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(Louis Bailly, in A.B.C, huitième année, n° 91, juillet 1932)
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(Louis Bailly, in A.B.C, huitième année, n° 91, juillet 1932)
Le premier qui l’aperçut fut un bonnetier emmitouflé dans un pardessus confortable ; il entrait chez lui, l’âme heureuse, le nez turgescent sous la bise. Les affaires marchaient à souhait. Sa joie se pouvait-elle traduire autrement que par un coup de pied administré dans le derrière du matou ? Résigné comme tous les humbles, il se releva sans miauler, et repartit, rasant les murs.
Efflanqué, les os incurvés en forme de petits cerceaux autour d’un ventre fantômal, le chat longeait le trottoir avec, dans ses grandes prunelles tristes, une crainte de tous les êtres. Ses oreilles loqueteuses retombaient de chaque côté de sa tête. Il vacillait en avançant, comme un homme qui a trop bu. Sa queue démesurée, encore allongée par sa famélique maigreur, se collait sous l’abdomen vide, le frangeant de touffes étranges, de pincelets mouillés de brume. C’était un pauvre bougre de chat, un chat du peuple, soumis sans haine et sans révolte à sa lugubre destinée, un de ceux qui vont, dénichant parmi les ordures les vieux os et les vieilles croûtes.
Rien que sa couleur banale, grisâtre, le montrait surabondamment… Oui, c’était bien, en effet, un pauvre bougre, digne tout au plus de la dent des chiens ou de crever dans un coin, derrière quelque mur en ruine.
Il ignorait la douceur des caresses. Jamais une gamine, en mal d’affection, ne l’avait pris sur ses genoux, n’avait, avec des mots câlins, baisé sa pelure tigrée, sa morne pelure que l’humidité plaquait sur son corps transparent, pour, peut-être, empêcher de voir au travers. Seuls, des coups de pied, des coups de fouet, conséquences d’une indignation généreuse.
Avec des précautions, des délicatesses, l’œil aux aguets, comme s’il avait l’intuition de commettre une faute, il dispersait les amas de feuilles. Puis, quelque chose entre les dents, il dérapait d’un galop fou, se tapissait au creux d’une porte et déchiquetait, allongé pour mieux savourer le festin. Mais ce jour-là, malgré d’infinies tentatives, il n’avait rien pu découvrir. Les tas d’ordures ne lui dévoilaient que du papier sordide ou des chiffons indigestes. Et le pauvre bougre, à jeun depuis la veille, commençait à la trouver mauvaise. Sa peau, distendue sur les cerceaux d’os, se plissait, ainsi qu’un habit trop grand. Il avait comme un voile d’ombre sur ses prunelles amandines. Pour comble de malheur, la pluie s’était mise à tomber : une pluie de mars qui ruisselait, glaciale, sur les pavés irréguliers ; et le vagabond, comprenant qu’il en serait vite chassé, n’osait pas franchir les ruisseaux pour marcher sur le trottoir lisse…
Au loin, des cloches s’ébranlèrent, assourdies par l’averse. Des horloges tintinnabulèrent midi. Et des odeurs ironiques de soupe aux choux arrivèrent, par bouffées chaudes, vers le matou qui grelottait. Alors, il tenta de s’éloigner, de fuir ces exhalaisons, cette hantise, ce supplice. Mais ses pattes s’ankylosaient, ses tripes se cabraient sous le fumet impitoyable ; et la faim battait des marches éperdues sur le tambour de ses flancs décharnés !… Il tomba contre une borne, à l’abri du vent, et il dormit, anéanti.
*
Les grands nuages s’effaraient au ras des toits. Ils chevauchaient en des bonds noirs, disparaissaient petit à petit, durant que là-bas un rai de soleil teintait d’or les maisons mouillées. Le pauvre bougre s’étira. La lumière lui redonnait de l’espérance. Il risqua hors de l’abri sa tête craintive et, sûr du beau temps, avec presque de la légèreté dans la démarche, il repartit à l’aventure.
Sur le pas d’une porte, des gamins s’ébattaient, hilares.
« Mince de rigolade ! fit le plus grand. Passe-moi la vieille gamelle. On va la lui attacher à la queue. »
Tout près d’eux, quasi-confiant en cette enfance, le matou dévorait un os, sa première trouvaille. Il se délectait, les yeux mi-fermés, de ce balthazar inattendu.
« Attends ! doucement !… Ne le lâche pas ! »
Le grand le tenait entre ses genoux, le serrait à l’étrangler.
« Attache bien ! Fais attention !… Il pourrait mordre. »
Mais le pauvre chat n’avait pas accoutumé de récalcitrer. Il se laissait exécuter, un peu d’os émergeant de ses dents pointues, sans un soubresaut de révolte.
« Ça y est ! Un… deux… trois… lâche tout ! »
Aux seuils voisins, les commères s’ébaudissaient.
Poussant un miaulement affreux, le chat s’élança. La gamelle rouillée le suivit, avec des râles de ferraille.
« C’est tout de même crevant, dit un boucher. Pille, Brutus !… Au chat ! Au chat ! »
Le nommé Brutus était un dogue formidable. Il ne se fit pas prier pour obéir.
« Kss ! Kss ! » hurlait son maître, battant des mains.
Le chat galopait, vertigineux, suivi de près par le molosse. Au coin d’une rue, un roquet se joignit au dogue. Puis un fox, puis un lévrier qui bondissait, élégant comme un grand seigneur, et d’autres, et d’autres toujours.
Affolé par les aboiements, par le fracas de l’objet traîné, le matou s’était arrêté. Il considérait la meute, hérissé, la moustache terrible, les griffes prêtes. Il ne pouvait reculer, car la gamelle s’interposait, mouvant obstacle. Et, résolu pour la première fois, l’œil héroïque, il attendait.
