– Encore la maison de Mozart. – On lit dans la Semaine universelle :
« J’ai vu, il y a deux jours, un travail fort curieux de M. Sardou (Victorien).
Il ne s’agit de rien moins que de la maison de Mozart dans la planète de Saturne.
Le dessin, qui peut avoir trente centimètres de hauteur et quarante ou cinquante de largeur, représente un palais en forme de temple, qui ne peut guère servir d’habitacle qu’à un musicien. L’ensemble est composé de notes, de croches, de portées, de clefs, etc., dont l’aspect chatoie et miroite sous les yeux au point de ne laisser apercevoir qu’un chaos indéchiffrable. Puis la vue se remet, et peu à peu les détails prennent leur place. La façade, composée de harpes, de lyres, de portées, le fronton soutenu par des colonnes, de notes autour desquelles s’enroulent des croches, des soupirs et des clefs, puis toute une forêt de colonnettes élégantes, de clochetons, de tourelles, etc. Le dessin est signé Victorien Sardou. Or, Victorien Sardou jure, à qui veut l’entendre, qu’il n’a jamais su se servir d’un crayon. II est vrai que le dessin est fait à la plume, et l’on sait avec quelle finesse V. Sardou a dessiné ses Ganaches et d’autres portraits.
Voici donc comment ce dessin s’est exécuté :
M. V. Sardou s’est enfermé pendant deux heures avec un encrier, des plumes, une feuille de papier blanc, et sa faculté de médium. Au bout de deux heures, il sortait, laissant ce dessin. »
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S’il y a quelque réalité dans ce récit fantastique, il faut en déduire que le mauvais goût n’est pas un apanage exclusif des habitants de notre monde sublunaire, et que les architectes de Saturne construisent là-bas de bien pitoyables édifices.
Si j’ai bonne mémoire, MM. les spirites plaçaient la résidence de Mozart dans la planète de Jupiter, où il habitait avec Bernard de Palissy. Celle dont il s’agit est peut-être sa maison de campagne.
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(in L’Univers musical, journal littéraire et artistique, n° 18, jeudi 30 avril 1863)
L’épisode le plus extraordinaire de ma vie ? La question n’est pas vaine. Pour tout homme capable de s’observer, de se sentir, l’existence la plus positive offre, à quelque moment, de ces circonstances vraiment extraordinaires où les sens sont comme retournés, où la conscience prend un cours insolite et s’égare dans d’inextricables fantasmes. J’ai connu quelques mois de pareille étrangeté. Tout compte fait, j’ai les nerfs bien solides et je ne me sens aucune tendance à l’exaltation. Mon caractère est trempé à l’air pur, je suis un homme du dehors et rnon métier même de peintre de paysages m’affermit chaque jour un peu plus dans les plus saines réalités.
Ce furent, sans doute, ces brumes persistantes du pays où je vécus à l’époque où se passa cette histoire qui m’introduisirent dans cet état spécial auquel j’ai fait allusion. Je ne peux l’expliquer autrement.
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Je m’étais rendu à Munich pour visiter la Pinacothèque et y travailler à un ouvrage sur les peintres de la nature, qui m’était commandé. À mon arrivée, je découvris une grande chambre très commode et bien située, que je retins tout de suite, parce qu’on m’avait certifié qu’elle était orientée vers le midi et parfaitement exposée au soleil. Elle donnait sur une route spacieuse qui conduisait à Nymphenburg. J’avais décidé de laisser pour quelque temps la peinture et de me consacrer exclusivement au travail qui m’occupait. Dès le premier jour, me sentant plein de vigueur et dans les meilleures dispositions, j’allai à la Pinacothèque pour jeter un coup d’œil d’ensemble sur les galeries. À midi, je déjeunai d’excellent appétit au Löwenbreuhaus, un restaurant situé à proximité de mon domicile ; je songeai un rnoment à visiter une exposition de l’art allemand contemporain ; mais j’y renonçai tout de suite, car je me souvenais avec horreur de ce que je connaissais de cet art artificiel et laid, et je ne voulais pas abîmer l’impression favorable de cette première journée. Je rentrai chez moi et commençai à m’installer librement dans ma chambre, comme j’en avais l’habitude chaque fois qu’il m’arrivait de me fixer pour quelque temps dans un nouvel endroit. Et, d’abord, je priai la propriétaire de la maison de me débarrasser d’une quantité de bibelots et de ces abominables Handarbeiten qui hurlent dans les habitations bourgeoises du pays, ainsi que d’un certain nombre de tableaux offensants et de vases de mauvais goût. La stupéfaction de la vieille femme devant ce nettoyage imprévu m’amusa quelque temps. Je ne voulus garder qu’un seul objet, une fort belle pendule française de style Empire : un trophée de la guerre de 1870, comme on me l’apprit sur un ton de fierté satisfaite.
Cette besogne désagréable, mais nécessaire, accomplie, je sortis pour dîner et me couchai tout de suite après.
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Le lendemain, je me réveillai dans une incertitude assez pénible. Il ne faisait pas encore clair. La nuit s’était passée dans un sommeil parfait, et j’avais l’impression qu’il ne devait plus être tôt ; pourtant, je savais que ma chambre était exposée au soleil. Je regardai ma montre, elle indiquait neuf heures. Nous étions au mois de mars ; à neuf heures du matin, le soleil devait être déjà haut. Mes réflexions furent interrompues par quelques coups timides frappés à ma porte. C’était la propriétaire qui venait me souhaiter le bonjour en apportant le déjeuner du matin sur un plateau ; j’avais, en effet, prié cette femme de me servir à mon lever un petit déjeuner composé d’un œuf, de pain, de beurre, et d’une tasse de lait. Je lui dis de placer le repas sur la table, et je crus qu’elle allait immédiatement se retirer après cela ; mais elle ne fit pas mine de partir. Elle demeura un moment comme distraite, puis elle se mit à entamer la conversation, fort à l’aise, en me regardant. Les premiers mots roulèrent naturellement sur le temps, sur l’affreux temps qui régnait à Munich depuis quelques jours, le brouillard, la pluie. La veille, j’avais à peine remarqué le ciel couvert ; mais, aujourd’hui, l’annonce du brouillard m’irrita légèrement. Croyant la conversation terminée, j’attendis que cette femme me laissât seul ; mais elle continuait à m’observer tranquillement, tandis que je mangeais mon œuf.
« C’est dommage, dit-elle avec un soupir, que la maison des Wittelsbach commence à disparaître. »
Je la regardai avec étonnement. La vieille femme comprit ma surprise et poursuivit, en s’exaltant soudain :
« Je dis cela parce que toute ma jeunesse, tous mes souvenirs, sont attachés à cette maison des Wittelsbach. C’est moi qui étais leur masseuse officielle. Si longtemps que je vivrai, je ne pourrai regretter assez mon pauvre Louis II, assassiné par cet affreux Bismarck… »
La tournure de cette conversation commençait à m’intéresser quelque peu. Je m’expliquais, à présent, la tenue, la toilette et la physionomie de cette vieille femme. Elle portait un assemblage de vêtements fort sales, horriblement fripés, mais d’une mode surannée copiée sur celle du temps de Louis II ; sa tête s’amplifiait d’une haute perruque blanche, aussi poisseuse que sa robe, mais adaptée comme elle au genre de la cour de cette époque. Avec un torchon qu’elle tenait en main, l’étrange créature fit déguerpir un chat gris, fort sale également, et qui avait sauté sur mon lit. Puis, de ses doigts noirs, qu’elle ne lavait jamais sans doute, elle écréma le lait dans ma tasse, à ma grande épouvante, et jeta la peau par terre à son chat. Ayant accornpli ce devoir avec le plus désarmant naturel, elle continua :
« Oui, ce pauvre Louis, c’était un très brave homme, un grand artiste. Et, de plus, un excellent peintre, vous savez ! C’est curieux, vous me le rappelez un peu, par la figure, par les cheveux surtout. Vos cheveux sont absolument pareils aux siens…
– Et vous étiez attachée à sa personne ? demandai-je.
– Oh ! non ! Moi, j’étais partout, je voyageais avec les princesses, tantôt à la cour de Russie, tantôt à celle de Berlin ou d’Angleterre. Où j’ai habité le plus longtemps, ce fut auprès de la reine Victoria, avec mes princesses, naturellement. C’était une cour magnifique ; la reine aussi était magnifique, et bonne pour chacun. J’eus l’honneur de masser une fois sa main royale, qui souffrait de rhumatismes. »
Les souvenirs de cette femme m’intéressaient beaucoup ; mais je compris que leur exposition risquait de durer plusieurs heures. encore. De la façon la plus délicate possible, malgré tout fort injurieuse pour ses confidences, je parvins enfin à me débarrasser de la vieille ; je me hâtai de m’habiller et sortis pour me rendre à la Pinacothèque.
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Le soir, lorsque je fus rentré dans ma chambre, je me mis à classer mes notes à la lumière d’une lampe à pétrole. Tandis que je travaillais, on frappa à la porte. Je connaissais déjà ces petits coups timides. Ma propriétaire entra, suivie du chat gris. Cette interruption, on peut en juger, ne me causa aucun plaisir. Je ne fis pas attention à la visiteuse, espérant qu’elle se retirerait bientôt, après avoir accompli quelque besogne nécessaire. Elle comprit, sans doute, sa situation gênante et, pour se donner un prétexte, elle commença à battre légèrement les meubles avec son torchon, ayant l’air d’enlever les poussières. Après s’être livrée quelques instants à ce travail, la vieille femme aborda de nouveau la conversation sur le même sujet que la veille, à propos de différentes cours, de monarques, et principalement sur la reine Victoria et son adorable Louis II. Lorsqu’elle en arriva à répéter sa remarque sur la similitude de mes cheveux avec ceux du souverain, je sentis très nettement que cette femme ne rêvait que de passer sa main dans ma chevelure. En même temps, l’imagination me peignit cette main sale avec un tel réalisme, que j’en fus effrayé. Cependant, je n’avais pas cessé de lui prouver par mon air que cette conversation m’était désagréable. Elle s’en aperçut, et, ne trouvant plus aucun prétexte pour demeurer, elle sortit timidement en me saluant.
