L’aventure que je me propose de raconter ici s’est déroulée dans le studio de John Bannister, dans le bas de la Cinquième Avenue, New York, à la fin de l’été 1926.

À cette époque particulière, ni Bannister ni moi n’étions en quête d’aventures ou de sensations, bien qu’il fût, lui, en quelque sorte, un spécialiste des deux. Sa réputation curieuse était internationale. Certains le considéraient comme le plus grand maître en matière de mysticisme ésotérique et de magie, d’autres prétendaient qu’il était simplement un charlatan extrêmement adroit. Je le connaissais intimement depuis des années, et j’hésitais entre ces deux opinions.

C’était un homme d’âge moyen, grand, imposant sans être gros. Avec sa tête habituellement rasée, il ressemblait à un moine asiatique, bien qu’en réalité, il fût purement anglais, un produit d’une des grandes universités. Pourtant, il avait vécu dans beaucoup de pays lointains, y compris le Tibet et la Chine du centre. C’est à ces pays étrangers qu’il devait son étrange tournure d’esprit.

J’avais terminé un livre, cette année, et me reposais, ou flânais, si vous voulez, pendant un mois ou deux. J’allais souvent dans l’atelier de Bannister, qui était encombré d’idoles bouddhiques, de Durgas hindous, de moulins à prières, de gongs et de tam-tams, objets appelés magiques venus de tous les coins du monde. Nous avions passé de nombreuses après-midi à jouer aux échecs, mais comme il me battait régulièrement, cela devenait fastidieux.
 

*

 

Une après-midi, nous abandonnâmes le jeu de bonne heure et partîmes nous promener. Nous arpentions, au soleil, le côté est de la Cinquième Avenue, plus haut que la trente-troisième rue, quand à l’étalage d’un antiquaire chinois un objet attira l’attention de Bannister. Nous entrâmes. Le vendeur prit dans la devanture un petit paquet de baguettes plates, en écaille foncée, attachées ensemble avec un bout de ficelle. Elles étaient de forme et de taille égales, minces et plates, avaient environ sept pouces de long et un pouce de large, et semblaient identiques. Sur l’une des faces, il n’y avait aucune marque ; sur la face opposée, chacune était coupée au milieu et en travers par une bande d’ivoire d’un pouce de large.

« Savez-vous ce que c’est ? » demanda Bannister au vendeur chinois.

Le vendeur secoua la tête avec indifférence.

« C’est peut-être pour un jeu comme le fantan. Il doit en manquer. N’achetez pas. »

Mais Bannister acheta et parut satisfait de son emplette.

« Vous ne savez pas non plus ce que c’est, n’est-ce pas ? me demandait-il, pendant que nous reprenions notre promenade. Eh bien ! ce sont les baguettes hexagrammes du Yi King.

– Et qu’est-ce que le Yi King ? demandai-je.

– C’est ce que plusieurs orientalistes, y compris Legge, d’Oxford, et de Harlez, de l’Académie royale de Belgique, ont passé leur vie à essayer de découvrir. En tout cas, c’est le plus ancien livre chinois du monde. Je vous prêterai un exemplaire de la traduction de Legge quand nous serons rentrés. Et ces baguettes, ou plutôt les soixante-quatre symboles géométriques qu’elles forment en différentes combinaisons, sont censées fournir la clef secrète du livre. Elles sont aussi censées ouvrir d’autres portes magiques. On en voit en bois, et quelquefois même en carton. Ce jeu est le plus joli que j’aie jamais vu, et très ancien. Venez un soir et nous verrons ce que nous pouvons en faire, au lieu de jouer aux échecs. »

Le résultat de ceci fut que Bannister et moi ne jouâmes plus aux échecs cet été-là. Le Yi King nous absorbait. Quels que fussent les autres caractères de Bannister, il avait un peu de mystique fanatique et il prenait nos expériences terriblement au sérieux. Pour moi, j’étais plutôt fasciné par un nouveau jeu qui combinait de façon bizarre les qualités des échecs, des anagrammes, de l’ouija-board et des tables tournantes, en même temps. Et nous jouâmes avec irrégulièrement pendant tout l’été, jusqu’à ce qu’arrive la chose après laquelle nous n’osâmes plus jouer.