« Pige-moi ce coup de gueule ! vociférait un coiffeur, le peigne aux cheveux. Il l’a estourbi… »
Lassés de le voir immobile, les chiens s’éloignaient un à un. Le coiffeur réintégrait sa boutique, narrant aux clients le spectacle. L’autre, cependant, avait pu se relever, claudicant, baveux, en lambeaux. Il repartit, tirant sur la corde, et la ferraille gémissait, lamentable, derrière lui…
*
« Oh ! oh ! un chat avec une gamelle à la queue ! crièrent des gosses qui revenaient de l’école.
– Si on l’attachait à ce volet ? conseilla un blondin. On tirerait dessus, avec des cailloux ! »
Et, joignant le geste à l’avis, il empoigna la gamelle, en attacha l’anse au crochet, et repoussa le tout d’un coup de pied. Puis, jetant à terre leurs cahiers, les gamins s’escrimèrent contre la sinistre escarpolette. Les pierres, à chaque choc, ensanglantaient la peau grisâtre du matou, obligeant sa tête à un mouvement latéral.
« C’est rigolo ! clamait un d’entre eux, qui faisait partie d’une société de gymnastique… Tête… droite !…
– Tête… gauche !… » répondait un autre, en face.
La queue du chat, presque détachée d’un coup de dent, ne tenait plus à son corps que par un lien de chair. Son œil gauche pendait hors de l’orbite. Ses mâchoires, en s’entrouvrant sous la douleur, laissaient couler un filet rouge qui glissait, se mêlait à la boue noire de la robe…
Bientôt, lassés du jeu cruel, les gosses s’en allèrent.
*
Par-dessus les toits, le soleil pâle agonisait.
L’horizon saignait, empourpré comme le martyr. Et, dans cette fin tragique de la journée, le pauvre bougre vit la Mort !… Sa prunelle s’agrandit, épouvantée… Mais un peu de la gloire crépusculaire l’effleura, – telle une main sororale… Alors, sous cette suprême caresse, il frissonna… Deux larmes humaines, terrifiantes, s’enflammèrent parmi son sang, coulèrent le long des mâchoires, mettant une lueur en l’œil exorbité… Puis la tête du pauvre Bougre retomba, ainsi qu’une chose…
Au volet de la maison bourgeoise, un lambeau velu tournoya toute la nuit, attaché par une ficelle…
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(Fernand Mysor, « Un Conte par jour, » in La Dépêche, journal de la démocratie, quarante-quatrième année, n° 16372, mercredi 21 mai 1913 ; « Contes et nouvelles, » in La Patrie créole, organe des intérêts généraux de l’île de la Réunion, treizième année, n° 3739, dimanche 6 juillet 1913 ; Théophile Alexandre Steinlen, « Chat errant, » pastel et craie sur papier, c. 1899)
Nos pères, qui n’avaient pas comme nous la ressource des journaux et des livres à bon marché, recueillaient et se transmettaient une foule de recettes pour toutes les circonstances de la vie, les unes raisonnables, d’autres bizarres et même extravagantes.
En voici quelques-unes, relatives à la chasse et à la pêche :
Moyen simple de prendre les lapins sans furets et sans armes à feu. – Ce moyen consiste à tendre devant chaque terrier un sac, après avoir introduit dans le trou une écrevisse. Cette écrevisse, cheminant sous terre, arrive jusqu’au lapin, qu’elle pique et qui, pour se débarrasser d’un ennemi aussi déconcertant, sort de son terrier et se fait prendre dans le sac. « Il est vrai, disent les auteurs anciens, qu’il faut un peu de patience, car l’écrevisse va fort lentement, mais on n’attend pas en vain. »
Moyen pour attirer les lièvres dans un endroit. – Il suffit de prendre et de tuer une hase en feu, de lui couper « la nature, » de la tremper dans l’huile d’aspic, d’en frotter la semelle de ses souliers et de marcher sur l’herbe à l’endroit désiré. Les lièvres y accourent, sans faute.
Appât pour attirer les loups et les renards. – Mettez dans un pot de terre un oignon blanc en quartiers, trois cuillerées de saindoux, trois pincées de poudre de fenugrec, autant d’iris de Florence et de seconde écorce de morelle ou réglisse sauvage, gros comme un œuf de galbanum et une pincée de galanga en poudre. On fait cuire le tout 7 à 8 minutes, à petit feu clair, sans fumée. Ensuite, on retire le pot, où l’on verse gros comme une fève de camphre écrasé. On remue et on couvre, puis on filtre à travers un linge. Cet appât est encore meilleur si l’on substitue au galbanum et au galanga une vingtaine de gouttes d’huile de hannetons, ou, à défaut, d’anis. On enduit de cette graisse un corbeau mort ou une autre oiseau, ou « un derrière de renard, » ou des « vidanges de volailles ou de lièvre, » et on les traîne à terre à l’endroit choisi.
Secret pour prendre les oiseaux à la main. – Il ne s’agit pas de leur mettre un grain de sel sous la queue, mais de disposer un appât contenant de l’ellébore blanc ; par exemple, du grain trempé dans une décoction de cette plante avec du fiel de bœuf ou encore dans de la lie de vin. Les oiseaux tomberont bientôt tout étourdis et l’on pourra les saisir facilement.
Moyen de détruire les renards. – Le chasseur prend une poule, lui met une ficelle à la patte et l’attache à un buisson, tandis qu’il se cache sur un arbre voisin. Les cris de la poule attiront le renard, qu’il est ensuite facile de tuer.