*
Je rentrai le lendemain, très énervé. La scène de la veille se répéta encore. Ma propriétaire me confia, cette fois, certains éléments de sa vie domestique, entre autres ce fait que son mari était obligé de se rendre chaque matin de bonne heure à son travail et qu’il ne revenait que le soir dans la nuit. Par suite de cela, elle passait ses journées toute seule à la maison, dans l’unique compagnie de son chat.. Je déduisis facilement de cette confession que la pauvre vieille voulait profiter de ma présence pour me parler de ses plus chers souvenirs. Cependant, la pitié sincère qu’elle m’inspirait ne résista pas à ma soif de travail.
Je coupai court à la conversation et sortis. Le ciel était couvert, un irritant brouillard remplissait les rues. Dans l’état de nervosité où je me trouvais, cette absence de soleil commençait à devenir insupportable. Le soir, avant de faire de la lumière dans ma chambre, je remarquai dans, la rue la clarté d’une grosse lampe à arc qui se trouvait sous mes fenêtres ; au lieu d’éclairer vivement toute ma chambre, le globe électrique, étouffé par le brouillard, ne montrait qu’une fade lueur glaciale. Ce spectacle me plongea dans un atroce éœurement.
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Le lendemain, les mêmes brumes traînèrent leurs lambeaux par les rues. Et les jours suivants ne furent guère plus lumineux. Chaque soir, en rentrant, le même tableau de cette lampe hideusement voilée de crêpe m’apparaissait au moment où je baissais les stores de mes fenêtres. L’unique changement qui se marquait dans tout cela, c’était la crue quotidienne de ma nervosité. Du brouillard, toujours du brouillard…
Je me pris à penser que toute ma vie se passerait ainsi, dans une désespérante et brumeuse monotonie. Après mon travail et mes repas, tout ce que je voyais de la vie, c’était ce brouillard, cet atroce brouillard qui s’étendait sur la ville, comme de l’oubli obscur où moi seul j’existais encore, d’une façon bien paradoxale, dans cet anéantissement universel. De temps en temps, comme en rêve, passaient près de moi l’ombre affreuse du Propylée ou de la Glyptothèque, la silhouette d’un tramway, d’un homme ou d’un réverbère. Je saisissais parfaitement la différence qu’il y avait entre ces silhouettes : celle du réverbère ne bougeait pas, celle d’un homme pouvait se mouvoir ; quant à celle du tramway, elle se déplaçait aussi, mais, en plus, elle était sonore et elle s’annonçait par un œil vaguement lumineux. Au déjeuner et au dîner, je rencontrais des gens qui parlaient d’autres langues que moi, qui étaient gras et désagréables, et avec qui je n’échangeais jamais une parole, me contentant du coup de chapeau obligatoire qui s’adressait plutôt à la table qu’aux hommes. La réponse à ces saluts sortait peut-être aussi de la table ou des cruches de bière qui y trônaient. Je n’y faisais aucune attention.
Il y avait encore d’autres régions de cette vie abominable : par exemple, les odeurs. Je ne pouvais approcher ou sortir de mon restaurant sans renifler l’odeur du houblon ; puis, plus loin, régnait celle des fumées industrielles, de la suie. Parfois, une automobile, la silhouette la plus rapide et la plus bruyante, laissait après elle une odeur horrible de benzine qui s’incorporait au brouillard. Ces odeurs se montraient d’une telle opiniâtreté, elles disparaissaient si lentement, que j’étais forcé de les compter aussi parmi les objets. Cependant, comme je ne pouvais me décider sur la question de savoir s’il fallait les joindre aux silhouettes mobiles ou aux autres, je décidai de les placer dans un groupe à part.
Un de ces soirs qui ne semblaient que le vieillissement de la journée, je ne sais plus lequel, je rentrai chez moi plus isolé que d’habitude. Mes jambes grelottaient de fièvre. Je voulus faire du feu dans un poêle en fonte qui se trouvait dans un coin de ma chambre. Mais, au lieu de feu, je n’obtins qu’une épaisse fumée rousse qui se mit à spiraler sous mes narines et remplit bientôt la pièce jusqu’au plafond. Désolé, j’ouvris la lucarne ; mais je reculai dans une grande frayeur : non seulement la fumée du poêle ne sortait pas de la chambre, mais, par l’ouverture que j’avais faite, le brouillard se glissait comme un interminable serpent blanc. Je refermai violemment la lucarne et m’accroupis devant le poêle, décidé à obtenir du feu à tout prix. Après une heure de luttes furieuses, le feu était allumé. J’engouffrai le combustible pelletée sur pelletée dans le poêle, si bien que tout le charbon que j’avais préparé pour plusieurs jours fut rapidement dévoré. Quelque chose détona avec un craquement ; je vis que le couvercle était en fusion, le tronc de fonte était devenu rouge et, à côté, un sofa commençait à dégager une odeur de roussi. Je me hâtai de traîner le meuble hors de portée du feu. Alors seulement, je sentis qu’il régnait une chaleur infernale autour de moi. Je me précipitai de nouveau à la lucarne, et, avec une joie diabolique, je contemplai les vains efforts que faisait le brouillard pour s’introduire dans la chambre.
Je reçus chaque soir, immanquablement, la visite de la vieille et de son éternel chat gris. Mais, de plus en plus, j’osai afficher mon indifférence devant son invariable radotage.
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L’impression la plus curieuse de cette époque est celle que j’éprouvais au restaurant, en observant mes voisins de table. Je les regardais comme des objets, avec des yeux calmes et insensibles, et, au lieu de voir leurs carcasses extérieures, j’apercevais en eux des choses tout à fait imprévues. Par exemple, il m’arrivait de penser machinalement :
« Voilà un bourgeois bien tranquille qui aura demain un gros chagrin. »
Le jour suivant, je remarquais réellement que le bonhomme avait une figure changée et je l’entendais raconter son malheur. Sur d’autres hommes encore, je vis le signe de choses qui devaient s’accomplir. C’est ainsi que j’observai sur la physionomie de l’un d’eux des traces de mort subite. Le lendemain, je ne le vis pas paraître et j’entendis ses amis qui annonçaient avec grande émotion sa mort, survenue dans un terrible accident.
L’étrange désaccord ou l’accord trop tendu de mes nerfs finit par devenir insupportable. Maintenant, la visite de ma vieille propriétaire, l’audition de ses confidences éventées, et la certitude qu’elle n’avait qu’un désir, passer sa main sale sur mes cheveux, me bouleversaient presque jusqu’au délire.
Enfin, le moment décisif arriva, où, comme la maladie, la hantise parvint au sommet. J’étais rentré le soir, comme d’habitude, pour essayer de me mettre au travail. Tout de suite, je compris que je ne pourrais m’absorber comme il convenait. Jamais je ne m’étais trouvé dans un pareil énervement. Afin de me distraire, je voulus jouer quelques études de Chopin, mon compositeur favori. J’ouvris le piano, mais, aussitôt, je sentis presque physiquement que quelqu’un m’empêchait de poser les doigts sur le clavier. J’abaissai alors le couvercle, me rendant compte, tout à coup, que mon état était extrêmement grave. À ce moment, quelqu’un frappa à la porte. Je ne remarquai pas immédiatement que ces coups n’étaient pas les mêmes que d’habitude.
« Voilà ma vieille et son chat qui viennent faire leur visite quotidienne ! » pensai-je.
Je fus très surpris en apercevant, dans l’entrebâillement de la porte, une figure inconnue de vieux Bavarois, qui me saluait d’un mouvement hébété de la tête, les yeux tout en larmes. Je compris que cet homme devait être le mari de la propriétaire, qu’il venait m’annoncer que sa femme était morte, et que cette mort était la cause de la sensation bizarre de recul que j’avais éprouvée tout à l’heure en me mettant au piano. Les paroles du vieillard confirmèrent mes pressentiments. Lorsque je lui eus adressé quelques mots de condoléances, dont la banalité me fâcha, il me dit que, malgré le malheur qui le frappait, il était obligé de passer la nuit dehors, à cause de son service, pour rattraper le temps qu’il avait perdu près de la malade pendant la journée.
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Après le départ du vieillard, je me remis à la besogne ; je ressentais une immense satisfaction de n’avoir pas joué au piano. Le travail n’alla pas trop mal et, peu à peu, je parvins à m’absorber tout entier dans mes notes. Un bruit insignifiant qui venait de la porte me fit tout à coup frissonner. J’écoutai ; c’était un grattement régulier et insistant. J’allai ouvrir, et je vis entrer le chat gris de la vieille propriétaire. Il avait l’air souffrant, son poil était mouillé et défait. Je le vis tourner quelques moments autour de la chambre, flairer partout, comme s’il cherchait quelque chose ; il me regarda finalement en miaulant. Je n’aime pas les chats ; mais je compris le drame qui se passait dans cette pauvre âme de bête et je l’invitai à prendre place sur le sofa ; je l’aidai moi-même à s’étendre le plus commodément possible. Ensuite, je me rassis à ma table pour travailler. Quelques instants après, j’entendis derrière moi, du côté de la porte, le bruit léger, que je connaissais bien, d’un torchon battant les meubles. Mes cheveux se dressèrent d’horreur. Je ne me sentis pas la force de me retourner. Les coups de torchon se succédaient et je les entendais avancer dans la direction habituelle, du côté de l’armoire, puis du lit, en longeant la bibliothèque, enfin plus près de moi, plus près, et j’éprouvai un tremblement de sueur froide : quelqu’un posait la main sur ma tête et la passait lentement dans mes cheveux…
Je me levai brusquement. Dans la chambre, il n’y avait personne, si ce n’est le chat dressé sur le sofa, et qui regardait, avec des yeux fous et épouvantés, en faisant le gros dos, le coin opposé de la chambre. J’empoignai fébrilement mon paletot et mon chapeau, me précipitai vers la rue et courus longtemps dans le brouillard, entre les silhouettes grises, les lumières qui ne bougeaient pas, et celles qui accouraient, entre les bruits étouffés, les ombres monumentales et les odeurs immobiles. Enfin, je ne sais comment, je me trouvai soudain dans un café. Je m’assis, éreinté ; un consommateur, tout près de moi, m’apprit que nous étions au cabaret du Simplicissimus. À travers un brouillard de fumée, on pouvait voir une danseuse dressée sur une table. Une femme chantait, quelqu’un déclamait. Et tout cela semblait se mouvoir à la fois derrière le moutonnement paresseux du public. Une seule chose ne bougeait pas : c’était la figure grasse et impassible de la propriétaire de l’endroit, assise devant sa caisse, le visage tué par un terrible maquillage. Je me sentis bientôt suffoquer dans la fumée du tabac et je ne sortis de l’établissement que pour me noyer dans un autre brouillard. Je finis par m’échouer quelque part dans un café de nuit d’un aspect très bizarre, peuplé de longues tables obscures et de personnages absolument fantastiques que je supposai être des artistes, des ouvriers d’usines, des voleurs et autres maroufles de mine suspecte.
