Romain Roux avait trente-cinq ans sonnés quand parurent ses Contes de la Nuit. Ce n’était point son premier livre, mais aucun, jusqu’alors, n’avait connu le succès de celui-ci… Au fait, qu’était-ce au juste que ces fameux contes ? – Tout de suite, sur la foi du titre, on imaginait des récits extraordinaires, des cauchemars hallucinants peuplés de fantômes, d’oiseaux, de ténèbres, et, là-dessus, la pâleur d’une lune romantique. Et l’on ne se trompait guère, encore que, par leur réalisme aigu, ces histoires fussent très éloignées des élucubrations frénétiques des écrivains de l’école de 1830. – Ce qu’avait voulu réaliser Romain Roux, c’était, en quelque sorte, la photographie des rêves. Avec une volonté jamais lasse, il avait émondé de son œuvre tout ce qui aurait pu lui donner le moindre aspect d’invention. Les hallucinations de cette quasi-folie qui nous possède lorsque nous dormons, il en avait noté toutes les nuances, toutes les phases sans y rien changer. Parcelle à parcelle, il était arrivé à les reconstituer, à nous en donner l’intégrale impression et à nous faire éprouver à l’état de veille les mêmes sensations de terreur ou d’exhilarante joie. – Comment, par quel étrange caprice d’imagination, par quel hasard l’idée d’un pareil livre avait-elle pu naître dans le cerveau d’un écrivain conscient ? – Caprice, hasard ! En vérité, lorsqu’il y réfléchissait, Romain Roux trouvait à son œuvre une origine plus profonde, plus logique, et, aussi, moins spontanée. En s’analysant, et en s’efforçant de déchiffrer les plus effacés de ses souvenirs, il apercevait en lui un très ancien fond de mystère et de terreur. C’étaient des sensations de l’enfance, de terribles frayeurs, des cauchemars dont il avait le souvenir précis ; il suffisait qu’il s’y attardât un moment pour ressentir en son âme des transes semblables à celles qu’il avait ressenties jadis.
Et il résumait sa pensée en disant, moitié sérieux, moitié souriant : « Mon maître en littérature hoffmannesque, ç’a été le cabinet noir ! » – Le cabinet noir, rien que d’y songer, cela lui donnait des petits frissons et comme des étourdissements d’épouvante.
D’un bond, trente années étaient franchies ; il se revoyait, gamin de cinq ans, turbulent, braillard, paresseux, mais pas méchant. Ses parents étaient sévères, son père surtout : pour un oui, pour un non, pour moins que peu, les taloches pleuvaient serrées. Et souvent, trop souvent, hélas ! il était livré, malgré ses cris et ses supplications, aux monstres du cabinet noir…
Maintenant, tout cela était loin ; l’écheveau du passé s’embrouille facilement, tout se fond, se confond, les faits avec les faits, les années avec les années, les douleurs et les joies…
À dater de la publication de ses Contes de la Nuit, une nouvelle vie avait pour ainsi dire commencé pour Romain Roux.
De toutes parts, les offres de collaboration arrivaient. Ce qu’il dut écrire d’histoires extraordinaires, de contes fantastiques !… Au début, ce fut un jeu : du papier bien blanc, une bonne plume, quelques heures de travail, – le conte était achevé. Mais les sujets s’épuisent, la pensée se fait lente, la fatigue vous prend… Écrire devient alors un supplice. Romain Roux connut tout cela. Il ne capitula pas. Ce surmenage, cependant, avait une répercussion des plus fâcheuses sur sa santé. Déjà il était devenu d’une nervosité extrême, avec des sautes d’humeur inconcevables. Enfant, il avait eu beaucoup de mal à se défaire de tics de toutes sortes : clignements d’yeux, plissements de nez, contraction de la bouche. Et voici que tous ces tics réapparaissaient un à un. Dans la rue, il allait le regard perdu dans sa rêverie, sans rien voir, les jambes tendues par brèves saccades, balançant les bras mécaniquement. Chose plus grave, il avait perdu presque complètement le sommeil. Et puis, à force de créer de la terreur, du fantastique, il en était arrivé à voir du surnaturel ou du mystérieux partout. Cela tournait à la maladie. Il avait des frayeurs subites qui le mettaient dans un véritable état d’affolement ; le moindre bruit le faisait sursauter.
C’était surtout la nuit que ces frayeurs s’emparaient de ses esprits ; alors, il restait accoudé sur son lit, la sueur au front, les yeux dilatés, l’oreille tendue, n’osant ni respirer ni remuer.
*
Une grande pièce carrée. Dans un angle, un vaste bureau encombré de brochures. Une lampe électrique brûle sous un épais abat-jour vert. C’est une lumière éclatante sur quelques livres, sur une feuille de papier blanc, et puis, dans la large pièce, il règne une intime et douce demi-obscurité.