Moyen amusant de prendre les geais. – Il faut avoir un geai apprivoisé. Dans un lieu un peu découvert, on le renverse à terre sur le dos, et on l’y fixe en lui maintenant les ailes avec deux petites fourches. Aux cris que poussera cet oiseau, tous ses congénères voleront vers lui et s’en approcheront sans défiance. Mais le geai prisonnier (qui a la tête et les pattes libres), « désespéré de se voir le seul malheureux de sa troupe, ne manquera pas de saisir celui d’entre eux qui passera trop près de lui et ne le lâchera plus. » Le chasseur survient alors et s’empare du second geai. Puis on recommence.
Moyen de conserver le gibier frais, depuis le commencement du Carême jusqu’à Pâques. – Il faut ouvrir le gibier, le vider (ôter aux oiseaux leurs jabots), laisser les animaux dans leur poil ou leurs plumes ; les remplir de froment et les enterrer au grenier, dans un tas de ce même blé. D’autres se contentent de vider le gibier et de le suspendre dans un tonneau au fond duquel reste de la lie. Il se conserve ainsi un mois entier.
Appât pour faire venir beaucoup de poissons. – On prend un quarteron de vieux fromage de gruyère ou de Hollande, on le broie dans un mortier avec de l’huile d’olive et on y mêle du vin goutte à goutte, jusqu’à obtenir une pâte un peu épaisse. Joignez-y un peu d’eau de rose. On fait avec ce mélange de petites boulettes qu’on jette dans l’eau à l’endroit désiré, douze heures avant l’instant où l’on veut pêcher.
Pour conserver le poisson dans les étangs pendant un hiver rigoureux. – Faites un trou dans la glace et y introduisez un tuyau de bois, fer ou plomb, bien entouré d’un matelas de paille longue. Par les petits canaux de la paille, l’air peut parvenir jusqu’à l’eau de l’étang. On doit casser de temps en temps la glace de l’intérieur du tube.
Enfin, voici un poison pour faire périr les souris des champs, musaraignes et mulots. – Vous prenez la huitième partie d’un boisseau de farine d’orge, vous y mêlez une livre de racine d’ellébore blanc en poudre, avec quatre onces de staphisagria ou « herbe aux poux » ; passez le tout au tamis et y ajoutez une demi-livre de miel et assez de lait pour réduire le mélange en une pâte qu’on divise en petites boulettes. Dans les années humides, on peut aussi inonder les trous de ces rongeurs avec une infusion d’absinthe où l’on aura fait détremper de la suie.
Et voilà comment les gens d’autrefois parvenaient, avec des moyens rudimentaires, à des résultats parfois surprenants.
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(Henri Allorge, in L’Algérie médicale, journal mensuel de vulgarisation scientifique, troisième année, n° 10, mardi 1er octobre 1912 ; « Variétés, » in L’Indépendant de la Charente-Inférieure, journal républicain, soixante-quatorzième année, n° 11351, samedi 3 septembre 1921 ; gravures attribuées à Dominicus Custos, pour les Songes drolatiques allemands, Augsburg, après 1597)
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(in La Dépêche algérienne, cinquante-et-unième année, n° 18045, lundi 30 septembre 1935)
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(in The Telegraph Herald [Dubuque], vendredi 27 septembre 1935)
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(in Naujienos, the Lithuanian Daily News [Chicago], vol. XXII, n° 236, 7 octobre 1935)
Cléopâtre est-elle enterrée à Paris ?
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Bonaparte aurait rapporté d’Égypte la jolie momie
de la dernière des Pharaonnes
qui fut inhumée dans le jardin de la Bibliothèque nationale
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N’EST-CE QU’UNE LÉGENDE ?
Périodiquement, tous les douze à quinze ans, le bruit court à Paris que Cléopâtre y est enterrée.
Ce bruit agace les égyptologues ou leur fait hausser les épaules.
Il charme les poètes, il enchante tous ceux auxquels la divine sorcière des cœurs et des sens continue à verser – par-delà la mort et les âges – ses éternels philtres de rêve et d’amour.
Cléopâtre couchée en terre française ! La dernière des Pharaonnes dorées inhumée à Paris !
Mais où ? mais où donc ?
Simplement à deux pas du Matin ; au sein d’un quartier agité et commercial, en un lieu délicieux, en un adorable et savant jardin qui s’épanouit entre une austère demeure et une rue pleine de frivolité, je veux dire – vous l’avez deviné – le petit jardin de la Bibliothèque nationale, enclavé entre la hautaine galerie Mazarine, – que M. Roland-Marcel vient de restaurer, – l’antique hôtel Tue-Bœuf, et la grille noire de la rue Vivienne.
C’est là, sous un massif de géraniums pourpres, près d’un vieux bassin murmurant, au pied de deux marronniers dont les feuilles rousses tourbillonnent comme des ailes d’éperviers sacrés, c’est là que sommeille, entre le fracas des autobus et le recueillement du temple des livres, la plus lettrée et la plus voluptueuse des reines, l’amante de deux Césars, qui naquit aux sons des flûtes enchantées et des sistres de l’immortelle Aphrodite, et termina l’histoire d’Égypte par une superbe page d’amour, éclaboussée de sang, bruissante de baisers…
Mais si Cléopâtre est enterrée à Paris, pourquoi chercher ailleurs, pourquoi reprendre des fouilles en Alexandrie, plutôt que d’exhumer l’ensorcelante momie ?
Mais ne s’agit-il pas d’une vaine légende, d’une poétique rumeur, répandue autrefois par ceux qui assistaient, en 1871, à l’inhumation clandestine de trois momies décomposées ?
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De ces témoins, un seul survit, M. Mortreuil, secrétaire général, en retraite, de la Bibliothèque nationale. Je suis allée le voir.