Un matin, j’avais trouvé dans mon courrier un petit mot griffonné à la hâte, autoritaire et pourtant puéril, sur du papier à lettres de l’Hôtel Vanderbilt.

« Emmenez-moi manger des homards. Et emmenez avec vous votre Bannister, si vous pouvez le trouver. »

C’était signé, naturellement, Mara.

Je n’avais pas vu Mara depuis deux ans et ne savais pas qu’elle était à New York. Bannister et moi l’avions connue d’abord comme comtesse Orloff. Puis elle avait abandonné son titre (c’était une réfugiée russe), et, après avoir subi les vicissitudes ordinaires de l’adaptation à la vie américaine, avait épousé un riche industriel de Cleveland, et avait disparu de mon existence.
 

*

 

Mais elle était de retour, comme je le téléphonai immédiatement à Bannister, et nous l’invitâmes à déjeuner pour le jour même. Elle n’appartenait pas au genre de gens qu’on oublie. Je suppose que « violente » est un adjectif qui la caractérise mieux que n’importe quel autre. Il faut que je la dépeigne de mon mieux, car je crois que non seulement son caractère, mais encore plus peut-être sa nature physique ont exercé une influence subtile, mais définie, sur ce qui se passa par la suite. Elle était beaucoup trop belle, d’une manière animale, pour être jugée distinguée par la société civilisée anglo-saxonne. Tous ses traits physiques, bien qu’harmonieux, étaient trop accusés. Elle était grande, la taille mince et musclée, et avait le corps d’une Amazone à la poitrine pleine, aux hanches larges, qu’aucun costume-tailleur moderne ne parvenait à dissimuler. Elle avait les cheveux épais, mais d’un merveilleux marron roux. Ses yeux fauves tachés de brun étaient immenses et profondément enfoncés sous un front bas, mais puissant ; elle avait un grand nez et une large bouche bien dessinée avec des dents qui resplendissaient quand elle souriait, mais devenaient semblables à ceux d’une hyène dans le rire ou la colère.

Intellectuellement, je l’avais toujours jugée fantasque, capricieuse, difficile, mais non dénuée d’intelligence. Son tempérament était encore plus intéressant que son caractère, et encore plus difficile. Quant à ses manières, c’était celles d’une grande-duchesse originale ou d’une sauvage, suivant la façon dont vous décidiez de les apprécier. De naissance, c’était une aristocrate authentique, trop authentique en un sens pour le goût des « Quatre-Cents » de New York qui l’adoptèrent avec enthousiasme (peut-être à cause de son insolence hautaine), puis la laissèrent brusquement tomber. Elle poussait trop loin certaines de ses excentricités. À un souper chez Sherry, – le maïs en épi était pour elle une chose nouvelle, – elle le dévora avec gloutonnerie, jetant les épis sur le sol, criant de sa voix de contralto, chaude et impérieuse : « Apportez-m’en encore, » méprisant les autres plats, à l’exception d’une côtelette qu’elle prit dans ses mains et dévora royalement. Elle ne buvait jamais. Le ressentiment de ses hôtes à cette occasion fut augmenté par le fait que les garçons, qui étaient étrangers, la traitaient aussi obséquieusement que s’ils avaient été ses esclaves. On racontait aussi comment, dans un hôtel particulier de Park Avenue, où on lui avait demandé de venir chanter, vexée, elle avait plongé la main dans un bocal de poissons rouges, en avait pris un et lui avait arraché la tête d’un coup de dents, simplement pour insulter la vieille dame hautaine qui la recevait.

Enfin, pour couronner toutes ces excentricités, il y avait un côté secret de son caractère généralement moins connu. Elle vénérait, ou prétendait vénérer des démons, avait comploté avec Raspoutine, fixé des sphères de cristal et médité sur Blavatsky. Son obsession particulière était la réincarnation. Elle croyait que dans certains états de transe, provoqués par elle-même, elle pouvait faire revivre des scènes et des expériences de ses existences antérieures. C’est cela, naturellement, qui avait provoqué le grand intérêt de Bannister pour elle, et quand je lui téléphonai que Mara était de retour à New York et désirait nous voir, il rompit volontiers un autre engagement, et nous emmenâmes Mara chez Broad’s, où elle pourrait manger des homards et jeter les carapaces sur le sol si elle le voulait.

