III
À huit heures du matin, lord Ewald fut réveillé par le téléphone placé à la tête de son lit.
« Mylord ! une lettre qui se dit pressée, criait l’instrument de son ami Édison.
– Monte, » répondit laconiquement le jeune nobleman.
Quelques minutes plus tard, une assez jolie péronnelle écossaise, fille de son suisse, lui remettait, sur le classique plateau de vermeil, un vulgaire carré de papier dont l’écriture le fit tressaillir. Il retourna l’enveloppe sous toutes ses faces ; elle était timbrée de Lisbonne, et aucun doute n’était possible sur la main qui en avait écrit l’adresse. Il y avait une redondance de titres et de fioritures calligraphiques de mauvais goût, qui défiguraient une écriture de gouvernante et décelaient impitoyablement la pauvre Alicia Clary.
Lord Ewald était de sa nature le plus doux des hommes ; cependant, il ne put retenir une exclamation de regret féroce.
« God bless me ! s’écria-t-il ; ne se serait-elle donc pas noyée ? »
Il déchira fiévreusement l’enveloppe et chercha la signature. C’était bien le placide et compliqué paraphe de son insupportable Vénus, au-dessous de your truly : ALICIA CLARY.
Voici le contenu de cette classique missive :
Mon très honoré lord,
La présente est pour vous faire savoir que, grâce à Dieu ! ma santé est bonne, et que j’espère que la vôtre n’est pas moins satisfaisante. Je suis arrivée hier, 11 juin, à Lisbonne, par une bonne brise de nord-ouest, sur le steamer américain Hesperid, parti de New York pour charger des oranges sur cette place.
Là, aussitôt débarquée, je me suis rendue chez le consul de Notre Gracieuse Majesté, pour m’informer si vous n’aviez pas péri dans le naufrage du paquebot le Wonderfull, sur lequel nous nous étions embarqués ensemble.
Cet honorable fonctionnaire, qui se nomme M. William Parker, Écossais, m’a donné d’excellentes nouvelles de votre place, car il m’a appris que Votre Grâce avait échappé au naufrage, ce dont je remercie le Seigneur. Et, en même temps, il m’a appris que vous aviez fait afficher une récompense de 20 000 dollars à quiconque vous rapporterait le grand colis de M. Édison, que vous aviez embarqué avec vous à New York. Je me suis toujours doutée qu’il renfermait cette diabolique statue de femme nue que Mrs. Anderson avait moulée sur moi, ce qui m’avait bien offusquée, car il ne me semble pas que ces pratiques païennes soient en parfait accord avec notre sainte religion ; mais Votre Grâce est si généreuse, que je n’avais pas cru devoir lui refuser cette complaisance.
Il paraît que vous teniez plus à la copie qu’au pauvre modèle, car vous n’avez fait afficher aucune récompense à celui qui vous le ramènerait.
Tout de même, je n’en veux pas à Votre Grâce, puisque c’est à moi que reviennent les 20 000 dollars pour le grand colis, et Dieu, sans doute, récompense les simples d’esprit comme votre bien humble servante, car c’est à ce grand colis que je dois la vie.
En effet, Votre Grâce a dû apprendre qu’au moment où le Wonderfull sombrait, j’ai été embarquée dans la première chaloupe avec les femmes. Étant Écossaise, c’est-à-dire pratique comme deux Anglaises, pour le moins, mon premier soin avait été de faire main basse sur tout le pain et les vivres du déjeuner qui était servi dans le roof des premières. J’avais roulé tout cela dans une serviette, et, si les autres en avaient fait autant, la catastrophe du lendemain ne serait pas arrivée.
En effet, toutes ces femmes avaient faim et regardaient mes provisions avec des yeux féroces. Voyant de quoi il en retournait, je consentis à en distribuer la moitié ; mais j’entendais me réserver le reste. Ces prétentions excitèrent la fureur de ces malheureuses, qui se précipitèrent sur moi, sans que les matelots qui dirigeaient notre embarcation pussent les retenir.
Il s’ensuivit une mêlée dans laquelle on ne se contenta pas de m’arracher mes provisions ; je fus jetée à la mer. La brise, en ce moment, était assez fraîche, et notre chaloupe filait grand largue à la voile, d’une assez bonne allure. Je fus donc rapidement dépassée, sans que personne cherchât à me repêcher.