« J’avais dix-neuf ans, m’a-t-il raconté, quand je suis entré à la Bibliothèque. C’était en 1869. Il y avait alors beaucoup d’antiquités égyptiennes. Parmi elles, un lot de trois momies, dépouillées de leurs bandelettes et dont une passait, parmi les jeunes chartistes, pour être celle de Cléopâtre. Pourquoi de Cléopâtre ? Je n’en sais rien. Peut-être simplement parce qu’elle était de type grec et adorablement jolie. Toujours est-il que nous fûmes tous amoureux de notre Cléopâtre ; c’était à qui inventerait des prétextes pour monter la contempler, ou même pour se laisser enfermer la nuit et soulever son « voile d’Isis. » Ce voile d’Isis consistait, d’ailleurs, en un vulgaire bout de calicot remontant, paraît-il, à l’époque de Louis XVIII. Au jour où la duchesse de Berry avait annoncé sa visite au cabinet des Médailles, l’administrateur, jugeant indécent de montrer à la jeune princesse sa royale collègue toute nue, avait envoyé chercher ce pagne chez une mercière de la rue Vivienne et Cléopâtre en était restée affublée… J’ai entendu raconter encore que ces trois momies – les deux autres étaient mâles – avaient été rapportées d’Égypte dans les bagages de Bonaparte, et que Bonaparte avait passé toute une nuit avec la belle embaumée, sous sa tente, au pied des Pyramides. Est-ce lui qui l’a baptisée Cléopâtre ou bien fut-elle identifiée ? Pourquoi et quand l’avait-on dépouillée de ses bandelettes ? À vrai dire, cela m’importait peu. À vingt ans, on préfère le roman à l’histoire. D’ailleurs, la guerre survint, puis le siège de Paris. Pour protéger nos collections contre les obus prussiens, nous les descendîmes dans les caves, et avec elles, nos trois momies désemmaillotées. L’humidité les décomposa et lorsque la Commune prit possession de la Bibliothèque, Cléopâtre et ses suivants dégageaient des odeurs si suspectes, que le commandant de la garde nationale ordonna l’enfouissement des trois « macchabées. »
Je fus des obsèques. Je m’en souviens fort bien. C’était un soir de printemps où Paris restait plongé dans l’obscurité, le froid et le silence. J’éclairais le convoi avec une lanterne. Les gardes plaisantaient notre Cléopâtre en se pinçant le nez. Une grande tristesse m’envahissait ; je lâchai ma lanterne pour jeter une pelletée de terre dans la fosse, et encore longtemps après, chaque fois que je longeais le jardin, je pensais aux piteuses funérailles de celle qui nous avait inspiré un si romantique amour.
– A-t-on fait mention de cette inhumation ?
– Non, naturellement ! Après la Commune, on avait bien autre chose à faire que de penser aux momies. »
Au Louvre, M. Boreux, qui a succédé à M. Georges Bénédite, me répond en souriant :
« Non, je ne crois pas que Cléopâtre soit enterrée à Paris. Cependant, tant qu’elle ne sera pas retrouvée, toutes les hypothèses nous sont permises. Du reste, même si votre momie était une Cléopâtre, rien ne prouverait que ce fût la fameuse reine d’Égypte. Les Cléopâtre foisonnaient.
– Mais pas « adorablement jolies, » monsieur le conservateur ! »
*
À la Bibliothèque nationale, M. Babelon me communique le catalogue des antiquités égyptiennes, méticuleusement dressé par M. Ledrain en 1884. Mais, en 1884, il y avait treize ans que les trois momies avaient disparu. M. Ledrain ne pouvait les mentionner qu’en se basant sur les précédents inventaires. Mais ces inventaires présentent de telles lacunes qu’on ne saurait les expliquer que par l’impuissance où l’on se trouvait, au début du dix-neuvième siècle, à déchiffrer les hiéroglyphes. Car tout le monde sait que ce fut seulement en 1822 que François Champollion, un jeune et génial orientaliste, trouva la clef de la millénaire énigme alphabétique. Et c’est en 1825, alors que Cléopâtre était probablement déjà dépouillée de ses amulettes et de ses joyaux, que l’on identifia les collections du cabinet des Médailles.
Au catalogue de M. Ledrain, je ne trouve qu’une seule indication se référant à une note de 1819 : trois momies.
Et c’est tout.
Au fond, aucune certitude ni pour ni contre le séjour de Cléopâtre sous la pelouse jaunissante, près du vieux bassin, recouvert de feuilles dorées.
Mais avouez qu’elle est charmante, cette légende qui transporte la Circé du Nil à Paris, avec le dernier des Césars, amoureux de ses charmes funèbres, et couche au jardin d’une bibliothèque la descendante d’une lignée de rois bibliophiles, qui avaient tiré moins d’orgueil à conquérir des mondes qu’à collectionner des livres…
« Oui, me dit M. Roland-Marcel, le remarquable administrateur de la Nationale, cette histoire est trop jolie pour la laisser périr. Croyons-y, puisque aucune raison scientifique ne s’y oppose. Et si maintenant on retrouvait la dépouille authentique de Cléopâtre en Alexandrie, je le regretterais ; il me semblerait qu’un doux enchantement aurait quitté la bibliothèque… Et puis, sait-on jamais avec les momies ? »
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(Myriam Harry, in Le Matin, quarante-troisième année, n° 15559, lundi 25 octobre 1926 ; « Revue de presse, » in Comœdia, vingtème année, n° 5048, lundi 25 octobre 1926 ; anecdote résumée, sans mention de l’article original, dans La Croix, quarante-septième année, n° 13386, mercredi 27 octobre 1926 ; Pierre-Joseph Mousset, « La Mort de Cléopâtre, » huile sur toile, sd ; Juan Luna, « La Muerte de Cleopatra, » huile sur toile, 1881)
Washington, 19 octobre. – Les milieux scientifiques américains attendent avec impatience le résultat des observations qui vont pouvoir être faites au moyen du nouveau super-télescope géant de Mont Palomar, qui va être incessamment inauguré.
