affaiblissent, ils me tuent… » Puis elle poussa un long et douloureux soupir, et la mère n’entendit plus rien. Alors, elle plaça son œil au trou de la porte, et vit… Jugez de la terreur qui s’empara de son âme… Elle se frotta les yeux, se pinça les bras pour s’assurer que cette effroyable vision n’était pas un rêve, un effet de cauchemar, puis elle regarda de nouveau, et elle vit… un vampire.
Elle le reconnut de suite, c’était Hantz. Non pas Hantz pâle, maigre et décharné par la maladie, comme il était le jour de sa mort, mais Hantz gras, frais et vermeil comme elle l’avait vu dans sa plus florissante santé, Hantz mort et enterré dans le cimetière du village, depuis plus de trois mois. Le spectre debout, à côté du lit, avait le corps penché sur l’oreiller de la jeune fille endormie, et ses lèvres appliquées sur une veine de son cou d’albâtre. La vieille mère crut apercevoir une goutte de sang qui coulait sur ce cou d’ivoire, en s’échappant des lèvres frémissantes du spectre. La pauvre femme, à cette terrible vue, poussa un cri épouvantable et tomba sur le plancher où elle perdit le sentiment.
Au bruit de sa chute, le père de Marie et tous les gens de la maison accoururent. On releva la malheureuse mère, on enfonça la porte de la chambre, et, comme la lune s’était de nouveau cachée derrière un nuage, on alluma promptement une lampe ; mais on ne vit rien d’étrange dans l’appartement, si ce n’est le corps de Marie, qui était morte. Le médecin appelé sur-le-champ déclara qu’il n’y avait aucun moyen de la rappeler à la vie, parce que, à son grand étonnement, il ne lui restait pas une seule goutte de sang dans les veines, sans qu’il pût deviner comment elle pouvait l’avoir perdu. Cependant, après avoir visité scrupuleusement le cadavre, on découvrit sur son cou plusieurs petites taches violettes, absolument comme des piqûres de sangsues, et deux ou trois gouttes de sang avaient laissé leur trace sur l’oreiller du lit. La vieille mère revint à la vie, mais pendant longtemps on la crut folle, parce qu’elle racontait ce qu’elle avait vu.
Déjà, depuis plusieurs jours, on parlait de cette singulière aventure, lorsque la belle Jeanne, voisine et amie des parents de Marie, fut attaquée d’une mélancolie en tout semblable à celle qui avait tué sa camarade d’enfance. On l’épie de même, et l’on vit le fantôme de Hantz lui sucer les veines du cou, pendant son sommeil, comme le disait la pauvre mère dans ses accès de folie. Aussitôt, le pasteur fut appelé, et la jolie Jeanne lui confessa que, depuis quelque temps, le spectre lui rendait visite chaque nuit, surtout pendant la pleine lune, mais qu’il ne lui faisait aucun mal. Cependant, elle avait déjà beaucoup maigri, et l’on voyait quelques piqûres violettes sur les veines de son cou. Le curé l’exorcisa ; mais toutes les cérémonies de l’église n’aboutirent à rien, et l’infortunée Jeanne mourut après quelques jours, sans qu’il lui restât une seule goutte de sang.
Après Jeanne, une autre jeune fille fut sucée par le vampire, puis une quatrième, une cinquième, etc. ; enfin, l’effroi devint général et se répandit de proche en proche, car les vampires se multiplièrent ; il y en eut bientôt dans plusieurs provinces de l’Allemagne, en Hongrie, etc., etc., et l’on compta par centaines les filles sucées et tuées par ces horribles spectres. Pendant longtemps, les docteurs, les prêtres, les évêques, exorcisèrent d’une part, et écrivirent, de l’autre, de gros volumes dans lesquels on trouve, avec des variantes plus ou moins merveilleuses, une foule d’histoires dans le genre de celle de Marie. Par toute l’Europe, on s’occupa des vampires, et partout on trembla.