Ce qu’elle fit avec désinvolture, tout en parlant avec mépris de Cleveland. Elle n’aimait pas les gens de cette ville, et ils le lui rendaient bien. À Cleveland, elle s’ennuyait et se sentait perdue. Dans son isolement, elle avait de plus en plus cherché refuge dans ses rêves. En ce moment, ceux-ci l’absorbaient complètement, mais la tourmentaient aussi. C’est à ce sujet qu’elle désirait consulter Bannister.

Jusqu’à six mois auparavant, nous dit-elle, tous ses rêves, ou quel que soit le nom qu’on veuille leur donner, se rapportaient à des époques et à des lieux historiquement connus, Saint-Petersbourg, Moscou, la petite Russie, sous le règne de Catherine, de Boris, d’Ivan-le-Terrible ; quelquefois à des époques du moyen âge moins nettement définies, dans un vague château du Caucase où elle prenait plaisir à retourner souvent. Puis une nuit, nous dit-elle (elle avait abandonné la sphère de cristal comme moyen d’entrer en transe et adopté la méthode classique et plus ancienne qui consiste à rester accroupi sans mouvement pendant des heures et à contempler son propre nombril jusqu’à ce que les muscles du cou deviennent provisoirement paralysés), elle était « partie, » s’attendant à se retrouver dans le château, mais au lieu de cela elle s’était « réveillée » dans un camp de Mongols où elle-même, avec d’autres femmes, était occupée à découper la carcasse d’un ours avec un couteau de pierre. Dans ce rêve, elle avait souffert du froid, des mauvais traitements. Elle « détestait » le dur travail, les « peaux sales » qu’elle portait, les odeurs, la « viande brûlée et à moitié crue. » Et le pis était que, maintenant, chaque fois qu’elle entrait en transe, elle retombait dans cette existence brutale.

C’est à ce propos qu’elle désirait consulter Bannister. Elle parlait de tout cela en termes courants, pratiques, indignés même, comme si elle se plaignait d’être obligée de vivre dans une certaine espèce de maison quand elle aurait voulu vivre dans une autre. Et, pensai-je, avec des motifs également ordinaires. Elle prenait plaisir à être un tyran féodal dans un château, avec les serfs pour la servir ; elle n’aimait pas dormir dans une caverne, être bousculée, obligée de travailler, traitée comme si elle n’était qu’une brute.

« Cela vous fait le plus grand bien, interrompit Bannister avec un regard malicieux (il avait plusieurs griefs contre elle à cause de son insolence). Vous avez besoin de coups depuis très longtemps, et j’espère que chaque fois que vous irez là-bas, ils vous couvriront de bleus. Mais, pour parler sérieusement, ma chère, vous avez tort. Je donnerais la prunelle de mes yeux pour être ainsi vraiment rejeté dans le passé. C’est extrêmement rare. Je ne suppose pas que vous ayez pensé à prendre des notes ou à comparer vos expériences avec le peu qu’on sait de l’âge des cavernes. Vous ne savez pas ce que vos histoires peuvent révéler. Vous devriez aller parler avec Gregory, au musée d’Histoire naturelle. Vous et vos châteaux ! Toute femme stupide qui s’amuse avec la réincarnation s’imagine être une reine dans un château, à moins qu’elle ne croie être Jeanne d’Arc ou Cléopâtre ou Hélène de Troie. Et il y a toujours des chances pour que ce qu’elle prétende voir ne soit que des souvenirs d’histoire mal digérée, de films ou de romans. Un cas comme celui de l’employé de banque londonien de Rudyard Kipling, qui revivait à bord d’une trirème phénicienne et ajouta à la connaissance de l’époque (vous savez que l’histoire était vraie, bien que Kipling lui ait donné un tour romanesque) est très rare. Mais je n’ai jamais entendu parler de gens qui retournent à l’âge des cavernes. C’est prodigieux si c’est vrai ! Si vous n’étiez pas aussi égoïste, vous le comprendriez. Mais non, vous regrettez votre château du Caucase. Et vous croyez, ma chère, que je vous aiderai à y revenir ? Je n’en ferai rien. Mais si vous avez assez de courage, j’aimerais vous aider dans l’autre direction, de plus en plus loin dans le passé. »

Mara entra en rage :

« Naturellement, vous avez toujours été une brute égoïste.