En effet, l’astronome américain professeur Pickering a fait des observation qui doivent être vérifiées sans retard et qui ont un intérêt considérable. Il prétend qu’il a observé, au moyen d’un autre télescope géant, la présence de formes monstrueuses sur les bords des cratères de la Lune. Ces monstres se déplacent, volent et sillonnent le ciel.
Le professeur Pickering émet l’opinion qu’il s’agit là d’animaux préhistoriques qui ont survécu au cataclysme qui a détaché la Lune de la Terre, il y a quelques millions d’années. Il parle de « Dragons volants, » d’une grandeur formidable, et il pense que ces monstres ont existé autrefois sur notre planète. Pour une raison que nous ignorons, ils se seraient retirés sur la Lune. La théorie de M. Pickering est très discutée en ce moment et elle a trouvé de nombreux partisans dans le monde scientifique.
M. Pickering écrit qu’il a découvert les monstres volants en question dans le « Cratère de Copernic » et dans le « Cratère d’Archimède. » La vraie dimension de ces animaux doit être très grande. Au télescope, ceux-ci apparaissent comme de petits points qui se meuvent très vite. Ces points mystérieux sont nombreux. On les voit en groupes et isolément. Ils quittent rarement les bords des cratères.
Le fait que ces formes reviennent régulièrement à leur point de départ permet au savant de conclure qu’il s’agit bien d’êtres vivants.
L’astronome américain démontrerait ainsi, à l’encontre de toutes les théories établies, que toute vie n’a pas disparu à la surface de la Lune.
Attendons donc les résultats des nouvelles observations qui pourront être faites à Mont Palomar.
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(Anonyme, in L’Œuvre, n° 9133, dimanche 20 octobre 1940 ; Georg Janny, « Das Göte & das Böse » [An Allegory of Power], aquarelle, Vienne, 1918)
Je n’en connais que vaguement la théorie : réduire tous les mouvements à un si parfait automatisme qu’ils soient exécutés à la limite de leur vitesse. Le travail devient une combinaison de réflexes, où l’initiative et la pensée n’ont plus leur place.
On m’avait dit : « Vous serez émerveillé… les mouvements accomplis sont adaptés au travail à produire. Aucun n’est inutile. Chacun est indispensable. La série de ces mouvements constitue la condition nécessaire et suffisante du travail fourni. Nul ouvrier ne déplace un bras ou ne lève un doigt sans efficacité. La succession des déplacements musculaires est si rapide que souvent vous ne l’apercevez pas. Il semble que l’ouvrier soit immobile. Ainsi, sur un cercle qui tourne, des points séparés font pour l’œil une ligne continue. Peut-être les résultats sont-ils moins bons pour les travailleurs que pour le travail. Mais… »
Je ne fus pas satisfait de ces renseignements vagues sur le système. Je voulus en observer l’application.
On me laissa entrer. On ne fit pas attention à moi. J’enquêtai tout à mon aise. De larges baies vitrées aèrent les ateliers où des tapis épais permettent un exact calcul des pas, sans glissement, sans frottement inutilisé. Les hommes et les femmes travaillent ensemble. Les hommes sont uniformément vêtus d’une cotte en drap noir, très ouverte, prolongée en arrière par des basques flottantes. Sans doute, comme les tabliers des forgerons, ces basques sont destinées à les protéger. L’un d’eux, en effet, que les autres écoutent avec attention, le contremaître peut-être, a le dos tout proche d’un brasier ardent. Je suppose qu’il y est accoutumé, comme les verriers à leur four. Il ne semble pas souffrir. À peine change-t-il de place par instants. Les femmes ont des costumes variés. Mais tandis qu’aucun homme n’a retroussé ses manches, elles ont toutes les bras nus. Quelques-unes sont dépoitraillées. La plupart sont assises. Ce fut sans doute une exigence de l’inspecteur du travail.
Ce qu’on m’avait dit était vrai : je n’arrivais pas à comprendre leur travail. Je ne découvrais pas la signification de leurs gestes, qui me semblaient plutôt rares, sans doute à cause de leur extrême rapidité. Aussi bien n’étais-je pas venu dans l’intention d’une enquête industrielle et technique, mais d’une enquête psychologique et sociale.
Tout d’abord, il ne me sembla pas que le système eût de mauvaises conséquences pour la santé des ouvriers. Un médecin m’avait dit qu’ils se plaignaient de troubles nerveux. Mais leurs mines étaient prospères. Je n’aperçus pas de visages hâves, d’yeux encavés, de joues creuses, comme on en voit dans les faubourgs, à la sortie des autres usines. Enfin, les hommes et les femmes étaient beaucoup plus soignés de leur personne et dans leur ajustement que les travailleurs débraillés que nous rencontrons dans les rues populeuses.
Je fus émerveillé, en effet, de la perfection mécanique avec laquelle ils accomplissaient leur besogne. Pas une hésitation. Un accord prodigieux. Avec la réflexion, on eût dit que l’effort aussi avait disparu.
Ce qui m’étonna beaucoup, c’était que les ouvriers et les ouvrières parlaient. Les mouvements des lèvres, de la mâchoire et du larynx nécessaires à l’émission du son ne leur étaient donc pas interdits. Il me sembla d’abord qu’il y avait là une perte d’énergie.