Enfin, on prit le parti de déterrer le corps de Hantz, pour voir si on ne trouverait pas le moyen de faire cesser cet horrible fléau ; mais comme on fit cette cérémonie pendant la pleine lune, on ne trouva rien dans son cercueil. Un docteur, à force de se creuser la tête et de faire des rapprochements que l’on trouva fort ingénieux, devina que les vampires n’avaient la puissance infernale de sortir de leur tombeau que pendant la pleine lune. En conséquence, on replaça la bière de Hantz, et l’on attendit patiemment que la lune ne montrât plus qu’une petite partie de son disque pour le déterrer de nouveau. Alors, on trouve mon drôle qui dormait tranquillement avec le sourire sur les lèvres, le teint fleuri, et toutes les apparences de la meilleure santé. On lui passa un pieu au travers du corps, et il ne se réveilla pas ; puis on le brûla et l’on jeta ses cendres au vent. Cet exemple intimida sans doute les autres vampires, car on eut à en brûler deux ou trois douzaines, et après il n’en fut plus question.
Pendant que ces scènes singulières mettaient toute l’Europe en émoi, d’autres vampires, mais d’une espèce moins apocryphe, jetaient le découragement et l’effroi dans quelques contrées chaudes de l’Amérique méridionale. Si un homme avait le malheur de s’endormir en plein air, même pendant le jour, un ou plusieurs vampires s’approchaient de lui, et tandis qu’ils l’éventaient avec leurs ailes livides pour le rafraîchir et, par ce moyen, rendre son sommeil plus profond, ils lui perçaient doucement la peau avec leur langue, et, sans qu’il en ressentît le moindre mal, ils lui suçaient le sang au point de l’affaiblir beaucoup, ou même de lui donner la mort si la piqûre se trouvait par hasard sur une veine ou une artère. Ces cruels vampires attaquaient aussi les chiens et autres animaux domestiques, et ils étaient si nombreux que, si l’on s’en rapporte à d’anciens voyageurs tels que La Condamine, Pierre Martyr, Jumilla, Ulloa, don Georges Juan et d’autres, « ils détruisirent entièrement, en un année, à Borja et d’autres endroits, le gros bétail que les missionnaires y avaient introduit, et qui commençait à s’y multiplier. »
Je vous cite textuellement cette phrase, parce que je ne crois guère plus au sucement des vampires d’Amérique qu’aux vampires d’Europe, et que cette phrase de La Condamine, citée par Buffon comme preuve, me semble impliquer contradiction. En effet, comment le bétail a-t-il pu commencer à se multiplier malgré les vampires, et comment tout à coup les vampires, qui n’avaient pas pu empêcher le commencement de cette multiplication, ont-ils pu détruire entièrement les individus résultant de cette multiplication, avec leurs parents ?
Quoi qu’il en soit, le vampire (phyllostoma spectrum, nommé Andira-guaçu par les Brésiliens) n’est rien autre chose qu’une grande chauve-souris, appartenant à la famille des roussettes. Sa grosseur est celle d’un petit lapin, et ses ailes n’ont pas moins de soixante-cinq centimètres d’envergure. Le tragus de son oreille représente une petite feuille ovale, dentelée, creusée en entonnoir ; sa langue peut s’allonger beaucoup et se termine par des papilles qui paraissent disposées pour former un organe de succion, ses lèvres ont aussi des tubercules arrangés symétriquement. Son pelage est d’un brun roux, et, de toutes les chauves-souris, c’est lui qui court à terre avec le plus de facilité. La plupart des voyageurs modernes ne parlent pas de sa funeste habitude ; d’autres prétendent qu’il peut sucer les animaux endormis, mais que la blessure est très petite, et que si elle devenait dangereuse, c’est parce que la chaleur du climat envenimerait la plaie. Ce dont on ne peut pas douter, c’est que le vampire se nourrit habituellement d’insectes, de petits quadrupèdes, et même de fruits, dit-on.
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(Pierre Boitard, in Le Magasin Universel, tome V, août 1838 [repris en 1853 dans la même revue] ; « Bulletin scientifique, » in Revue progressive d’agriculture, de jardinage, d’économie rurale et domestique, suivie d’un bulletin des sciences naturelles, publiée par une société de savants et de praticiens, sous la direction de MM. Boitard et Noisette, deuxième volume, janvier 1841 ; in Curiosités d’histoire naturelle et astronomie amusante, réalités fantastiques, voyage dans les planètes, etc., illustrées de 30 gravures sur bois, dessinées en partie par l’auteur, Paris : Passard, Libraire-éditeur, 1862. La première gravure est extraite du Magasin universel, la seconde des Curiosités d’histoire naturelle. Le lecteur attentif n’aura pas manqué de remarquer qu’Ernest de Garay s’est largement inspiré de l’histoire de Hantz et Marie pour composer « Le Château du vampire, » déjà publié sur ce site)