– Allons, Mara, protesta Bannister, ne vous fâchez pas. Je vous demande pardon. Vous avez la tête trop dure. Et, malgré vos états de transe, vous n’appartenez pas au type de médium passif. Ici, nous sommes sur le même plan, même si vous êtes venue me demander conseil. J’essayais seulement de suggérer que la tournure que cette histoire a prise devrait vous intéresser en elle-même. »

La discussion redevint aimable. Nous lui parlâmes de l’hexagramme de Yi King et, à la fin du déjeuner, elle consentit à collaborer au plan élaboré par Bannister.
 

*

 

Une fois décidée, elle agissait rapidement. La même après-midi, elle fit transporter ses bagages au Brevoort, et le même soir la trouva assise les jambes croisées et aussi immobile qu’une idole sculptée sur le dur plancher du studio de Bannister, très peu éclairé.

Le premier soir, elle supporta avec courage cette position pendant plus de trois heures sans aucun résultat, et, finalement elle abandonna la partie avec colère, nous injuriant, nous et le Yi King à la fois.

Ce fut seulement après la troisième soirée qu’il commença à se passer certaines choses et, à partir de ce jour-là, elles survinrent régulièrement chaque soir pendant une semaine environ.

Pour éclaircir la suite, il faut que j’intercale ici une description du Yi King et de la manière dont nous nous servions de l’hexagramme. Le livre lui-même est un composé profond et étonnant, un mélange, si vous voulez, de mathématiques, de philosophie, de magie ancienne et des mystères élémentaires de la nature. Les lecteurs que cela intéresse trouveront des livres qui s’y rapportent dans n’importe quelle grande bibliothèque publique ou librairie d’occultisme. Mais ce qui nous intéressait, à ce moment, c’était l’emploi présumé « magique » des baguettes, que je ne considérais pas comme de la magie surnaturelle, mais comme un mécanisme fascinant destiné à concentrer l’esprit subconscient. On les emploie ainsi : vous mélangez les baguettes au hasard, et les jetez bruyamment sur le sol où, quand ils sont réunis, ils forment inévitablement une des soixante-quatre figures de géométrie. Vous fixez ce symbole dans votre esprit, puis vous vous asseyez les jambes croisées dans la posture classique, fermez les yeux et imaginez que vous voyez un mur dans lequel se trouve une petite porte fermée, et sur cette porte est inscrit votre hexagramme. Si vous fixez l’hexagramme assez longtemps et avec une concentration suffisante, le livre dit que « la porte s’ouvre de sa propre volonté. » Alors, vous « sortez de votre corps, » dit le livre et passez par cette porte.
 

*

 

Tout ceci ne paraît peut-être, à le raconter, qu’une variante d’un jeu de salon, innocent et stupide, joué par des gens crédules ; mais si vous avez assez de patience, le résultat est quelquefois extraordinaire.

Et Mara commençait à passer régulièrement par cette porte. Quelquefois, elle y arrivait au bout de vingt minutes, et souvent elle restait du mauvais côté pendant plus de deux heures d’affilée, de sorte que, quand elle revenait à elle, les muscles de ses bras et de ses jambes étaient si engourdis qu’il fallait les frictionner pour qu’ils reprennent leur souplesse.

Parfois, elle parlait dans une sorte de transe, décrivant les choses qu’elle voyait et faisait, répondant même à nos questions posées à voix basse pendant que nous noircissions des pages et des pages de notes. D’autres fois, elle paraissait sourde et muette pendant toute l’expérience ; ces jours-là, tantôt elle parlait ensuite, tantôt elle boudait et refusait de parler. Cela semblait toujours être plus ou moins le même retour étonnant aux temps primitifs, à l’aube de l’humanité.

Chaque soir, sous la direction de Bannister, elle jetait les baguettes, puis concentrait sa pensée sur l’hexagramme qui se formait. Il attribuait toutes sortes de significations particulières aux différents symboles, une opinion que je ne partageais pas.