Heureusement, un matelot compatissant m’avait jeté une bouée de sauvetage. Votre Grâce prétend que je nage comme une ondine ; je gagnai cette bouée et me tins dessus, jusqu’au moment où j’avisai quelque chose de plus confortable. C’était le colis de M. Édison. Comme il devait contenir de grandes cavités étanches, il s’était dégagé des colis qui l’entouraient et il nous avait suivis, pendant que notre embarcation se laissait aller à la dérive. Il paraît qu’il était bien lesté dans le fond, car il formait une véritable embarcation pontée, que je ne fis pas chavirer en me hissant dessus, grâce aux cordes qui y avaient été appâtées pour le manœuvrer plus facilement.
Solidement établie sur cette plateforme, par une mer très calme, je pus pêcher quelques débris faisant la même route, dont le plus précieux fut un baril d’eau, qui avait fait partie du poulailler du steamer ; puis je recueillis deux avirons abandonnés par la chaloupe, dont l’un me servit de mât et l’autre de gouvernail. Avec mon couteau-nécessaire, je découpai une voile dans la toile d’emballage du colis dont je pris les cordes.
Mes poches, que ces forcenées n’avaient heureusement pas fouillées, contenaient encore quelques conserves de viande, dans des boîtes de fer-blanc, et du chocolat préservé de la même façon. J’ai toujours été bonne ménagère. Je fis le calcul de mes provisions solides et liquides. Il y en avait au moins pour trois jours. Alors, je remerciai Dieu et j’orientai ma voile pour tâcher de rester dans le sillage de la chaloupe. Ces gens-là m’avaient jetée par-dessus bord ; mais, dans une solitude aussi lugubre, un assassin vous effraye encore moins que le néant.
Le lendemain, je trouvai l’embarcation la quille en l’air. Ces pauvres femmes avaient dû se battre encore pour un morceau de pain, et la faire chavirer. Des cadavres flottaient çà et là ; c’était horrible.
Le surlendemain, je fus aperçue et recueillie par le susdit steamer de New York, l’Hesperid, et j’eus soin de faire repêcher le colis, en promettant une récompense de 100 dollars, au nom du propriétaire.
Je fus admirablement traitée à bord, malgré le triste équipage où je me trouvais, et je fus l’objet des attentions toutes particulières d’un pair de Portugal, le comte de Coëlhos, et d’un missionnaire méthodiste, le révérend William Johnson, qui se rend dans la Nouvelle-Zélande pour évangéliser les Canaques.
Ces gentlemen m’ont fait des propositions beaucoup plus sortables qu’aucun directeur de théâtre auquel j’aie eu affaire jusqu’ici. Le comte de Coëlhos me propose 200 livres par mois, avec hôtel et voiture, si je veux me fixer à Lisbonne. Il n’est ni aussi beau, ni aussi jeune que Votre Grâce, mais il offre 100 livres de plus.
Le révérend William Johnson n’est ni riche, ni beau, ni jeune ; mais il est veuf, et il m’offre sa main avec la perspective de faire fortune à la Nouvelle-Zélande, en réunissant nos deux petits pécules.
Tout bien considéré, je crois qu’étant saine de corps et d’esprit, sans en avoir beaucoup, si j’en crois Votre Grâce, je suis moins faite pour le théâtre que pour être l’épouse d’un ministre du Seigneur, et pour l’aider à faire le salut des autres et le nôtre, en amassant un peu de pain pour ses enfants. C’est peut-être une occasion que je ne retrouverai pas.
Je suis dans la persuasion que Votre Grâce sera plus heureuse de recevoir le colis de M. Édison que son humble servante. En ce cas, j’espère qu’elle voudra bien m’envoyer à Lisbonne un chèque de 20 000 dollars, plus les 100 dollars de gratification que j’ai promis.
J’ai perdu à son service toute ma garde-robe, qui ne valait pas moins de 10 000 dollars.
Ce qui fait : 20 000 + 100 + 10 000 = 30 100 dollars.
Je n’ai jamais été auprès de Votre Grâce qu’en service provisoire, et elle m’a promis un cadeau le jour où je prendrais congé d’elle. Sous ce rapport, je m’en rapporte à sa générosité, et je puis l’assurer que, si je ne m’étais pas aperçue que Votre Grâce ne tenait plus guère à moi, je la préférerais en tout cas au révérend William Johnson et, à coup sûr, au pair de Portugal, si elle daignait porter mon allocation mensuelle à 175 livres.
En attendant votre honorée réponse, je reste votre bien humble servante.
ALICIA CLARY.
(À suivre)
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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er avril 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)