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Au petit matin, je retournai chez moi pour chercher mes bagages et régler ma note avec le vieux propriétaire. La dernière vision que j’emportai de ma chambre fut celle du chat gris, que je trouvai mort sur le sofa.
Parvenu à la gare, je pris un billet direct pour Venise. J’arrivais à temps ; justement, le train devait partir bientôt. Je montai dans un wagon de première classe et goûtai, pour la première fois depuis la veille, un bienfaisant repos. Cependant, j’avais toujours la tête pleine des incohérentes images de cette nuit infernale. Par la portière ouverte, on sentait l’air humide et brumeux. Un voyageur d’aspect insignifiant vint s’asseoir en face de moi ; je le regardai un moment avec des yeux indifférents. Le train se mit en marche et, après quelques minutes, je remarquai, avec un véritable soulagement, que nous quittions définitivement la région du brouillard. Comme mes yeux s’étaient fixés plus attentivement sur l’homme qui me faisait vis-à-vis, il me sembla, tout à coup, qu’il me regardait avec un sourire moqueur et familier ; puis, il fit un geste vers moi comme pour me saluer, et je crus entendre qu’il prononçait très bas :
« Oui, oui, à présent, je suis commerçant… »
Je compris que je commençais à devenir fou. Je fermai les yeux. Dans l’obscurité intérieure, – était-ce un rêve, une hallucination ? – j’aperçus le même homme précipité par le train dans une ville où la mort le prenait brusquement à sa femme et à ses enfants…
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Ne pouvant supporter plus longtemps cette vision, je me levai et marchai par le couloir jusqu’à la plate-forme ; encore tremblant d’émotion, je respirai à pleins poumons l’air frais des montagnes. À la station suivante, je vis mon voisin de compartiment passer près de moi ; il me fit de nouveau un léger signe de sympathie avec la tête et descendit du train.
Je repris ma place dans le compartiment. J’étais seul. J’appuyai mon front brûlant dans mes mains. Il ne me restait plus qu’une seule pensée, qu’un seul désir :
« Au soleil ! Au soleil ! Au soleil ! »
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(Franz Hellens, dessins d’André Galland, in Les Annales politiques et littéraires, n° 2176, 8 mars 1925)
« LA PRISON VIVANTE »
gravure sur cuivre
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Le comte de Gabalis condamné par le tribunal des Péris. Frontispice anonyme pour Les Avantures d’Abdalla fils d’Hanif, envoyé par le Sultan des Indes à la découverte de l’Ile de Borico, où est la Fontaine merveilleuse dont l’eau fait rajeunir, traduites en François sur le Manuscrit Arabe trouvé à Batavia par M. de Sandisson [J. P. Bignon], Paris : Pierre Witte, 1712.
Le pic d’Adam, l’une des montagnes les plus élevées du globe après les Andes et les Cordillères, est situé, comme personne ne l’ignore, à vingt lieues de la mer, dans l’île de Ceylan, la Tapobrane des anciens. Les sages du pays, sur le témoignage de quelques vieilles femmes toutes fort discrètes, assurent que ce pic célèbre a été ainsi nommé parce que le premier homme y fut pétri des propres mains du souverain Créateur du monde. Le moine chargé de recevoir les offrandes, partant le plus gros bénéficier de l’île, montre même à fort bon compte aux dévotes des environs l’empreinte du pied d’Adam sur une belle table de basalte placée à l’entrée de son comptoir, c’est-à-dire de la petite chapelle dont il s’intitule, selon l’usage, l’humble desservant.
D’autres prétendent que cette empreinte est celle du pied gauche du grand dieu Budha, l’être par excellence, à qui la pierre sacrée servit, dit-on, de point d’appui, lorsque du haut du pic il s’élança vers les plaines éthérées. Avec la permission de ces dames, et sauf le bon plaisir du révérend père, s’il m’était loisible de porter mes pensées sur des choses aussi saintes, j’oserais prononcer en faveur de cette seconde leçon ; car il me paraît plus conforme aux lois de la dynamique de croire qu’une force compressive assez intense pour empreindre d’une manière visible la forme d’un pied humain sur une table de basalte, convient mieux à un Dieu qui s’élance pour remonter au ciel, qu’à notre père commun, haut d’une toise au plus, mesure d’Angleterre, et dont le poids, quelque athlétiques que fussent ses formes, ne devait guère s’élever qu’à cent kilogrammes, ou plutôt, chiliogrammes, si l’on en croit certains hellénistes. Au reste, il siérait mal à un pauvre religieux tel que moi de chercher à résoudre des questions aussi délicates. Revenons au pic d’Adam.
Cette célèbre montagne, longitude, 98 degrés 20 à 30 minutes, latitude, 5 degrés 55 minutes, est élevée d’environ deux lieues au-dessus du niveau de la mer ; les matelots la distinguent à 40 milles de distance ; son extrémité est de forme pyramidale. Avant d’arriver à sa cime, on trouve une vaste plaine entrecoupée de plusieurs ruisseaux, dont les eaux vives et limpides servent à purifier l’âme des fidèles qui s’y plongent avec amour et syndérèse.
Des groupes d’arbres les plus beaux du monde interrompent avec grâce l’uniformité de cette solitaire et imposante enceinte, autour de laquelle la nature a placé plusieurs vallées pittoresques, qui attirent et reposent voluptueusement les regards du dévot pèlerin. Observez qu’on ne peut grimper à l’extrémité du pic qu’au moyen de plusieurs chaînes de fer que le fermier ecclésiastique du lieu a eu l’usuraire bonté de faire sceller dans le roc ; sans cette sage précaution, il serait impossible de gravir la montagne, tant elle est escarpée. À peine le chemin qui conduit jusqu’à l’extrémité de cette pointe du pic a-t-il une demi-lieue, et néanmoins il est si rude qu’en partant de grand matin du pied de la montagne, on ne peut arriver au sommet que vers deux heures après-midi.
Sur ce sommet, on trouve un magnifique plateau de forme circulaire : son diamètre est de deux cents pas. Vers le milieu, la nature a creusé un autre lac profond, dont les eaux claires et tranquilles ajoutent encore à la solennité du lieu. À gauche, le moine chargé de recevoir les offrandes a fait construire une foule de petites cabanes, et, comme de raison, il les loue fort cher aux pèlerins qui viennent s’y reposer. À droite, se trouve une jolie pagode qui sert en même temps de demeure au saint homme. Sur le faîte de cette pagode est une lanterne qui tourne à tous les vents, et dans cette lanterne logeait depuis plusieurs siècles un pauvre génie du neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millième ordre, c’est-à-dire, environ un million de fois moins imparfait que nous autres orgueilleux humains ; aussi, comme il ne manquait pas absolument d’esprit, était-il si pénétré de son insuffisance et de sa misère, qu’à peine il osait élever timidement ses regards et ses pensées vers les myriades infinies d’essences supérieures à la sienne ; tout génie qu’il était, ces calculs confondaient son intelligence. On assure qu’il avait été relégué là pour ses fredaines ; mais c’est un de ces secrets de cour dont il est sage de ne pas se mêler. Tout ce que je puis vous certifier, c’est que la description que vous venez de lire du Pic d’Adam est entièrement conforme à toutes celles qui se trouvent dans les voyages les plus dignes de foi. J’avouerai cependant que l’existence du génie dans la lanterne tournoyante est une vérité qui n’est connue que de moi seul.
En l’année 1772, vers le soir de la mi-auguste (1), et non de la mi-août, c’est-à-dire deux siècles, moins neuf à dix jours, après la Saint-Barthélemi, époque dont il est bon de rappeler la mémoire aux prêtres, surtout aux politiques, et encore plus aux gouvernés qu’aux gouvernants, comme le disent les procès-verbaux des deux chambres ; dans la soirée, dis-je, du 15 août 1772, un homme de fort bonne mine, et qui paraissait âgé d’environ 35 à 36 ans, vêtu à l’européenne, écritoire au côté, chaperon sur l’épaule, traversait d’un pas lent une des riantes vallées dont j’ai parlé plus haut.
« Mon ami, dit-il à un pauvre chevrier qui, le corps tremblant et courbé sur son bâton, chassait devant lui quelques misérables chèvres, y a-t-il encore bien loin d’ici aux chaînes de fer qui conduisent à la pointe du Pic ?
– Trois quarts de mille, répondit le chevrier, si vous prenez par les routes de traverse.
– Connaissez-vous bien le pays ? demanda l’étranger.
– J’y suis né et j’ai 83 ans.
– Quoi ! interrompit le voyageur, vous n’avez que 83 ans ? Bon jeune homme, conduisez-moi par ces sentiers détournés, et je vous promets une honnête récompense.
– Malappris que vous êtes, s’écria le bonhomme en lui montrant de loin son bâton, avez-vous oublié que le grand dieu Budha vomit de sa bouche l’impie qui ne craint pas d’insulter la vieillesse ?
– Ah! dit le pèlerin en éclatant de rire, il a raison ; on a beau faire, c’est toujours le moi intérieur qui nous sert de point de départ pour ce qui est en dehors de nous-mêmes. »
Et, moyennant quelques pièces d’or, il apaisa la colère du vieillard.
Parvenu sur l’étroit plateau qui forme l’extrémité du Pic, l’homme de 35 à 36 ans s’agenouilla devant la pagode, frappa trois fois la terre de son front, puis joignit les mains, leva les yeux vers le ciel, et prononça certaines paroles mystérieuses que je me garderai bien de vous répéter ici, de peur que quelque oisif ne s’en serve pour faire descendre sur la terre un de ces génies qui n’y apparaissent que rarement, et qui ont bien raison d’en agir ainsi, car on les traite si mal, surtout en France, qu’on finira par les dégoûter de se communiquer aux hommes.
Aussitôt, on entendit des ris immodérés partir de l’un des coins de la lanterne placée en forme de girouette sur le faîte de la sainte pagode ; les ris cessèrent.
« Quoi ! si tôt de retour, mon pauvre Nicolas Flamel ? s’écria une voix dont les accents harmonieux, tamisés dans l’espace, paraissaient appartenir à une essence céleste.
– Si tôt de retour ! reprit avec émotion le dévot pèlerin ; songez donc, monseigneur, qu’il y a juste 356 ans 11 mois 24 jours 11 heures 8 minutes et 20 secondes que je n’ai eu l’honneur de voir votre altesse aérienne.