Mais je me rappelle bien le dessin spécial qui se forma la nuit où les événements échappèrent à notre contrôle, car il tombait si à propos qu’on pourrait presque être excusable de supposer qu’il jouait un rôle diabolique et mystérieux dans ce drame. Je préfère nommer cela une simple coïncidence.

C’était le numéro quarante-neuf de la séquence de Harlez, nommé l’hexagramme Koh :
 
 

 

De Harlez et le professeur Legge donnaient tous deux à l’idéogramme chinois correspondant le sens suivant :

« Épiderme, peau ; fourrure ; aussi dépouiller ou écorcher ; aussi, au sens figuré, subir un changement, être rendu différent. »

Parmi les aphorismes ésotériques chinois qui suivent ce symbole, on trouve :

« Deux sœurs vivent ensemble dans la même peau, différentes et opposées, et pourtant semblables… Le grand sage peut se changer lui-même comme le tigre change sa forme et ses rayures… L’homme du vulgaire peut changer son visage, mais le sage peut transformer tout son être, comme le fait le léopard… »

Contemplant cet ancien symbole magique, fixé dans son imagination, et projeté sur la porte du Yi King, Mara était assise immobile, les bras et les jambes croisées, les yeux fermées, le visage tendu.

Et tout d’un coup, bien qu’elle ne parlât pas, nous comprîmes à sa respiration que la porte s’était ouverte.

Au bout d’un certain temps, nous crûmes que ce serait une de ces expériences pendant lesquelles elle restait complètement silencieuse, mais elle commença à murmurer des phrases hachées, de sa profonde et rêveuse voix de qui semblait venir de très loin :

« La neige… blanche… partout… la neige, murmurait-elle, et la lune… la lune… sur la neige blanche… oui, je suis étendue dans la neige… pressée contre la neige… mais je n’ai pas froid… je porte un manteau de fourrure… je suis nue dans un manteau de fourrure… et j’ai chaud… il y a de la fourrure sur mes mains… et j’ai chaud dans la neige… je suis étendue à plat, avec mon ventre et mon menton pressés contre la neige… je suis couchée d’une manière étrange… mais c’est bon… je crois que je m’endors. »

Elle se tut. Je murmurai à Bannister :

« Comprenez-vous ?

– Pas encore… à moins que… »

Sa voix s’éleva de nouveau, et même dans la transe elle paraissait intriguée :

« Je suis debout et je remue dans la neige… mais je ne marche pas… je rampe sur les pieds et les mains… non… je ne rampe pas… je marche sur les pieds et les mains… légèrement… Maintenant… je cours comme le vent… comme je n’ai jamais couru… oui, et il y en a d’autres qui courent à côté de moi… nous courons ensemble… comme le vent… comme la neige sent bon… je n’ai jamais senti la neige auparavant… mais il y a une autre odeur… une bonne odeur… elle est dans la neige… mais ce n’est pas la neige, nous la suivons et elle devient plus forte… et j’ai faim… Ah !… ah !… plus vite… plus vite… plus vite… »

De nouveau, elle se tut comme pour épargner son souffle, car elle respirait lourdement, hors d’haleine, et sa grande et belle bouche était ouverte, pleine de salive.

« Dieu tout puissant, murmura Bannister, vous comprenez maintenant ? »

Je n’imagine pas des histoires surnaturelles. Je prétends qu’il ne se passait là aucun phénomène surnaturel, ou aucune réincarnation au sens littéral du terme, mais que la mémoire préraciale, héréditaire, avait d’une matière surprenante comblé le fossé de l’évolution.

Mara courait avec une horde de loups. Et ils allaient tuer.
 

*

 

Mais pour Bannister, sinon pour moi, ce qui se passait maintenant appartenait à la magie la plus noire, et il prit peur. J’avais peur aussi, mais pas de la même manière. Il n’y a rien de plus dangereux que d’avoir peur dans de pareilles circonstances. Je crois que, dans ce cas, si nous avions gardé notre sang-froid et laissé la transe suivre son cours normal, tout se serait passé comme d’habitude. Mais il s’accrochait à mon bras et disait avec insistance, d’une voix angoissée :

« Mon Dieu, Seabrook, il faut faire quelque chose. Nous ne pouvons pas laisser ceci continuer. Il faut que nous y mettions fin.

