« Pardon, me répondit vivement l’honorable Harry W. Sapor, chief-director de la Patent Office de Chicago (U. S. A.), que j’avais eu la curiosité de visiter avant mon départ d’Amérique, nous n’examinons point si les demandes de brevet correspondent à des réalisations. Réaliser, qu’est-ce que cela signifie ? L’idée est tout ; la matérialise ensuite qui peut ! Aussi, chez nous, la délivrance d’un brevet n’est-elle que l’enregistrement d’une application nouvelle : le reste regarde son inventeur. »

Il parlait encore que la porte s’ouvrit pour laisser entrer un petit homme sec, raide, le visage entièrement rasé et coiffé d’un sombrero aux ailes en bataille.

« Je désirerais, dit-il en pur français, faire breveter un moyen de marcher sur les nuages sans le secours d’aucun appareil. »

D’un bond, je fus debout. Poussé par un irrésistible mouvement de curiosité, je ne songeai pas même que je pouvais me trouver en présence d’un fou. Je me précipitai vers mon compatriote.

« Monsieur, haletai-je, vous pouvez marcher sur les nuages ?

– Je le puis, me répondit-il tranquillement.

– Sans machine ?

– Les mains dans mes poches… et j’en ferai demain l’expérience officielle. Vous serait-il agréable d’y assister ?… »

Et ce fut ainsi que, le lendemain, je me trouvai en compagnie d’Harry W. Sapor dans l’immense plaine de Tanana (great Tanana), où nous avaient précédés quatre délégués de l’Hydrolic Institute.

Le lieu, quant au reste, était admirablement choisi ; nous nous trouvions dans une pampa fermée par un tour d’horizon complet, sans saillies interposées.

Tandis que les savants, en groupe, discutaient sur la possibilité d’une pareille découverte, je regardais le ciel clair où passaient des nuages épais et mœlleux.

De temps en temps, le soleil plaquait des teintes cuivrées sur ce déballage de laine filant à 1,800 mètres de haut vers l’ouest infini.

Qu’un homme pût se rendre dans ce bleu et fouler l’édredon de ce blanc, c’était, en vérité, une gageure !

Mais, à ce moment, l’inventeur arriva sur le terrain ; il tenait simplement à la main un de ces tromblons dont on affuble généralement, au théâtre, les brigands calabrais.

« Messieurs, dit-il après les salutations d’usage, je vais avoir l’honneur de résoudre devant vous le problème de la marche sur les nuages. »

Il avait, tout en parlant, tiré de sa poche une petite boule métallique de la grosseur d’une noisette, et continua :

« La balle que voici m’en donnera le moyen. La faire exploser automatiquement à la hauteur voulue est un procédé courant dans l’artillerie moderne. Je n’insiste pas sur ce point. Mon invention consiste dans sa composition. Chargée de gaz liquéfié à un potentiel formidable, elle jouera le double rôle d’un cristal d’apport en présence d’une solution saturée et cristallisable. À son contact, la partie avant du nuage touché se congèlera, mais, en vertu de la vitesse acquise, cette masse légère de vapeur aura engendré tout naturellement un mouvement giratoire modelé par la résistance de l’air ambiant. Et, dans cette cheminée d’un nouveau genre, traversée par le souffle puissant de l’oxygène soumis à des variations de densité, je serai aspiré, pompé, porté sur les nuages ! »

Nous hochions gravement la tête, nous demandant s’il fallait prendre au sérieux ces étranges explications ou si nous nous trouvions devant un simple toqué, quand l’un des membres de l’Hydrolic Institute interrogea :

« Et comment vous y maintiendrez-vous, je vous prie ?