Alors, je fus frappé d’une véritable stupeur. Je compris l’atroce vérité. On les laissait parler, parce qu’ils n’avaient pas de cerveau. Aussi bien que le sentiment, l’intelligence était morte en eux. On leur permettait de remuer les lèvres, pour qu’ils eussent une illusion de jeu et de liberté. La perte d’énergie était infinitésimale et d’un calcul pratiquement négligeable. Je dois avouer que ce spectacle me fut atrocement pénible. De plus, ce que j’entendais, ce n’étaient pas de véritables paroles, des paroles humaines, créant dans l’espace une communication et un échange entre les hommes. C’étaient plutôt des débris, des miettes de paroles. Par lambeaux, elles venaient à moi. J’y découvris la trace des sentiments que, proférés jadis, elles avaient dû exprimer, avant l’application du système.
Elles semblaient traduire on ne sait quelle épouvante, on ne sait quelle férocité aussi. Ainsi, les travailleurs, soumis au sytème Taylor, n’avaient plus rien d’humain. Ils parlaient, comme volent les pigeons d’expérience, quand on leur a enlevé leurs lobes cérébraux. Ces paroles étaient surtout intolérables par ce mélange de peur et de cruauté. J’entendais des syllabes.
« On ne sait plus où on va… On ne sait plus…
– La ré… pres… sion… oui, il faut une répression… im… pi… toy… able… »
L’homme qui tournait le dos au brasier ardent hoqueta :
« Il y a des baïonnettes… mais qu’est-ce que des baïonnettes sans un Sabre ? »
Une jeune femme continua :
« Un Sabre… c’est l’âme des baïonnettes. »
D’autres reprirent :
« Les baïonnettes sans Sabre sont comme un corps sans âme… »
Ils disaient tout cela mollement, sans passion. Et quand ils avaient fini, ils recommençaient.
Soudain, ils parurent s’animer. On eût dit qu’une sorte de vie passait dans leur langage. Leurs yeux morts brillèrent à nouveau. Je crus qu’ils allaient s’éveiller de leur pesant sommeil, peuplé de cauchemars. Ils allaient exiger la suppression de système Taylor. Une jeune femme, qui me parut belle, eut un mouvement ardent de son buste. C’est elle qui prêcherait la révolte : « Nous ne voulons plus être semblables au cheval aveugle qui tourne la meule. Nous sommes des hommes et des femmes. Nous voulons reconquérir notre humanité… »
J’écoutai. J’eus de la peine d’abord à reconnaître le sens de leurs phrases entrecoupées qui se heurtaient et s’entrechoquaient, et dont les syllabes, comme des manifestants dans une bagarre, semblaient se mélanger. Enfin, je pus saisir ces mots :
« Je vous assure que Coquelin y était meilleur que Le Barey. »
Je sortis de là humilié, en détresse, maudissant la barbarie d’une société qui permet de réduire à un pareil état des créatures humaines. Je rédigeai un rapport sur les modifications psychiques provoquées par le système Taylor. J’espérais le présenter à la Société de Psychologie expérimentale.
Mais, le lendemain, j’appris que je m’étais trompé. J’étais entré dans un salon.
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(Léon Werth, « À travers la quinzaine, » in La Grande Revue, dix-septième année, n° 6, 25 mars 1913 ; illustration de Frank Rudolph Paul)
Petits faits d’hiver et d’été
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L’enterrement du dernier piéton
Il y a quelques jours, les joyeux Parisiens suivirent l’enterrement du dernier omnibus à traction animale. Hier, ce fut le tour du dernier piéton, qui fut reconduit à sa dernière demeure avec tout le respect qu’il convenait de témoigner à ce vénérable débris des temps anciens, où l’homme pataugeait lamentablement dans la boue, usant de ses jambes pour vaquer à ses occupations journalières.
Le dernier piéton s’appelait Ventrepied (Gustave). Chaque jour, on pouvait le voir flâner sur les quais, s’arrêtant devant l’étalage des libraires, s’accoudant aux parapets, suivant de l’œil les remorqueurs noir et rouge, en service sur la Seine. Il s’aidait d’une canne et, clopin-clopant, traversait les Tuileries pour revenir à son domicile en passant par le Pont-Neuf.
Pour sa dernière promenade, un cortège fut organisé. En tête, roulaient les joyeux cyclistes, suivis des taxis-autos farceurs ; pour terminer, les gros autobus en goguette bourdonnaient, saluant l’ère nouvelle de la locomotion mécanique.
Au milieu des rires, le désuet Ventrepied fut conduit à l’abattoir. La Société protectrice des piétons en avait décidé ainsi, jugeant qu’il serait plus humain de mettre un terme aux souffrances de ce malheureux, entièrement déplacé dans notre civilisation.
À midi moins dix, le dernier piéton tombait sous les coups du boucher. Son corps, partagé en morceaux d’égale grosseur, a été gracieusement distribué aux indigents par les soins de l’Assistance publique.
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(Pierre Mac Orlan, « Fantaisies du Journal, » in Le Journal, n° 7427, dimanche 26 janvier 1913 ; repris dans La Semaine politique et littéraire de Paris, deuxième année, n° 5, dimanche 2 février 1913 ; illustration extraite de Jugend, 1929)
BERNARD GERVAISE : LE PHÉNOMÈNE (PETIT CONTE DU XXIIIe SIÈCLE)
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Un vieux taxi-auto qui maraudait par là, à deux ou trois cents à l’heure, s’arrêta net.
Arrivant à la même vitesse, mais en sens inverse, un carterpillar électrique fit la même chose que lui.
Puis ce fut le tour d’une péniche volante, bientôt suivie d’un aérobus de la ligne Odéon-Grande-Pyramide. Tous deux, ayant coupé l’allumage comme avec la main, vinrent se poser à proximité des voitures immobilisées.