– Je crois qu’il est moins dangereux, pour elle, de ne pas intervenir. »

Elle était tombée dans une transe profonde, silencieuse, et respirait régulièrement.

Mais il n’y avait aucune certitude dans ma voix et je ne pus le convaincre. Maintenant, il était la proie de ses superstitions. Il se mit à faire des passes devant le visage de Mara, des signes de croix, à murmurer des exorcismes en latin. Et comme, naturellement, ceci restait sans résultat, il saisit le bras de la femme profondément plongée dans un sommeil léthargique et commença à la secouer et à crier :

« Mara, Mara, pour l’amour du ciel, revenez à vous ! »

Alors se passa la chose effroyable.

Avec un hurlement rauque, semblable à un aboiement et qui n’avait plus rien d’humain, Mara se jeta de côté, puis se ramassa pour bondir, et sauta à la gorge de Bannister, les dents et les ongles en avant. Elle l’aurait atteint, je crois, mais l’engourdissement consécutif à sa longue immobilité retarda et gêna son élan, de telle sorte qu’il eut juste le temps de lever le bras et de l’écarter.

Elle ne renouvela pas son attaque, mais ce qu’elle fit, bien que n’impliquant aucun danger immédiat, parut presque pis encore. Elle se mit brusquement à quatre pattes, puis se glissa, furieuse, vers le coin le plus sombre de la pièce, et se tapit là, nous faisant face, les dents découvertes et grondant sourdement.

Pendant un long moment, tout demeura en suspens. Je lançai un regard de côté à Bannister. Il la contemplait avec une terreur fascinée et croissante. Sa voix me parvint comme un murmure perçant :

« Mon Dieu, mon Dieu ! ne voyez-vous pas ? Elle change. Elle devient un loup-garou !

– Quelle sottise ! dis-je. Remettez-vous. C’est déjà bien assez horrible comme cela.

– Non, regardez, dit-il, la forme de sa tête change. Sa bouche… et son nez s’allongent. »

C’était assez effrayant, car je la fixais aussi, et j’aurais juré qu’il disait la vérité. Puis il dit :

« Regardez, regardez, son visage devient noir… c’est la fourrure ! »

Mais je savais que ce qu’il voyait maintenant, c’était les ombres, et compris à cet instant avec soulagement qu’au moins aucun horrible miracle physique ne se produisait là. En fait, Mara avait toujours ressemblé à un loup, et je ne veux par là rien dire d’extraordinaire. Il y a partout des gens normaux dont le visage vous rappelle avec intensité celui de tel ou tel animal, un chien, un singe, un renard, un mouton, un cheval.

Des fractions de minutes seulement s’écoulèrent tandis que Mara restait là, tapie, et que nous demeurions debout, craignant de remuer ; mais ma pensée marchait vite et commençait à raisonner. Je crois que le processus avait pris naissance au moment où Bannister avait employé le terme spécifique de « loup-garou. »

L’esprit de Bannister était médiéval. C’était un mot médiéval. Il y avait eu des centaines de cas reconnus. On avait découvert des moutons, et plus rarement des enfants, avec la gorge ouverte, et on avait capturé non pas un loup, mais un être humain. Et alors venaient d’honnêtes témoins qui affirmaient avoir vu des êtres humains transformés en véritables loups à fourrure. À cette époque reculée, même les malheureux êtres accusés affirmaient avec une honnêteté égale qu’ils avaient vraiment été transformés en loups, et demandaient à être soignés et plaints plutôt que condamnés.

« Soignés » ? Il fallait que nous fassions quelque chose. Mais quoi ? Appeler un docteur ? Alerter un hôpital ? Il fallait que nous agissions, et vite. Quelque chose de pire pouvait arriver d’une minute à l’autre. La fenêtre était ouverte, nous étions au quatrième étage, et je redoutais particulièrement que Mara saute par la fenêtre.
 

*

 

Soudain, je me rappelai un « remède » que les livres anciens disaient être en usage au moyen âge, quand on attrapait un loup-garou, hurlant encore et en proie à son hallucination. Je savais aussi que des procédés présumés magiques agissaient parfois parce qu’ils utilisaient des forces naturelles tout à fait simples. Des cas désespérés requièrent parfois des remèdes désespérément simples.