– Je t’ai déjà dit, reprit la voix, que ces formules de chancellerie allemande n’ont jamais été de mon goût. Je me nomme Zingané, ami de l’illustre Sacar, et je n’aime pas qu’on m’appelle monseigneur…
– Ah ! j’y suis, reprit Nicolas Flamel ; il est question de vous dans un livre que j’ai lu aux Indes, et qui, sous une forme cent fois plus aimable, renferme moins de mensonges que la majeure partie de nos histoires modernes, ou mille et une fictions qu’on nous débite tous les jours avec privilège du roi ; je n’en excepterai pas même celle du petit Lophion, grand homme à brevet, et qui se croit un des plus chers favoris de Clio ; mais, à ne point mentir, et abstraction faite du léger mouvement d’humeur dont je n’ai pu me défendre, il faut convenir entre nous que vous jouez dans ces annales authentiques un assez plaisant personnage. Comment un génie d’esprit tel que vous a-t-il eu la maladroite franchise de confier au pêcheur que vous alliez l’étrangler à l’instant même, par reconnaissance pour le bon office qu’il venait de vous rendre ? Et ce qui est encore plus sot, vous eûtes, dit-on, la bonhomie de vous renfermer de nouveau dans votre prison d’airain, pour satisfaire sa malicieuse curiosité. (2)
– Ma foi ! répondit Zingané, quand on a été prisonnier durant plusieurs siècles dans une marmite, et précipité au fond des eaux, il est bien permis de raisonner parfois tout de travers ; au surplus, je n’ai pas le temps de m’occuper de ces niaiseries, et j’aime mieux que tu m’expliques pourquoi tu as tenu un registre aussi fidèle de chaque instant de ton existence, le tout avec fractions.
– Oh ! génie Zingané, je suis au désespoir.
– Tu me surprends, reprit l’essence céleste. Je t’ai comblé de mes faveurs, je t’ai prodigué l’or et les richesses : déjà tu as accumulé plusieurs siècles sur ta tête, et tu es resté dans toute la vigueur de l’âge, exempt des maladies qui assaillent la pauvre humanité. Ingrat ! et tu oses te plaindre ?
– Pardonne-moi, s’écria Flamel. J’ai quitté ma patrie où je m’étais réfugié ; je suis venu te trouver, et je t’assure que de la petite ville de Pontoise, lieu de ma naissance, il y a bien loin jusqu’au Pic d’Adam.
– Bagatelle ! reprit le génie ; allons, dis-moi ton affaire. Tu sais que j’ai toujours eu, ainsi que mon ami Sacar, un goût particulier pour les histoires.
– Volontiers, répondit l’attristé pèlerin ; mais auparavant, ne pourriez-vous pas me donner la consolation de vous voir ? car enfin il est bon de savoir à qui l’on parle.
– Soit, dit Zingané, lève les yeux et regarde à droite.
– Je ne vois rien, répondit Nicolas Flamel.
– Je le crois bien, tu regardes à gauche. Ah ! continua en riant le génie, depuis que je suis confiné sur la terre, ne voilà-t-il pas que je fais comme ceux qui l’habitent ? j’oublie que la droite de celui qui parle est quelquefois la gauche de celui qui l’écoute. Allons, allons, ne te fâche point : je vais frapper trois coups fort distincts du côté où tu dois diriger tes regards. Eh bien ! que vois-tu ?
– Rien, répondit Flamel, si ce n’est une petite fiole de cristal de forme hexagone, aplatie, et surmontée d’un fort joli couvercle couleur d’azur.
– Et que vois-tu au fond de ce joli vase ?
– Une petite boule bleue singulièrement diaphane et qui s’y promène avec assez de majesté.
– Eh bien, cette petite boule bleue, c’est moi.
– Quelle prédilection vous avez pour les marmites ! s’écria Flamel ; du moins, apprenez-moi ce que vous faites là-dedans.
– Mais, répondit le génie, j’y suis fort à mon aise et j’y ai chaud, malgré la bise glaciale qui règne sur la pointe de ce maudit Pic, que le ciel confonde. Nous autres esprits aériens, nous sommes fort sensibles aux intempéries des saisons, et je suis naturellement très frileux ; de plus, j’y tiens, comme tu vois, fort peu de place ; or, mon fils, c’est ce qu’on a de mieux à faire dans le monde.
– Hélas ! dit en soupirant Nicolas Flamel, loin de me faire petite boule, je me suis fait géant, et ma tête a été en butte à tous les orages ; au lieu de glisser prudemment à travers la vie, et d’imiter ces prévoyants animaux qui effacent avec leurs queues la trace de leurs pas avant de rentrer dans leurs cachettes, j’ai ambitionné les honneurs et les richesses. De simple petit bourgeois de Pontoise, j’ai eu la folie de vouloir m’élever au-dessus de mes concitoyens, et de m’ériger en fondateur : on s’est moqué de moi et l’on m’a persécuté… Vous riez, monseigneur ?
– Foi de génie, on rirait à moins ; tu as été utile, on t’en a puni ; pauvre imbécile, il y a bien là de quoi s’étonner ! c’est l’usage.
– À la bonne heure, dit Flamel; mais il n’est pas donné à tout le monde de s’amuser, comme vous, à faire le rond au fond d’une bouteille.
– Écoutez, Nicolas : les génies mes confrères, et moi en particulier, quoique d’un ordre fort subalterne, nous ne ressemblons en rien à vous autres vers de terre, qui rampez d’un air si gauche sur votre plaisant et informe petit hémisphère. Vous faites consister votre orgueil à vous élever, à vous agrandir ; crimes ou sottises, rien ne vous coûte pour parvenir à ce but risible ; nous, au contraire, nous tendons sans cesse à nous réduire, afin de nous rapprocher le plus possible du grand être, le grand Pan, l’être universel, celui qui envahit l’espace, qui est dans le temps, avant le temps, hors du temps ; car les génies sont sujets, comme tous les êtres créés, à ce que vous nommez mort ou décomposition, c’est-à-dire à la transmutation de nos essences ; lui seul est immuable, éternel.
– Voilà ce qu’on ne m’avait pas dit à l’université, répondit Nicolas Flamel.
– Ni en Sorbonne, répliqua le génie.
– Ils s’en seraient bien gardés, dit tout bas Flamel ; mais, seigneur Zingané, continuez, je vous supplie.
– Soit ; eh bien ! lorsque le souverain créateur m’eût pétri d’une portion de l’arrière-faix d’une comète qui venait de naître, ou, pour m’exprimer comme vos académies, d’une portion de sa chevelure, ma tête était aussi grosse que le Chimboraço : il en résultait que j’avais juste 23 milles 530 toises de haut, ce qui ne laissait pas de faire une assez jolie proportion. Je me souviens même que les génies femelles de diverses castes, tant supérieures qu’inférieures, se prirent à rire, en me considérant depuis la glotte jusqu’à l’extrémité des pieds, et qu’elles se dirent entre elles bien des pauvretés sur cette affaire. Vous voyez que, grâce à la perfectibilité de mon essence, je me trouve réduit à la capacité d’une gobille. Ah ! que ne suis-je grain de millet !
– Voilà une drôle d’ambition, dit Flamel.
– Que veux-tu, mon enfant, répondit la petite boule parlante, les essences finies, quel que soit leur degré de suprématie, sont toutes sujettes aux mêmes passions que vous ; la seule différence, c’est qu’elles sont moins puériles dans leur but et dans leurs motifs ; il n’y a que l’Être infini, le souverain créateur des mondes et des choses qui soit impassible. Ce qui te prouvera, au reste, mieux que tout ce que je pourrais te dire, combien notre nature est misérable, c’est que j’aime les histoires à la folie, excepté seulement celles de ce petit Lophion qui, selon moi, est bien un des plus ennuyeux conteurs de Lutèce la moderne… Allons, faquin, dis-moi toutes tes peccadilles ; surtout sois bref…
– Je vais commencer, » répondit Flamel.
Alors, il tira de sa trousse un énorme rouleau…
« De par le redoutable Éblis, s’écria le génie, me crois-tu donc de force à supporter une épreuve de ce genre ? Songe que je puis mourir ; or, mourir d’ennui, tu conviendras que cela est bien dur pour un génie. Allons, mon fils, laisse ton in-folio dans un des coins de ma lanterne. J’ai à mes ordres quelques esprits subalternes, excellents abréviateurs, comme le sont en général les esprits subalternes ; je te promets de me faire rendre compte quelque jour de ton fatras, pourvu que ce ne soit pas ce petit Lophion qui s’en mêle, quoiqu’à dire vrai il ait toutes les qualités requises pour faire de bons abrégés ; en attendant, réduis-toi, je t’en prie, à l’anecdote. »
Flamel se signa, et, après avoir toussé trois fois, il commença en ces termes :
« Je suis né à Pontoise, vers le milieu du quatorzième siècle, et de parents assez obscurs. À la fois écrivain public, peintre, poète, mathématicien, alchimiste…
– Eh ! bon Dieu, s’écria Zingané, tu parles comme un secrétaire d’académie. Malheureux, que t’ai-je fait ? et ne sais-je pas ta sotte histoire ? Qui ignore que ta collusion avec les juifs persécutés t’a fait gagner plus de cent mille écus, somme énorme pour le temps où ta probité se permit cette légère espièglerie (3) ? Ne sais-je pas aussi qu’afin de colorer ces gains excessifs, tu te fis alchimiste, c’est-à-dire, dupe ou fripon, voire même à la fois l’un et l’autre ? car ces deux manières d’être sont plus rapprochées qu’on ne le pense. Enfin, par la seule force de ton esprit, tu devins un assez habile mathématicien pour ton siècle ; et, nouvel Empédocle, tu passas pour magicien ; tant il est vrai que, par une secrète révolte de votre amour-propre, vous autres hommes avez grand soin de rejeter hors des limites de la nature possible tout ce qui déborde vos limites étroites ! Aussi la vanité, surtout la paresse et la peur, ont-elles enfanté la plupart de vos cultes de lâtrie ; en effet, il est plus commode d’adorer que de raisonner : mais, Dieu me pardonne, je crois que le maraud me prend pour un métaphysicien. Par la mort !… si tu ne commences pas à l’instant même, je vais d’un coup de baguette ressusciter madame Pernelle, et la faire apparaître à tes yeux…
– Miséricorde ! » s’écria Flamel ; et aussitôt il reprit le fil de sa narration.