Alors, en vertu de la grande loi d’attraction qui régit les rassemblements, tous les véhicules aériens, terrestres ou mixtes de la région accoururent auprès de ce premier noyau.
Et comme l’on s’était enfin mis d’accord pour adopter une langue universelle, tous, en arrivant, exhalaient, par leur tuyau d’échappement, la même exclamation étonnée :
« Kehsekça ? »
Ça, au premier abord, présentait toutes les apparences d’un être humain. Cela vous avait deux jambes, deux bras, une tête, des oreilles, des yeux, un nez, une bouche et même une grande barbe blanche.
Seulement, voilà, cela marchait ! Cela marchait sans le secours d’aucun engin mécanique, en plaçant alternativement, l’un devant l’autre, des pieds démesurée et couverts de poussière.
Bientôt un cercle épais, fait de véhicules étroitement agglomérés, entoura le singulier phénomène qui continuait de se mouvoir avec la même lenteur risible.
Et, parmi les éléments de ce cercle, chacun laissait couler son huile de ricin en signe de perplexité et se creusait en vain le carburateur dans l’espoir d’y trouver une explication plausible du phénomène.
Enfin, un vieux savant qui pilotait une vieille petite voiturette toute rapiécée prit la parole.
« L’animal qui se trouve devant nous, dit-il, est sans aucun doute le dernier représentant de cette grande famille des piétons dont on s’était cru à jamais débarrassé à la suite des massacres du XIXe et du XXe siècles. »
À ces mots, tous les véhicules braquèrent un capot vengeur dans la direction de l’ennemi ressuscité, mais avant qu’ils eussent eu le temps de mettre en marche, le dernier piéton les apaisait en ces termes :
« Mes amis, vous ne pouvez rien contre moi ; je suis le Juif errant, laissez-moi passer. »
Et, à l’appui de ses dires, le singulier bonhomme sortit de sa poche cinq de ces curieuses petites pièces de bronze qui, depuis des centaines d’années, avaient disparu de la surface de la Terre.
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(Bernard Gervaise, « La Vie gaie, » in Le Petit Journal, cinquante-neuvième année, n° 21360, dimanche 10 juillet 1921 ; illustration de « G. Ri, » in Le Pêle-Mêle, dix-huitième année, n° 13, dimanche 31 mars 1912)
On a voulu présenter ici au public quelques spécimens d’une espèce destinée à disparaître : nous voulons parler du « piéton. » On peut prévoir un jour, qui n’est certainement pas très éloigné, où un homme marchant avec ses pieds sera considéré comme un phénomène, et où le dernier piéton sera exposé dans une cage de verre à la curiosité des badauds, comme l’est aujourd’hui, par exemple, le jeûneur. On paiera vingt sols pour le voir, et lui, pour le prix de cette honnête subvention, se livrera sous vos yeux à quelques-uns de ses exercices si curieux, et progressera sur la distance en faisant mouvoir ses membres inférieurs. Avant que nous en soyons arrivés à cette extrémité, et dans l’espoir que la science, plus tard, nous tiendra compte de cette tentative de classification, nous mettons sous les yeux de notre lecteur les premiers résultats de nos patients travaux. D’autres suivront, si ceux-ci ont eu le bonheur de plaire.
LE VENERABILIS AMBULATOR, appelé aussi « boulevardier » ou « vieux marcheur, » espèce déjà presque fossile qui prospéra à une époque où l’on trouvait, paraît-il, sur le trottoir, toutes sortes de bonnes choses, telles que petites femmes délicieuses, ingénues vraies ou fausses et arpètes portant au bras un carton à chapeaux également faux ou vrai. Les sportifs représentants de la jeune génération, qui n’ont jamais récolté dans la rue que des contraventions ou des accidents de véhicules, ont peine à croire à des choses pareilles. Le venerabilis ambulalor, cependant, insensible au changement des mœurs, à travers les embarras de voiture, tend obstinément à quelque chose, mais, rassurez-vous, c’est simplement à disparaître. Sous les roues des voitures automobiles et jusqu’entre les jambes de la monture de l’agent à cheval de la place de l’Opéra, ses yeux affaiblis cherchent encore une petite femme épatante dont il a perdu, dans la foule, la trace vers l’année 1895. Malgré qu’il en ait, il lui semble parfois que, depuis son beau temps, il y a tout de même quelque chose de changé sur le boulevard. Il trouve que les grandes artères de la capitale sont devenues comme les siennes propres, c’est-à-dire sujettes à des troubles de circulation.
L’ARPÆTA PARISIENSIS. – L’espèce de piéton la plus dangereuse pour l’automobiliste dont, par ses suggestions et prestiges, il affecte les sens, trouble le jugement et distrait l’attention nécessaire à la conduite raisonnée des véhicules automobiles. Coiffé d’un chapeau à la mode et vêtu d’une robe-pas-plus- longue-que-ça, il possède en outre deux redoutables antennes nommées « jambes, » de couleur havane, banane ou tango, sur lesquelles, comme si elles étaient aimantées, s’attache, lorsqu’elles traversent la rue devant lui, le regard devenu soudain fixe de l’automobiliste, et il n’y a souvent pas d’autre cause à la perte corps et biens de véhicules qui, privés de direction, sont allés terminer leur course et leur vie contre le bec de gaz le plus proche. On a étudié, pour soustraire le conducteur d’automobile à l’influence de l’arpæta parisiensis, divers moyens de protection, dont le plus couramment employé est de faire monter celui-ci à côté du conducteur, dans la voiture. Mais c’est un remède qui est pire que le mal.
LE PIETO VULGARIS. – Cet animal est très méchant : quand on l’attaque, il se défend. On le reconnaît à un orifice appelé « bouche, » qui s’ouvre automatiquement, chaque fois que l’individu est frôlé par une roue de véhicule, laissant passer un torrent d’invectives d’un son rude et désagréable pour l’oreille, auquel l’automobiliste ne se dérobe que par une fuite précipitée.