Bannister dut croire que je devenais fou aussi quand je lui dis :

« Écoutez, vite. Il y avait un sac d’oignons dans votre cuisine. Y est-il toujours ? Faites doucement, mais allez le chercher. »

Quoi qu’il pensât, il s’éloigna avec précaution, et revint avec le sac de papier dans lequel se trouvaient deux ou trois gros oignons des Bermudes. Je retirai sans bruit d’un divan la grande couverture qui le drapait. Chaque geste, je suppose, effrayait la créature cachée en Mara. Ne cherchant pas à attaquer, mais plutôt à se sauver, elle se glissa, comme je l’avais craint, vers la fenêtre ouverte.

Je me jetai sur elle avec la couverture et la saisis par la tête et les épaules. Ce ne fut pas sans difficulté. Nous parvînmes à ne pas la blesser. Mais les sons qu’elle faisait entendre étaient par trop affreux. Nous l’avions étroitement enroulée dans la couverture de manière à ce qu’elle ne puisse ni se faire du mal ni nous en faire à nous. Depuis son premier bond vers Bannister, moins de cinq longues minutes s’étaient écoulées. Je coupai le plus gros oignon en tranches, et il exhalait une telle odeur que nos yeux et nos narines piquaient et se mirent à couler. J’enfonçai mon couteau dans les tranches pour que cela sente encore encore fort. Puis je les mis tout contre le visage de Mara, avec la couverture par-dessus pour que l’odeur ne se disperse pas. Son corps se raidit, comme galvanisé, tandis qu’elle crachait et suffoquait en gémissant. Pendant quelques secondes, je crus que cela ne servirait à rien. Puis, soudain, elle se débattit d’une manière différente, criant :

« Oh ! oh ! oh ! qu’est-ce que c’est ? Arrêtez, s’il vous plaît ! »

Nous l’aidâmes à arriver jusqu’au divan.

Nous apportâmes une serviette et une cuvette. Nous ne parlions pas beaucoup. Nous lui apportâmes un verre de brandy. Au bout de quelques minutes, elle nous pria de lui trouver son sac avec de la poudre et du rouge, et alla dans la salle de bains. Quand elle revint, s’assit dans un fauteuil, alluma une cigarette et demanda : « Quelle heure est-il ? » il nous sembla presque que toute cette aventure stupéfiante était un rêve. Mais, quand soudain elle bâilla et dit : « J’ai faim, » un souvenir me fit frissonner. Il était environ deux heures. Elle alluma une autre cigarette. Le restaurant du Brevoort était fermé, mais nous trouvâmes un taxi et allâmes dans un endroit ouvert toute la nuit de la Sixième Avenue prendre du café et des sandwiches.
 
 

 

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(William Buehler Seabrook, « I Saw a Woman turn into a Wolf, » traduit de l’anglais par Jeanine-Antoine Goldet, in Candide, grand hebdomadaire parisien et littéraire, neuvième année, n° 427, jeudi 19 mai 1932. Illustration de Boris Dolgov pour « The Man Who Cried Wolf » de Robert Bloch, in Weird Tales, mai 1945 ; « A Pack of Wolves, » huile sur toile d’Alfred von Wierusz-Kowalski, sd)

 
 

☞  La nouvelle de William Seabrook est parue, illustrée par Erté, dans le Hearst’s International combined with Cosmopolitan, volume XCI, n° 1, juillet 1931 ; elle a été reprise dans le Nash’s Pall Mall Magazine, en mai 1932. Elle a également fait l’objet d’une adaptation théâtrale de William M. Sloane sous le titre : Runner in the Snow: A Play of the Supernatural in One Act, Boston : Walter H. Baker, 1931.
 
 

 

 

 

 

 

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(William B. Seabrook, « I Saw a Woman turn into a Wolf, » in Hearst’s International combined with Cosmopolitan, volume XCI, n° 1, juillet 1931)

 
 

 

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☞  William B. Seabrook a réutilisé cette nouvelle pour le chapitre VII : « Werewolf in Washington Square, » de son ouvrage Witchcraft: its Power in the World To-day, New York : Harcourt Brace & Co, 1940.
 

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