« Seigneur Zingané, souffrez que je le répète, je suis au désespoir : oui, le jour où, par mes enchantements, je troublai l’ordre de la nature, et vous forçai de m’apparaître, a été le jour le plus funeste de ma vie.
– Le sot, reprit tout bas la petite boule en pirouettant sur elle-même, ne voilà-t-il pas qu’il croit aux miracles ?… Allons, bon homme, poursuis, ton désespoir m’amuse…
– Grand merci, monseigneur, répondit Flamel. Mais qu’il me soit permis de vous le dire, le funeste don de longévité que vous m’accordâtes à mon insensée prière le 22 mars 1418, à trois heures et demie de relevée, époque de ma mort prétendue, est bien le plus fatal présent que Dieu, dans sa colère, puisse faire aux tristes humains. Ô seigneur Zingané, toujours survivre ! quelle affreuse destinée !
– Si je ne t’avais pas averti de demander le privilège de ne point vieillir et d’être exempt des infirmités attachées à ta misérable condition d’homme, où en serais-tu avec tes trois ou quatre siècles qui ne m’ont paru à moi qu’un instant ?
– Ma foi, répondit Flamel, il faut que vous ayez un grand fond de gaieté, pour supporter sans mourir d’ennui, durant tant de révolutions du soleil, le spectacle des impertinences sans nombre dont vous avez dû nécessairement être témoin. Quant au service que vous m’avez rendu, en m’avertissant de demander à être affranchi des horreurs de la vieillesse, c’est bien la peine d’avoir un génie pour conseiller privé, s’il ne vous évite qu’une seule sottise, sur vingt qu’il vous laisse faire tout à votre aise.
– Vous avez de l’humeur, M. Flamel, répondit le génie.
– On en aurait à moins, répliqua le pauvre cosmopolite natif de Pontoise. Hélas ! ajouta-t-il en poussant un profond soupir, j’avais plusieurs enfants, je les aimais avec idolâtrie ; tous sont morts de vieillesse, et je leur ai survécu de près de trois siècles ; mes petits-enfants, mes arrière-neveux, enfin, tous mes descendants jusqu’à la postérité la plus reculée ont disparu de la surface de la terre, et je leur ai survécu ; or, je ne saurais me lasser de le répéter : est-ce vivre que survivre sans cesse ?
Autre tourment attaché à ma triste longévité. J’étais obligé de cacher aux yeux de tous ma tendresse paternelle, même à ceux qui en étaient l’objet. Un jour que je m’étais fait présenter, sous un nom supposé, dans une famille dont la mère descendait en ligne directe de moi et de cette bonne madame Pernelle, qui m’a tant fait enrager durant sa vie, la fille de la maison, jolie blonde du meilleur naturel, et qui était mon arrière-petite-fille au sixième ou septième degré, ne put dissimuler son penchant pour moi ; de mon côté, quoique j’eusse à peine 120 ans, je l’adorais en père : elle était si douce et si touchante ! Je l’accablais des soins les plus tendres ; on prit notre affection mutuelle pour de l’amour. J’avais la réputation d’être fort riche, et je l’étais en effet : ses parents me la proposèrent en mariage ; ne pouvant, comme de raison, consentir à une union aussi monstrueuse, je refusai. On me défendit la maison : le père, qui était un vieux baron suisse, y mit de la hauteur, et joignit l’insulte à la menace ; je rendis injure pour injure ; il m’appela en duel, je le tuai. Il fallut fuir, et mon arrière-petite-fille au septième degré se jeta dans un couvent, où peu de mois après elle mourut de douleur.
Voici une autre aventure qui eut encore pour moi des suites bien fâcheuses. J’étais vivement épris d’une jeune fille dont la beauté faisait grand bruit dans le monde. Je ne vous ferai point ici la description de ses charmes ; car, vous autres essences aériennes, vous êtes nécessairement inaccessibles aux voluptés des sens …
– L’imbécile ! interrompit brusquement le génie, croire que Dieu nous ait frustrés des joies du paradis ! Ah ! le mauvais théologien que ce Flamel ! N’importe, continue.
– Eh bien, reprit le pauvre longévite, comme je me suis toujours piqué d’être fort exact à remplir mes devoirs, et que d’ailleurs j’étais vivement épris de mademoiselle Yolande Frétillon (c’était le nom de ma belle maîtresse), vous le dirai-je ? malgré la dure leçon que m’avait donnée la bonne madame Pernelle tout le temps qu’avait duré notre union, je conçus le téméraire dessein de l’épouser : je la demandai à son père, honnête marguillier de la paroisse Sainte-Geneviève-des-Ardents, dont j’avais rebâti l’église à mes frais, afin de faire cesser de fort mauvais bruits qui couraient depuis quelque temps sur mon compte… Lui, qui me prenait pour un Juif déguisé, me la refusa en termes assez méprisants. C’était la veille de Noël : nous étions assis tranquillement au coin du feu, et, vu la commodité, je détachai un grand coup de pincettes sur les oreilles du beau-père, ce qui acheva de l’indisposer contre moi. Pour comble de disgrâce, mademoiselle Yolande avait un amant, jeune homme de la plus belle espérance, et pour lequel je me sentais une tendresse toute particulière. Cet aimable adolescent trouva mauvais que j’allasse sur ses brisées, et m’écrivit le billet le plus poli du monde, pour m’engager à lui faire, disait-il, l’honneur d’accepter un rendez-vous dans un petit enclos assez voisin de la Bastille. Hélas ! c’était encore un de mes arrière-petit-fils ; le pauvre enfant l’ignorait, car il y avait plus de cent cinquante ans entre nous deux ; mais moi, j’étais au fait, et je me crus obligé, en conscience, de m’excuser le plus civilement qu’il me fut possible. Ce charmant jeune homme prit la chose sur le haut ton, et me traita avec indignité, ce qui fut pour moi un véritable crève-cœur. De son côté, mademoiselle Yolande, mécontente de se voir ainsi privée du plaisir quelle se promettait à entendre répéter par la ville que deux de ses amants s’étaient coupé la gorge pour l’amour d’elle, m’écrivit d’un style fort impertinent.
Je faillis suffoquer de honte et de rage. Dégoûté de ma patrie et de l’Europe, où mille aventures du même genre exposèrent plusieurs fois ma vie et compromettaient journellement mon repos, je me mis à voyager dans les quatre parties du monde. Que de narrations intéressantes j’aurais à vous faire, si vous aviez la patience de m’écouter, et quel dommage que vous ne me permettiez pas de vous lire ce modeste in-folio que je m’étais amusé à composer l’année dernière à Pontoise, durant les longues soirées d’hiver, et cela dans l’espoir que ce petit passe-temps pourrait vous être agréable ! Je croyais que, moderne stylite, et confiné comme vous l’êtes sur un des pics les plus élevés du globe, vous n’auriez rien de mieux à faire que de prêter quelque attention à la foule de remarques également fines et judicieuses que j’ai été à portée de compiler durant ma longue odyssée… Tenez, seigneur Zingané, regardez bien mon manuscrit, il n’a guère plus de douze cents pages, ce qui formerait juste six volumes in-8° ; c’est une bagatelle… »
Aussitôt la petite boule parlante se mit encore à pirouetter sur elle-même : c’était, comme on l’a vu plus haut, le moyen que le génie employait pour exprimer sa désapprobation. Nicolas Flamel, qui ne l’ignorait point, ne se le fit pas dire deux fois, et continua ainsi :
« J’eus beaucoup d’amis, car au fond je suis un assez bon homme ; de plus, j’étais fort riche, ce qui n’a jamais nui à personne ni en amour, ni même, hélas ! en amitié : il est inutile d’ajouter que j’eus encore un plus grand nombre d’envieux. Mais, ce qui était bien pénible, et ce qui devait l’être en effet pour toute âme aimante et sensible, c’est que j’étais obligé de vivre avec mes amis, comme s’ils eussent dû devenir un jour mes ennemis. Mon cœur était sans cesse en proie aux tourments de la défiance.
Durant le cours de trois siècles, et même davantage, je n’ai pas osé rester plus de cinq ou six ans de suite dans les mêmes lieux, quels que fussent les attachements, les intérêts qui me fissent désirer d’y passer ma vie entière. Toujours agité par la crainte que mon immuable visage et ma permanente jeunesse ne trahissent un jour mon secret, j’ai vécu constamment soumis à la nécessité de repousser tout sentiment expansif ou j’ai été déchiré par une défiance amère ; forcé enfin de rompre à chaque instant des liens qui eussent fait le charme de mon existence. Ah! seigneur Zingané, j’ai connu, oui, j’ai connu les tourments de Tantale, ceux de Sisyphe.
Je ne puis vous peindre les angoisses que j’éprouvais, lorsqu’à certains signes non équivoques, ma triste et désolante raison m’avertissait que je commençais à exciter l’inquisitrice curiosité d’un public toujours enclin à la malveillance. Tel jour, me disais-je à moi-même, il faudra quitter, et pour jamais, les objets de mes plus chères affections. Alors, les semaines, les jours, les heures qui précédaient le moment fatal, étaient pour moi une mort anticipée ; il me semblait que je descendais vivant dans la tombe.
Quels nouveaux tourments inconnus au reste des hommes, et qui paraissaient n’être réservés que pour, moi seul dans la nature entière ! Voir mourir de vieillesse mes amis, mes amantes ; aux roses d’une vive et brillante jeunesse, voir succéder et des rides et des infirmités dégoûtantes, souvent pires que la mort, en avoir la prescience non moins funeste que la réalité même !… Je ne pressais jamais une jeune femme entre mes bras sans éprouver un affreux serrement de cœur ; et, près d’un ami, la crainte de ne trouver en lui qu’un traître, ou, en le supposant fidèle, la nécessité de le fuir par prudence, enfin, la certitude de lui survivre, empoisonnaient toutes mes jouissances.
Je ferais glisser sous vos yeux, comme des ombres légères, une foule d’aventures de ce genre, si vous aviez la patience d’écouter la lecture de cet innocent in-folio que j’avais le projet de dédier à votre altesse sérénissime…
– Encore ? interrompit le génie avec humeur.