– Monsieur, répartit l’inventeur d’un ton sec, la pesanteur n’existe pas dans le mouvement. L’air est plus léger que le sable et, pourtant, un coup de simoun en enlève des milliers de tombereaux. Soyez sans crainte, il nous promènera bien, mes cent vingt-quatre livres et moi ! Quant à mon point d’appui, je l’établirai par une solidification instantanée du plancher choisi. En somme, je fabriquerai là-haut des glaçons qui me transporteront, ainsi que des coursiers rapides, à travers l’atmosphère. »

Et comme nous demeurions muets, stupéfaits, aussi bien des paroles que nous entendions que du calme avec lequel il les prononçait :

« Apprêtez vos lorgnettes, ajouta-t-il. En deux secondes, je serai grimpé sur ce cumulus que vous apercevez. Je me porte à deux milles en avant et je commence. »

Mes yeux ne quittaient plus le petit bonhomme qui courait à travers les herbes comme un kangourou.

Enfin, il s’arrêta, épaula son tromblon. Un bruit sec. Une flamme. Et, soudain, une stupeur angoissée nous saisit aux entrailles.

Comme il l’avait dit, l’avant du nuage monstrueux se vrillait en cyclone, se modelait en un double cône étiré de glace tourbillonnante, dont la base inférieure vint encercler l’inventeur et le happer, sur le sol, l’aspirant, le pompant, le roulant, ainsi qu’un diabolo informe dans un toboggan ascensionnel, pour le transporter finalement sur la plateforme des nimbus.

Et, maintenant, l’homme était là-haut, bondissant, sautant, disparaissant dans la ouate immense.

Nous le distinguions nettement ; il s’approchait d’une nuée rose et paraissait tenir sur l’abîme.

Et, tout à coup, le soleil surgit de nouveau… Et ce fut un inoubliable spectacle… Le spectre de l’inventeur se profilait en noir d’un bout à l’autre du ciel… Ses bras s’écartaient en croix gigantesque et ses doigts élargis comme des presqu’îles semblaient pétrir les vapeurs vierges et malaxer l’or des rayons.

Une émotion indéfinissable étreignit le cœur de tous les assistants ; un cri d’admiration unanime jaillit de toutes les poitrines :

« Hip !… Hip !… Hurrah !… »

Alors, une seule pensée emplit mon esprit. Il fallait que la France fût la première à apprendre l’invraisemblable exploit d’un des plus glorieux d’entre ses fils. Dans mon enthousiasme, je ne demandai pas même si, en ce pays perdu, il existait un bureau télégraphique. Je m’enfuis, comme un fou, sans qu’aucun de mes compagnons, occupés à suivre dans l’air l’homme ensorcelé qui avait conquis l’azur, à la tête d’escadrons de stratus, remarquât mon départ.

Mais soudain, un fracas épouvantable arrêta ma course. Je tournai la tête et je regardai, cloué d’horreur. Le nuage de glace s’était écroulé dans un chaos terrible d’icebergs monstrueux. Sous les blocs craquelés, qui fondaient doucement au soleil, les corps des malheureux savants de l’Hydrolic Institute étaient étendus sans vie ; quant à celui de mon compatriote, il avait complètement disparu. Il ne demeurait de lui et de son œuvre qu’une feuille de papier, à moitié déchirée, qui avait volé au loin et où je déchiffrai péniblement quelques formules incompréhensibles.

Qu’était-il arrivé ?

Je l’ignore.

Les lois de la pesanteur avaient-elles pris leur revanche ?… L’inventeur s’était-il trompé dans ses calculs ?… Ou n’était-ce pas simplement la Nature qui, jalouse du génie de l’homme, s’était dressée, une fois de plus, devant lui, pour lui dire :

« Tu n’iras pas plus loin ! »

… Nous ne marcherons pas encore sur les nuages.
 
 

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(Guy de Téramond, « Contes d’Excelsior, » in Excelsior, journal illustré quotidien, n° 147, mardi 11 avril 1911 ; ce texte a été repris dans Le Rocambole, bulletin des amis du roman populaire, n° 10, printemps 2000 ; Newell Convers Wyeth, « When Drake Saw for the First Time the Waters of the South Sea, » huile sur toile, 1906)