LE PEDESTRIS FAMILISTER. – Espèce peu répandue à Paris, dont l’apparition coïncide généralement avec les expositions internationales d’Art Décoratif et autres manifestations ou solennités ayant quelque retentissement en province. S’inspirant d’une règle de stratégie désuète et tout à fait condamnée par l’expérience des guerres modernes, il se présente toujours en formation serrée sous les roues des automobiles, alors qu’il est admis aujourd’hui que seule la formation dispersée laisse au piéton quelques maigres chances de salut. Muet d’étonnement et pétrifié d’horreur, le témoin impuissant voit le pedestris familister se précipiter poitrine en avant, tenant de la main droite son épouse légitime, de la gauche son fils aîné, de l’autre son parapluie, et entraînant en outre sa vieille sœur, sa servante et son chien, sans compter le ridicule qui vient s’attacher par surcroît à eux tous. Plus tard, rentré dans ses foyers, le pedestris familister racontera longtemps encore sa campagne de Paris, et sourira de pitié quand on viendra à parler devant lui de la difficulté de la circulation dans la capitale : « Pas moinsse ! je leur ai fait voir, à ces « Parisiennes, » comment on s’y prend pour traverser une rue… »
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(« H. P. », in La Vie parisienne, cinquante-quatrième année, n° 5, samedi 30 janvier 1926)
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(Varé, in Dimanche-illustré, septième année, n° 350, 10 novembre 1929)
MORT ACCIDENTELLE – UN HOMME PÉTRIFIÉ
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Dans les premiers jours de l’investissement de la capitale, le nommé Joseph Bourgeois, âgé de trente-sept ans, contremaître carrier, réfugié du Petit-Courcelles, avait raconté à plusieurs personnes que sa longue expérience des carrières lui permettrait de retrouver un passage souterrain s’ouvrant au loin dans la campagne, et à l’aide duquel on pourrait franchir les lignes ennemies.
Peu de temps après, il était parti muni de vivres et d’outils pour son exploration, et on n’avait plus entendu parler de lui. On pensa qu’il avait été tué ou fait prisonnier par les Prussiens.
En dernier lieu, comme on visitait, dans un but de précaution, les carrières abandonnées, on trouva avec surprise, au fond de l’une d’elles, dont l’ouverture avait été bouchée, une sorte de statue ou plutôt un homme pétrifié.
On s’approcha et, après avoir brisé une partie de la croûte calcaire qui l’enveloppait complètement, on mit à découvert le visage d’un individu qu’un des assistants reconnut pour Joseph Bourgeois. Quoique la mort remontât à trois mois environ, son corps était intact et n’offrait aucune trace de décomposition.
Cette singulière découverte motiva une enquête à laquelle on procéda avec le plus grand soin. On découvrit un étroit passage conduisant à la campagne, et dont l’entrée était masquée par des ronces et des plantes grimpantes desséchées. Ces plantes offraient en un endroit une dépression comme si elles eussent été écartées par une main d’homme.
Dans le passage, on remarqua des empreintes de pas assez profondes, telles qu’elles devaient exister si l’on eût marché dans un terrain humide qui se serait plus tard asséché. Les souliers à gros clous du sieur Bourgeois furent appliqués sur ces empreintes ; les semelles s’y adaptaient parfaitement.
Les témoignages de plusieurs personnes firent connaître que ce qui avait déterminé, trois mois auparavant, à boucher le haut de la carrière ; c’était la crainte que quelqu’un n’y descendît ou n’y tombât, parce qu’il s’était formé au fond un lac de moutarde.
On donne ce nom à la boue liquide et jaunâtre provenant des eaux pluviales qui s’infiltrent dans les carrières abandonnées et entraînent les détritus calcaires en les délayant, de sorte que le sol se recouvre d’une nappe stagnante et fangeuse dont la profondeur est souvent considérable.
Ce qui rend surtout dangereuses les moutardes, lorsque l’on pénètre sans expérience et sans guide dans une carrière inexploitée, c’est que souvent la poussière nouvellement tombée dessus leur donne un aspect solide.
D’après toutes les observations recueillies, on a été porté à penser que, vers le commencement d’octobre, Bourgeois, ayant découvert et suivi le petit passage dont nous avons parlé, était parvenu jusqu’à un étroit sentier dans un escarpement où, ayant sans doute rencontré dans l’ombre quelque obstacle, il avait perdu l’équilibre et était tombé dans le lac de moutarde qui l’avait englouti.
L’occlusion de la carrière ayant interdit tout passage aux eaux pluviales, le terrain, de nature perméable, avait absorbé l’eau et laissé le calcaire, qui, en se desséchant et se pétrifiant autour du corps de Bourgeois, avait arrêté les effets de la décomposition.
Les obsèques de cet infortuné ont eu lieu avec le concours de ses anciens camarades.
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(in Le Droit, journal des tribunaux, de la jurisprudence, des débats judiciaires et de la législation, trente-cinquième année, n° 13, dimanche 15 janvier 1871 ; sous le titre : « Un Cadavre dans la moutarde, » in La Petite Presse, chronique de la guerre, cinquième année, n° 1735, mercredi 18 janvier 1871 ; « Faits divers, » in Le Soir, troisième année, n° 641, mercredi 18 janvier 1871 ; in La France politique, scientifique et littéraire, dixième année, n° 19, jeudi 19 janvier 1871 ; « Nouvelles diverses, » in l’Opinion nationale, treizième année, n° 21, samedi 21 janvier 1871 ; Zdzisław Beksinski, « Sans titre, » huile sur toile)