– Pardon, reprit le tremblant Flamel ; » puis, après avoir toussé pour reprendre haleine, il continua ainsi :
« Je me souviens qu’un jour j’eus la fantaisie de revoir Paris dont j’avais été absent durant près de soixante ans. C’était vers le milieu du seizième siècle, quelques années plus ou moins. J’y avais bâti à mes frais, comme je vous l’ai déjà dit, Saint-Jacques de la Boucherie, Sainte-Geneviève des Ardents, sans parler du cimetière des Innocents, que je fis restaurer, ainsi que plusieurs églises, ce qui faillit m’attirer plus d’une méchante affaire ; car les prêtres que j’y avais établis et dotés ne m’en surent aucun gré, et la horde entière se déchaîna contre moi ; mais laissons ces vulgaires détails, puisque c’est le train ordinaire des choses.
Après avoir jeté un coup d’œil triste sur ma maison, sise rue des Écrivains, près la rue Marivault, j’allai droit à celle de mademoiselle Yolande Frétillon. Je ne me souvenais plus de ses impertinences, et je ne pouvais oublier que je lui avais fait un enfant : ces choses-là attachent quelquefois. J’avisai sur le pas de la porte une petite vieille qui prenait le frais. Elle paraissait courbée sous le poids des années, et s’appuyait sur une canne à crochet ; son chef mal assuré était galamment surmonté d’un petit bonnet à bec, d’où s’échappaient avec économie quelques cheveux de teinte gris-pommelé ; ses mains tremblantes et desséchées étaient recouvertes à moitié de jolies mitaines, dont la pointe angulaire badinait agréablement sur ses doigts couleur de buis ; devant elle flottait, au gré des zéphyrs, un petit tablier de taffetas vert qui descendait à peine jusqu’à ses genoux.
« Ma bonne, lui dis-je, indiquez-moi, je vous prie, l’appartement de mademoiselle Yolande. »
Elle me regarda fixement.
« Eh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, c’est mon cher Nicolas. »
Ce mot me fit trembler ; j’aperçus mon danger et ma méprise. Hélas ! c’était cette jeune espiègle de vingt-deux ans que jadis j’avais aimée à la folie, et qui s’était si cruellement moquée de moi, parce que j’avais marqué une sorte de répugnance à me laisser transpercer la région épigastrique par mon arrière-petit-fils au septième ou huitième degré, lequel se serait acquitté de ce soin le plus innocemment du monde.
Je me cachai, et je fis bien. Cependant, quelques souvenirs fugitifs du célèbre écrivain du cimetière des Innocents circulèrent sourdement dans Paris. On publia que je n’étais point mort, que j’avais trouvé la pierre philosophale, l’élixir de longue vie ; bref, on débita sur mon compte mille sottises, et, soit dit en passant, j’ai valu d’assez bons honoraires à plus d’un charlatan qui se vantaient de tenir de moi certains secrets admirables. Plusieurs personnes, toutes dignes de foi, prétendirent même m’avoir vu, en 1561, studieusement occupé, dans la boutique du libraire Guillard, à corriger les épreuves de mon traité de la transformation des métaux, publié par Jacques Gorri, parisien, attendu que Gorri voulait dire Flamel, que Paris signifiait Pontoise ; ce qui, certes, comme on sait, n’est pas impossible.
Longtemps caché sous la jaquette d’un bedeau de l’église de Saint-Jacques-la-Boucherie, je fus en proie aux incommodités de la misère, car il fallait bien me soustraire aux dangers qu’eût entraînés avec elle la connaissance de ma fatale longévité et de mes immenses richesses. J’avais aussi, à chaque instant du jour, la mortification d’entendre critiquer les monuments dont je m’étais plu à embellir mon ingrate patrie, et de me voir moqué par les bourgeois du quartier des Innocents, ce qui ne laissait pas d’être fort désagréable pour un homme qui, comme moi, avait, par sa somptuosité, brillé à la cour des plus grands rois ; ajoutez que j’avais tourné la tête à plus de vingt filles d’honneur que ces petites irrégularités n’avaient pas empêchées de faire d’excellents mariages, tant il y a de philosophie parmi les courtisans, quoiqu’en disent la Gazette ecclésiastique et le Mercure de France.
Comme je m’étais un peu calmé sur les appas de mademoiselle Yolande Frétillon, depuis que j’avais eu l’honneur de la voir respirer le frais sur le pas de sa porte, avec son petit bonnet à bec, ses mitaines et son tablier de taffetas vert, j’eus bientôt pris mon parti, et je retournai pour la seconde fois me réfugier aux Grandes-Indes, où je restai environ un siècle et demi ; mais toujours errant et fugitif habitant du globe, n’osant me fixer nulle part, étranger dans tous les lieux, sans cesse dévoré du démon de la défiance, genre de faiblesse que notre orgueil décore du beau nom de prudence, et qui s’augmente avec l’âge au lieu de décroître, embrassant toujours avec tristesse, ou du moins avec dégoût, l’avenir des autres. Je faillis mourir d’effroi, en apprenant que ce bavard de Paul Lucas prétendait avoir connu en Asie, vers le commencement de ce siècle, un derviche, mon ami intime, qui racontait de moi et de ma femme Pernelle des choses étonnantes. Ce bon moine affirmait très positivement que, craignant d’être arrêté, j’avais commencé par me mettre en devoir de mourir, ou du moins, d’en faire le semblant, et que tous les médecins y avaient été trompés ; qu’ensuite ma femme, feignant également une longue et douloureuse maladie, s’était un beau matin soustraite à tous les regards, et qu’elle avait atteint les frontières de la Suisse, tandis que, dans Paris, on enterrait une bûche à sa place. À la vérité, quelques pages auparavant, l’honnête voyageur Lucas assurait à ses lecteurs, et de la manière la plus positive, qu’il avait eu dans la Haute-Égypte un entretien particulier avec Asmodée, dans lequel il s’était dit de part et d’autre de fort bonnes choses.
« Hélas ! m’écriai-je, on ne croira point au colloque de Paul Lucas le menteur, avec l’esprit immonde qui étrangla, comme on sait, tous les premiers maris de la jeune Sara, la nuit même de leurs noces. Ce tête-à-tête avec Asmodée sera démenti, surtout par les prêtres, attendu qu’il pourrait y avoir quelque chose à perdre pour eux dans cette historiette, qui apprête tant soit peu à rire à leurs dépens ; mais on croira sans examen à ma résurrection ou à ma longévité, parce qu’il pourrait bien y avoir quelque chose à gagner pour ces messieurs. Le clergé de tous les pays a les bras longs et atteint de fort loin ; car sa puissance repose sur les deux grands pivots de la vie humaine, l’espérance et la crainte. »
De plus, comme on trouve des jésuites partout, il y en avait dans la ville voisine de la bourgade où je m’étais modestement retiré, et le supérieur me paraissait constamment en observation.
La terreur s’empara tellement de tous mes sens que je résolus de partir la nuit même. J’embrassai en pleurant mademoiselle Khousdoul-Zéba, jeune indienne de mœurs très douces, et que j’avais prise à loyer depuis quelques mois. Ses yeux étaient aussi vifs que ceux d’une gazelle, et je lui dois la justice de dire qu’elle était fort tendre dans le tête-à-tête. Je l’enrichis et la mis en état de prendre désormais à loyer autant de jeunes garçons de sa tribu que dans sa sagesse elle jugerait nécessaire pour passer doucement la vie ; puis, je suivis la route de Pontoise, déguisé en fakir, jusqu’au lieu du débarquement, persuadé qu’on n’est jamais aussi ignoré que dans le lieu même de sa naissance. Quoi qu’il en soit, il faut convenir que le trajet me parut un peu long.
Enfin, las de moi-même et de l’amère monotonie des choses de ce monde, ayant appris par la Gazette de Leyde le lieu actuel de votre résidence, je me hâtai de mettre la dernière main au manuscrit dont vous refusez avec tant de barbarie d’entendre la lecture, et je suis venu à pied de la jolie petite ville de Pontoise jusqu’à l’île de Ceylan, sauf toutefois la traversée. J’espérais que cet acte de dévotion et d’humilité, vingt fois plus difficile et plus méritoire que celui des pèlerins qui vont avec des filles de joie visiter Saint-Jacques de Compostelle, me ferait trouver grâce devant vous. Ah ! je le vois bien, c’est cet ennuyeux petit Lophion qui vous a dégoûté de l’histoire.
Pardon, mais souffrez encore un seul mot, continua vivement Flamel, qui s’aperçut que la petite boule parlante était sur le point de se mettre en colère. Je me résume, ô grand Zingané ! ou délivrez-moi du fardeau que dans votre munificence vous avez accordé à mes imprudents désirs, ou donnez-moi la force de supporter les amertumes de cette longue maladie chronique qu’on appelle la vie, ce qui me paraît impossible…
– Le pauvre homme !… » interrompit l’essence céleste.
Nicolas Flamel était resté les mains croisées sur sa poitrine, et les regards baissés vers la terre. Alors, il se fit un grand silence : la nature paraissait muette et attentive. Bientôt, Zingané se tira d’affaire en génie qui savait son monde. On entendit gronder la foudre, et des torrents de lumière inondèrent la cime du Pic ; ensuite, à l’exception de la montagne qui existe encore telle qu’elle était auparavant, tout disparut : la lanterne mobile, la fiole octogone, la petite boule parlante et le longévite Flamel.
Fut-il enlevé au ciel comme Énoch et Élie, en laissant sur la terre son esprit et son manteau ? Ou fut-il précipité dans les enfers, et dévoué aux flammes éternelles, pour avoir fait un enfant à la fille d’un marguillier de Saint-Jacques-la-Boucherie, et pris à loyer une jeune indienne idolâtre, qui croyait méchamment aux huit incarnations de Wichnour et qui se mettait à rire comme une folle, toutes les fois que, pour le bien de son âme, on voulait lui expliquer certains miracles (que je me dispenserai de spécifier ici, vu qu’il ne m’appartient pas de sonder ces féminins mystères) ? Fut-il transporté par le génie dans une région éloignée ? Le verrons-nous reparaître quelque jour sur la terre ? c’est ce que j’ignore. L’usage des génies est d’envelopper de ténèbres la plupart de leurs actes, et même de leurs discours, sauf à passer pour bizarres ; mais c’est un des secrets de la profession.
Une quantité assez considérable de feuilles détachées qui faisaient partie de l’in-folio du pauvre Nicolas Flamel resta sur la crête du Pic ; je dirai même que ces pages furent les seuls témoins de la pieuse station qu’il était venu faire de si loin au pied de la lanterne où s’était blotti depuis un assez grand nombre de siècles le puissant Zingané. Quelques critiques pointilleux, comme en général ils le sont presque tous, me demanderont par quelle aventure ce précieux manuscrit est parvenu entre mes mains. C’est une fort longue histoire : j’en suis fâché ; mais pour ma justification, il faut bien que je vous la conte. Voici le fait.