À peine si on aperçoit les rayons chamarrés d’une bibliothèque, un tableau sous verre qui miroite. Romain Roux travaille. Rapide, sa plume court sur le papier. Un feuillet rempli, vite il le pousse devant lui et, sans perdre une seconde, en commence un autre. Il se presse, il se presse… la main n’arrive pas à suivre la pensée. En pleine possession de son sujet, dans le feu de la composition, Romain Roux vit dans une sorte d’hallucination, dans une sorte de fièvre créatrice. Il est transporté hors de lui-même, au milieu des décors qu’il a imaginés ; il se mêle aux personnages qui sont nés, sortis vivants de son cerveau ; il les voit aller, venir, il les entend parler. Et, par un absolu oubli de sa propre personnalité, et par une sorte de choc en retour, les sentiments qu’il leur prête deviennent siens tour à tour, selon qu’il s’identifie avec l’un ou l’autre de ses héros. Il se réjouit de toutes leurs joies ; il souffre de toutes leurs douleurs ; il vibre de toutes leurs passions jusqu’au plus profond de son être. Ses yeux brillent d’une étrange flamme, ses joues sont brûlantes ; à ses tempes, les veines sont gonflées, son front est en sueur, sa main tremble. C’est qu’il est agité, bouleversé, angoissé du drame épouvantable qui se déroule devant ses yeux, un effroyable drame de terreur où va sombrer la raison et la vie d’un homme. Agonie tragique d’un malheureux qui lutte avec désespoir contre d’étranges monstres. Et Romain Roux, tout à cette lutte désespérée, éprouve en son être des transes dont son cœur est oppressé jusqu’à la douleur. La fiction et la réalité se confondent en son esprit halluciné. Il souffre, il s’affole… Les monstres qui se ruent après son personnage, est-ce qu’ils ne viennent pas rôder autour de son bureau ? Ce bruit, derrière lui !… Ce souffle dans ses cheveux !… Ce frôlement sous la table !… Mais non, mais non, ce n’est pas vrai, il se trompe, il n’a rien entendu, il n’a rien senti. Ce n’est pas vrai. Et, pourtant, qu’est-ce donc encore qui bute contre son genou ?… Une petite sueur froide mouille ses aisselles. Il voudrait reculer son fauteuil, regarder sous la table ; il n’ose pas. Cependant, il ne peut pas rester ainsi : il faut savoir. Alors, il porte la main vers son genou, il glisse rapidement sa main sous la table. Ah ! un corps mou, quelque chose de visqueux et de froid a touché ses doigts.
Avec un cri, Romain Roux s’est dressé.
Maintenant, tout autour de lui, c’est une théorie de monstres, pareils à ceux qui, quelques instants avant, assaillaient le héros de son conte fantastique. De partout, de partout, des meubles et des murailles, il sort de ces monstres informes et répugnants, gélatineux, gluants, diaphanes, semblables à des poulpes de mer, à de petites pieuvres glaireuses : ceux-ci sont verts, ceux-là rouges ; d’autres ont l’aspect hideux des chairs mortes qui ont séjourné dans l’eau. Il y en a de toutes tailles et de toutes formes, les uns pointus, les autres ronds. Les plus grands ressemblent à des obus auxquels on aurait mis des bras et des jambes – mais des bras et des jambes à peine plus longs qu’un doigt ! Les plus petits, légèrement ovales, ont la grosseur d’un ongle. Sans membre aucun, blancs, avec, au centre, un point noir et brillant, on dirait des yeux, une multitude d’yeux de nègres arrachés de leurs orbites et roulant dans l’espace vertigineusement. Certains, gros comme un œuf, tout hérissés de pointes, ont l’air de prodigieux marrons. D’autres, encore, sont jaunes et ronds comme des oranges ; une énorme bouche les fend en deux et, lorsqu’ils tournent dans l’air, formant des sarabandes effrénées, un sifflement rauque sort de cette bouche de grelot, lugubrement.
Au milieu de ce grouillement d’êtres, Romain Roux se débattait.
Pris d’une sorte de rage, les monstres s’acharnaient après lui, s’agrippant à ses vêtements, tirant ses cheveux, lui crachant à la face. Pour leur échapper, il courait comme un fou par la chambre, fuyant à droite, fuyant à gauche, abattant à coups de poing, à coups de pied, les plus acharnés, s’armant des chaises, des coussins, des statuettes de bronze, des livres même… Mais il avait beau frapper, les monstres ne diminuaient pas. Partout où il allait, ils le suivaient, l’entouraient, l’acculant dans les coins. Les plus gros, ceux qui avaient des mains, se pendaient à ses jambes pour l’empêcher de fuir ; d’autres passaient sous ses bras, s’introduisaient dans ses manches : il en trouva dans les poches de son pantalon qui le pinçaient au sang. Les plus petits tournaient autour de son cou, véritable collier vivant. Il en vint qui se collèrent à ses joues, à ses oreilles, à son front. Et, lorsqu’il en avait écrasé un, il en arrivait dix autres.
En fuyant, Romain s’embarrassa dans le fil électrique ; la lampe s’éteignit. Alors, dans la nuit, tous les monstres apparurent lumineux : les uns étaient pâles comme des âmes, les autres éclatants comme des globes de feu. On aurait juré que des centaines, des milliers de lanternes japonaises se mouvaient dans l’obscurité, tourbillonnant en tous sens, formant de vertigineuses rondes phosphorescentes.
Romain Roux s’était évanoui.
Le lendemain matin, on le trouva blotti dans un coin. Autour de lui, les chaises, les tables, les fauteuils, les livres formaient une véritable barrière.
« Eh bien, mon ami, dit le médecin qu’on avait été chercher en hâte, vous ne pouvez pas rester ainsi. Voyons, venez avec moi. »
Romain se dressa, hagard et menaçant. Il fallut s’en rendre maître par la force. Trois hommes l’emportèrent, le traînèrent plutôt, car il se débattait désespérément, s’accrochant à tous les meubles.
Et comme le médecin cherchait à le calmer, en lui assurant qu’on ne voulait pas lui faire de mal :
« Si, si ! hurla-t-il ; je vous connais, vous et les autres ; vous êtes les mauvais esprits de la nuit et vous venez me chercher pour me conduire au cabinet noir… Mais je ne veux pas, non, je ne veux pas… laissez-moi… Assassins ! Assassins ! »
Conte primé au Concours littéraire du Journal.
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(Alphonse Séché, in Le Journal, dix-huitième année, n° 6084, lundi 24 mai 1909 ; Hans Baluschek, « Der Spiritualismus, » fusain et craie sur papier, 1892)