Ces feuilles furent recueillies par le vieux chevrier dont j’ai parlé plus haut, et il s’en servit pour envelopper d’excellents petits fromages qu’il vendait à fort bon compte à la servante du génie, nommée mademoiselle Zindu-dil. Cette jeune fille, lasse d’attendre son maître chez le Chandagari, ou vedette de la lune, moine licencieux, bien différent de nos moines d’Europe, et qui desservait la petite pagode bâtie au pied du Pic, cette jeune fille, dis-je, s’était retirée dans le royaume d’Ava ou Miamma, qui fait aujourd’hui partie de l’empire du Birman.
Quoiqu’elle ne sût point lire, elle avait obtenu, par sa gentillesse, l’emploi de première lectrice chez une des maîtresses du chef des Rhahaans, religieux consacres à Budha, et qui tous font un vœu si rigoureux de chasteté que la moindre incontinence d’un de ces pieux solitaires entraînerait l’expulsion du kioum ou monastère. Cette jolie vierge, qui se nommait Kusbii, mot que je me garderai bien de traduire en français, était la plus franche espiègle de toute la presqu’île : elle aimait à la folie les histoires de revenants, et la jeune Zindu-dil avait fait, sous son vieux génie, de sérieuses études en ce genre.
Vu ma qualité de théologien en titre d’office des femmes de chambre d’une grande princesse du Birman, heureusement convertie à la foi chrétienne par un des dignitaires de l’ordre des frères prêcheurs inquisiteurs pour la foi, auquel j’ai l’honneur d’appartenir, j’avais de fréquents rapports avec le saint ecclésiastique dont je viens de parler, c’est à-dire avec le chef des Rhahaans : il poussait même la familiarité jusqu’à me mener souper une fois par semaine chez sa jeune et folâtre maîtresse. Là, on n’épargnait ni le vin de Schiras ni les bons mots, et il faut avouer que nous y jouissions d’une grande liberté.
Dans un de ces honnêtes épanchements auxquels les bonzes de l’Inde se livrent assez volontiers lorsqu’ils soupent ensemble chez des filles, j’avoue que, pour me mettre à l’unisson, je ne pus m’empêcher de faire les yeux doux à la petite Zindu-dil. Elle en fut si reconnaissante qu’elle me fit présent des feuilles que lui avait remises le vieux chevrier, et que, sans doute par une inspiration divine, elle avait apportées de l’île de Ceylan jusqu’au Birman. Je reconnus visiblement le doigt de Dieu dans cette affaire. Vous le dirai-je ? il ne m’en coûta que deux baisers que je ne pouvais décemment refuser à cette jeune innocente, vu l’exigence du cas.
Sitôt mon retour en Europe, je n’aurai rien de plus pressé que de faire jouir le public de ce précieux manuscrit, toutefois après en avoir obtenu la permission de mes supérieurs. J’en destine le produit à l’entretien de deux jeunes demoiselles de bonne famille que j’ai soustraites à leurs parents, vu qu’ils leur donnaient d’assez mauvais exemples ; aussi ai-je soin de les tenir cachées au fond de deux faubourgs de Paris fort éloignés l’un de l’autre ; le tout, afin de ramener ces pauvres filles dans les voies du Seigneur. J’espère que Dieu me bénira pour cette œuvre pie. En attendant, voici l’épigraphe que le pauvre longévite Flamel avait placé en tête de son manuscrit :
« Ô homme ! adore la nature,
et soumets-toi… »
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(1) On sait que M. de Voltaire, qui a substitué le mot impasse à cette locution malhonnête, cul-de-sac, nom d’une rue courte et sans issue, a voulu également substituer le mot auguste au mot août, qui n’en est qu’une contraction velche, c’est-à-dire barbare. J’observerai que cette innovation est, à parler plus exactement, une restitution que ce grand homme a faite à notre langue, car on lit dans le roman de Brut ou du Brut, manuscrit du 13e siècle, folio 81, colonne 2 , et folio 84, V°, colonne 2, les mots agust, august, pour août. (Note de l’Éditeur.)
(2) Voyez Mille et une Nuits, tom. Ier., Histoire du Pêcheur et du Génie. (Note de l’Éditeur.)
(3) Plusieurs historiens ont révoqué le fait en doute. Voyez Déclarations du roi Charles VI, 17 septembre 1394, – 2 mars 1395, – 30 janvier 1397 ; – et Essais sur Paris, par Saint-Foix, tom. 1er, p. 108 et suiv. (Note de l’Éditeur.)
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(Charles de Pougens, Contes du Vieil Ermite de la vallée de Vauxbuin, tome Ier, Paris : Th. Desœr, libraire,1821)
Il y a quelque temps que je vous parlais d’un événement singulier arrivé dans un château, à propos d’un fils qui, pour se rendre maître du bien de son père, l’avait renfermé dans un souterrain et fait passer pour mort. Voici une aventure à peu près semblable, quoiqu’émanée d’une cause différente. Si la vérité peut ajouter quelque mérite à ce récit, il doit l’avoir à nos yeux, car je connais les personnages qui vont y figurer.
Une dame va à la campagne chez une intendante de ses amies ; celle-ci lui fait beaucoup d’accueil, lui témoigne beaucoup de plaisir à la voir.
« Cependant, dit-elle, je me trouve fort embarrassée ; je ne sais trop où vous coucher, nous n’avons qu’un appartement au fond d’une galerie, éloigné du corps de logis que j’habite, et je ne vous cacherai point que personne ne veut l’habiter ; on parle de revenants qui se plaisent à y apparaître ; je ne crois guère à cette folie, mais je suis bien aise de ne vous laisser rien ignorer. Si vous le voulez, vous coucherez plutôt dans ma propre chambre. »
L’amie, comme bien vous pensez, ne voulut pas gêner à ce point l’intendante, et, en femme forte, elle préféra de braver les esprits.
La voilà, le soir, conduite dans l’appartement si redouté ; elle se couche, s’endort, se réveille bientôt entendant du bruit, entrouvre son rideau et voit près du feu, qui était couvert, une petite figure épouvantable couverte de poils et ressemblant assez à ces magots de la Chine ; elle éparpille les cendres avec des espèces de griffes, et ensuite elle se couche, blottie comme un lapin, tout près du foyer.
La dame ne revenait point de sa surprise, on peut même dire de sa frayeur. Mais elle est bien plus saisie d’effroi quand elle voit la petite figure quitter le feu, s’approcher du lit, y monter et s’y coucher sans façon. La dame se rapetisse autant qu’il lui est possible, se serre dans la ruelle et ne laisse pas échapper un soupir. Après trois ou quatre heures, le monstre se relève et quitte l’appartement ; la dame effrayée tâche de rappeler ses forces et se traîne jusqu’à son amie ; elle n’est pas entrée dans la chambre qu’elle perd entièrement connaissance.
Revenue à elle, elle raconte le sujet de son trouble ; elle apprend que cette petite figure était la mère de l’intendante, qui, à près de 70 ans, était devenue folle à lier ; on la tenait renfermée, la négligence du domestique qui la gardait avait occasionné apparemment cette aventure. La vieille femme avait trouvé la porte ouverte et s’était échappée pendant le sommeil de son gardien.
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(in Anecdotes échappées à l’Observateur anglois et aux Mémoires secrets, en forme de correspondance ; pour servir de suite à ces deux ouvrages, tome second, Londres : Chez John Adamson, 1788)
L’enfant commençait à peine à parler qu’on rivait ses fers ; filles et garçons jouaient en boitant comme des forçats. Évidemment, c’était pitoyable à voir, douloureux à supporter surtout dans la jeunesse, mais les adultes eux-mêmes, outre qu’ils étaient assez mal assurés sur leurs jambes, souffraient d’ulcères.
Jack avait atteint sa dixième année quand de nombreux étrangers commencèrent à parcourir la région. Il les vit s’avancer légèrement le long des chemins ; il en fut étonné.
« Je me demande, se dit-il, comment ces étrangers peuvent avoir une démarche aussi vive alors qu’il nous faut traîner notre entrave.
– Mon cher enfant, riposta son oncle le Catéchiste, ne te plains pas ; seule cette entrave rend la vie digne d’être vécue. Nul n’est heureux, nul n’est bon, nul n’est respectable s’il n’est entravé comme nous. Et puis, laisse-moi te le dire, tes propos sont dangereux. Plains-toi de tes fers et la chance t’abandonnera. Si jamais tu les enlevais, la foudre t’anéantirait sur-le-champ.
– Et il n’existe pas de foudre pour les étrangers ?
– Jupiter est plein d’indulgence pour ceux qui sont plongés dans les ténèbres.
– Ma parole ! Je me demande si je ne préférerais pas un peu moins de bonheur. Né dans les ténèbres, je marcherais aujourd’hui librement. Il n’y a pas à dire ! Les fers ont leurs inconvénients : l’ulcère est chose douloureuse.
– Oh! tu ne vas pas envier les païens ? Quel triste sort est le leur ! Pauvres âmes ! Si seulement elles connaissaient la joie de porter des fers ! Oh oui ! pauvres âmes ! mon cœur saigne pour elles ! Mais, à vrai dire, vois-tu, ces païens sont vils, odieux, insolents, mal conformés ! Bêtes puantes, ils n’ont rien de proprement humain. Qu’est l’homme, en vérité, lorsqu’il est dépourvu de fers ? Tu ne saurais prendre trop de précautions pour les approcher ou leur parler. »
À la suite de cette conversation, l’enfant ne croisa plus sur sa route un de ces êtres dépourvus d’entraves qu’il ne crachât sur lui ou ne l’injuriât ; ainsi faisaient d’ailleurs tous les gamins du pays.
Un jour, – il avait alors quinze ans, – il se rendit dans la forêt. Il souffrait de son ulcère. La journée était splendide, le ciel bleu ; les oiseaux chantaient. Mais Jack, lui, tenait son pied dans ses mains. Soudain, un chant nouveau retentit ; on eût vraiment dit un chant humain s’il n’avait pas été si joyeux. Des pas résonnaient sur le sol. Jack écarta les feuilles : un garçonnet du village sautait, dansait, chantait pour lui-même au centre d’un vallon verdoyant ; sur l’herbe, près du danseur, gisait son entrave.
« Oh ! s’écria Jack, tu as retiré tes fers !
– Pour l’amour de Dieu, n’en dis rien à ton oncle !
– Tu crains mon oncle et tu ne crains pas la foudre ?
– Balançoires ! Contes pour les enfants ! Nous sommes nombreux à venir danser des nuits entières dans les bois. Nous ne nous en portons pas plus mal. »
La découverte qu’il venait de faire jeta Jack dans un océan de pensées nouvelles. Enfant sérieux, il ne songeait personnellement pas à danser. Il portait ses fers en homme et soignait son ulcère sans se plaindre. Pour cette raison même, il n’aimait pas à être trompé ni à voir tromper autrui. Désormais, il prit l’habitude d’attendre les voyageurs païens au crépuscule, dans des endroits peu fréquentés de la route, pour leur parler sans témoins ; se prenant d’affection pour leur interlocuteur occasionnel, les étrangers lui firent d’importantes révélations.
Le port des fers, disaient-ils, ne résultait nullement des ordres de Jupiter. C’était l’œuvre d’un être blafard, un sorcier de la région qui habitait la Forêt du Temps Jadis. Tout comme Glaucus, il changeait de forme, mais on pouvait aisément le reconnaître car, si on le contrariait, il gloussait comme un dindon. Il avait trois vies ; le troisième coup qui l’atteindrait l’achèverait ; alors la Maison des Sorcelleries disparaîtrait, les fers tomberaient, les villageois, se prenant par la main, gambaderaient, tels des enfants.
« Mais chez vous, qu’en est-il ? » demandait Jack.
Cette question, d’un commun accord, les voyageurs la laissaient sans réponse. Jack en conclut qu’il n’y avait pas de contrée entièrement heureuse ou que, s’il en était une, ses habitants ne la quittaient pas, ce qui, après tout, se conçoit.
Cependant, l’histoire des fers pesait sur son esprit. Il avait constamment sous les yeux la claudication des enfants. Les gémissements de ceux qui pansaient leurs ulcères le hantaient. Finalement, il se persuada qu’il était né pour les libérer.
On pouvait voir au village une épée lourdement forgée qui avait été façonnée sur l’enclume de Vulcain. On ne s’en servait que dans le Temple ; encore n’employait-on que le plat de la lame. Elle pendait à un clou près de la cheminée du Catéchiste.
Une nuit, Jack se leva de bonne heure et s’empara de l’épée ; dans l’obscurité, il sortit de son logis et du village.
Toute la nuit, il erra à l’aventure ; au jour, il aperçut des étrangers qui se rendaient aux champs. Il leur demanda où il trouverait la Forêt du Temps Jadis et la Maison des Sorcelleries. Tandis qu’un d’eux lui indiquait le Nord, l’autre lui montrait le Sud ; Jack comprit qu’on le bernait. Aussi, à tout homme qu’il interrogeait, il présenta la brillante lame nue. Les fers résonnaient à la cheville du passant : c’était eux qui répondaient : « Tout droit ! » Mais le passant dont les fers parlaient crachait sur Jack, le battait, lui jetait des pierres lorsque le jeune homme reprenait sa marche ; c’est ainsi que Jack eut la tête fêlée.
Il atteignit la forêt, dans laquelle il pénétra, découvrit une maison dans un endroit creux où poussaient les champignons. Les arbres s’enchevêtraient ; montant du marécage, des vapeurs enveloppaient la place comme d’une fumée. Joli logis, plein de coins et de recoins. Certaines parties étaient aussi anciennes que les montagnes, mais d’autres dataient de la veille. Nulle n’était achevée. La maison était ouverte à tous les vents ; on y pouvait pénétrer de n’importe quel côté. Cependant, elle était bien entretenue ; la fumée sortait de toutes les cheminées.
Jack entra, circula dans des pièces partiellement meublées et, en somme, habitables. Dans chacune d’elles, un feu brûlait auquel on pouvait se chauffer, une table était dressée, à laquelle on pouvait se nourrir. Il ne vit pas une créature vivante, seulement quelques corps embaumés.
« Voilà une demeure hospitalière, se dit Jack. Le sol, pourtant, doit être peu solide ; la maison tremble au moindre pas. »
Il était là depuis quelque temps lorsqu’il eut faim. Il examina les vivres ; d’abord, il éprouva quelque crainte, mais il tira son épée. Au reflet de la lame, les mets lui parurent sans danger. S’armant de courage, il s’assit, mangea et se sentit plus dispos de corps et d’esprit.
« Il est étrange de découvrir dans la Maison des Sorcelleries une nourriture aussi saine, » pensa-t-il.
Il n’avait pas quitté la table lorsqu’entra un être à la ressemblance de son oncle. Il eut peur parce qu’il avait dérobé l’épée, mais l’oncle, qui ne s’était jamais montré plus aimable, prit place à son côté, le loua de s’être emparé de l’arme. Ils n’avaient pas jusqu’à ce jour ressenti autant de plaisir à être ensemble. Jack était plein de tendresse pour lui.
« C’est magnifique, dit l’oncle, d’avoir pris l’épée et d’avoir pénétré dans la Maison du Temps Jadis : belle idée, brave action ! Mais maintenant, tu es heureux ; nous pouvons rentrer dîner bras dessus, bras dessous.
– Oh ! non, certes ! Je ne suis pas encore satisfait.
– Eh quoi ! ne t’es-tu pas chauffé au foyer ? Cette nourriture ne t’a-t-elle pas réconforté ?
– Les mets sont sains, je le reconnais ; tout de même, cela ne prouve pas que l’homme doive porter des fers à la jambe droite. »
Sur ce, le simulacre de l’oncle gloussa comme un dindon.
« Par Jupiter ! s’écria Jack, serait-ce le sorcier ? »
Sa main hésita ; il sentit le cœur lui manquer à cause de l’amour qu’il portait à son oncle ; pourtant, levant l’épée, il en asséna un coup sur la tête du simulacre qui, poussant un grand cri avec la voix de l’oncle, s’écroula sur le sol. Une petite forme blanche, anémique, s’envola hors de la salle.
Ce cri emplit les oreilles de Jack, dont les genoux s’entrechoquèrent ; sa conscience lui adressa des reproches. Pourtant, il s’estima plus fort ; le désir de prendre le sang de cet enchanteur se glissa dans ses os.
« Si je veux que les fers tombent un jour, pensa-t-il, je dois aller jusqu’au bout. Quand je rentrerai au logis, je trouverai mon oncle en train de danser. »
Il se mit donc à la poursuite de la forme anémique. En route, il rencontra l’image de son père, fort irrité, qui invectiva contre lui, le rappela à ses devoirs, lui intima l’ordre de rentrer au logis pendant qu’il en était temps encore.
« Car il est encore temps, dit-il, sois à la maison au coucher du soleil, tout sera oublié.
– Dieu le sait, dit Jack ; je crains votre colère. Tout de même, elle ne prouve pas que l’homme doive porter des fers à la jambe droite. »
Sur ce, l’image de son père se mit à glousser comme un dindon.
« Ciel ! s’écria Jack, encore le sorcier ! »
Il sentit qu’en ses veines son sang revenait en arrière et que ses articulations refusaient de lui obéir en raison de l’amour qu’il portait à son père. Pourtant, levant l’épée, il l’enfonça dans le cœur du simulacre, qui poussa un grand cri avec la voix de son père et s’écroula sur le sol ; une petite forme blanche et anémique s’envola hors de la salle.
Ce cri emplit les oreilles de Jack, dont l’âme s’assombrit, mais aussitôt une fureur le saisit.
« Voilà, se dit-il, que j’ai fait ce à quoi je n’ose même pas penser. J’irai jusqu’au bout ou je périrai. Et quand je rentrerai au logis. Dieu fasse que tout cela soit un rêve, que je trouve mon père en train de danser. »
Il repartit à la poursuite de la forme anémique qui s’était enfuie. En route, il rencontra l’image de sa mère en larmes.
« Qu’as-tu fait ? gémit-elle, qu’as-tu fait ? oh ! reviens à la maison : tu peux être rentré à l’heure du coucher, avant d’avoir fait plus de mal, à moi et aux miens ! N’est-ce pas assez d’avoir frappé mon frère et ton père ?
– Mère chérie, ce n’est pas eux que j’ai frappés, mais l’enchanteur sous leur forme. Les eussé-je frappés, cela ne prouverait tout de même pas que l’homme doive porter des fers à la jambe droite. »
Sur ce, le simulacre gloussa comme un dindon.
Il ne sut jamais comment il avait fait, mais du tranchant de l’épée, il fendit en deux le simulacre qui, poussant un grand cri avec la voix de sa mère, s’écroula sur le sol. À cette chute, la maison s’envola au-dessus de la tête de Jack, qui se retrouva seul dans les bois, les fers détachés de sa jambe.
« Bon ! dit-il, maintenant, l’enchanteur est mort et voici que les fers sont tombés. »
Mais les trois cris retentissaient dans son âme et, pour lui, le jour s’était changé en nuit.
« Triste affaire ! pensa-t-il ; allons ! quittons la forêt. Voyons le bien que j’ai fait. »
Il fut sur le point de laisser là ses fers, mais, au moment de se mettre en route, il changea d’idée. Il se baissa, les prit, les serra sur son sein.
Comme il marchait, le rude métal l’écorchait ; sa poitrine saigna.
Quand, sorti de la forêt, il eut regagné la grand’route, il vit des hommes qui rentraient des champs ; ils n’avaient plus de fers à la jambe droite, mais voici qu’ils en avaient à la jambe gauche !
Jack leur demanda ce que cela signifiait. Ils répondirent que telle était la nouvelle mode : on avait découvert que l’ancienne était une superstition. Il les examina de plus près. Ils avaient un nouvel ulcère à la cheville gauche ; à la jambe droite, le vieil ulcère n’était pas encore cicatrisé.
« Dieu me pardonne ! s’exclama Jack ; je voudrais être à la maison. »
Chez lui, il trouva son oncle la tête fendue, son père frappé au cœur, sa mère tranchée par le milieu. Alors, s’asseyant dans le logis désert, il pleura sur leurs corps.
Morale
L’arbre est vieux, le fruit est bon,
la forêt vieille et touffue.
Bûcheron, ton courage est-il grand ?
Prends garde ! La racine enlace
le cœur de ta mère et les os de ton père
et, comme la mandragore, gémit quand on l’extirpe.
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(R. L. Stevenson, The House of Eld, traduit par Henry Borjane, in Revue politique et littéraire, n°14, 18 juillet 1931)