Le premier qui l’aperçut fut un bonnetier emmitouflé dans un pardessus confortable ; il entrait chez lui, l’âme heureuse, le nez turgescent sous la bise. Les affaires marchaient à souhait. Sa joie se pouvait-elle traduire autrement que par un coup de pied administré dans le derrière du matou ? Résigné comme tous les humbles, il se releva sans miauler, et repartit, rasant les murs.

Efflanqué, les os incurvés en forme de petits cerceaux autour d’un ventre fantômal, le chat longeait le trottoir avec, dans ses grandes prunelles tristes, une crainte de tous les êtres. Ses oreilles loqueteuses retombaient de chaque côté de sa tête. Il vacillait en avançant, comme un homme qui a trop bu. Sa queue démesurée, encore allongée par sa famélique maigreur, se collait sous l’abdomen vide, le frangeant de touffes étranges, de pincelets mouillés de brume. C’était un pauvre bougre de chat, un chat du peuple, soumis sans haine et sans révolte à sa lugubre destinée, un de ceux qui vont, dénichant parmi les ordures les vieux os et les vieilles croûtes.

Rien que sa couleur banale, grisâtre, le montrait surabondamment… Oui, c’était bien, en effet, un pauvre bougre, digne tout au plus de la dent des chiens ou de crever dans un coin, derrière quelque mur en ruine.

Il ignorait la douceur des caresses. Jamais une gamine, en mal d’affection, ne l’avait pris sur ses genoux, n’avait, avec des mots câlins, baisé sa pelure tigrée, sa morne pelure que l’humidité plaquait sur son corps transparent, pour, peut-être, empêcher de voir au travers. Seuls, des coups de pied, des coups de fouet, conséquences d’une indignation généreuse.

Avec des précautions, des délicatesses, l’œil aux aguets, comme s’il avait l’intuition de commettre une faute, il dispersait les amas de feuilles. Puis, quelque chose entre les dents, il dérapait d’un galop fou, se tapissait au creux d’une porte et déchiquetait, allongé pour mieux savourer le festin. Mais ce jour-là, malgré d’infinies tentatives, il n’avait rien pu découvrir. Les tas d’ordures ne lui dévoilaient que du papier sordide ou des chiffons indigestes. Et le pauvre bougre, à jeun depuis la veille, commençait à la trouver mauvaise. Sa peau, distendue sur les cerceaux d’os, se plissait, ainsi qu’un habit trop grand. Il avait comme un voile d’ombre sur ses prunelles amandines. Pour comble de malheur, la pluie s’était mise à tomber : une pluie de mars qui ruisselait, glaciale, sur les pavés irréguliers ; et le vagabond, comprenant qu’il en serait vite chassé, n’osait pas franchir les ruisseaux pour marcher sur le trottoir lisse…

Au loin, des cloches s’ébranlèrent, assourdies par l’averse. Des horloges tintinnabulèrent midi. Et des odeurs ironiques de soupe aux choux arrivèrent, par bouffées chaudes, vers le matou qui grelottait. Alors, il tenta de s’éloigner, de fuir ces exhalaisons, cette hantise, ce supplice. Mais ses pattes s’ankylosaient, ses tripes se cabraient sous le fumet impitoyable ; et la faim battait des marches éperdues sur le tambour de ses flancs décharnés !… Il tomba contre une borne, à l’abri du vent, et il dormit, anéanti.
 

*

 

Les grands nuages s’effaraient au ras des toits. Ils chevauchaient en des bonds noirs, disparaissaient petit à petit, durant que là-bas un rai de soleil teintait d’or les maisons mouillées. Le pauvre bougre s’étira. La lumière lui redonnait de l’espérance. Il risqua hors de l’abri sa tête craintive et, sûr du beau temps, avec presque de la légèreté dans la démarche, il repartit à l’aventure.

Sur le pas d’une porte, des gamins s’ébattaient, hilares.

« Mince de rigolade ! fit le plus grand. Passe-moi la vieille gamelle. On va la lui attacher à la queue. »

Tout près d’eux, quasi-confiant en cette enfance, le matou dévorait un os, sa première trouvaille. Il se délectait, les yeux mi-fermés, de ce balthazar inattendu.

« Attends ! doucement !… Ne le lâche pas ! »

Le grand le tenait entre ses genoux, le serrait à l’étrangler.

« Attache bien ! Fais attention !… Il pourrait mordre. »

Mais le pauvre chat n’avait pas accoutumé de récalcitrer. Il se laissait exécuter, un peu d’os émergeant de ses dents pointues, sans un soubresaut de révolte.

« Ça y est  ! Un… deux… trois… lâche tout ! »

Aux seuils voisins, les commères s’ébaudissaient.

Poussant un miaulement affreux, le chat s’élança. La gamelle rouillée le suivit, avec des râles de ferraille.

« C’est tout de même crevant, dit un boucher. Pille, Brutus !… Au chat ! Au chat ! »

Le nommé Brutus était un dogue formidable. Il ne se fit pas prier pour obéir.

« Kss ! Kss ! » hurlait son maître, battant des mains.

Le chat galopait, vertigineux, suivi de près par le molosse. Au coin d’une rue, un roquet se joignit au dogue. Puis un fox, puis un lévrier qui bondissait, élégant comme un grand seigneur, et d’autres, et d’autres toujours.

Affolé par les aboiements, par le fracas de l’objet traîné, le matou s’était arrêté. Il considérait la meute, hérissé, la moustache terrible, les griffes prêtes. Il ne pouvait reculer, car la gamelle s’interposait, mouvant obstacle. Et, résolu pour la première fois, l’œil héroïque, il attendait.

« Pige-moi ce coup de gueule ! vociférait un coiffeur, le peigne aux cheveux. Il l’a estourbi… »

Lassés de le voir immobile, les chiens s’éloignaient un à un. Le coiffeur réintégrait sa boutique, narrant aux clients le spectacle. L’autre, cependant, avait pu se relever, claudicant, baveux, en lambeaux. Il repartit, tirant sur la corde, et la ferraille gémissait, lamentable, derrière lui…
 

*

 

« Oh ! oh ! un chat avec une gamelle à la queue ! crièrent des gosses qui revenaient de l’école.

– Si on l’attachait à ce volet ? conseilla un blondin. On tirerait dessus, avec des cailloux ! »

Et, joignant le geste à l’avis, il empoigna la gamelle, en attacha l’anse au crochet, et repoussa le tout d’un coup de pied. Puis, jetant à terre leurs cahiers, les gamins s’escrimèrent contre la sinistre escarpolette. Les pierres, à chaque choc, ensanglantaient la peau grisâtre du matou, obligeant sa tête à un mouvement latéral.

« C’est rigolo ! clamait un d’entre eux, qui faisait partie d’une société de gymnastique… Tête… droite !…

– Tête… gauche !… » répondait un autre, en face.

La queue du chat, presque détachée d’un coup de dent, ne tenait plus à son corps que par un lien de chair. Son œil gauche pendait hors de l’orbite. Ses mâchoires, en s’entrouvrant sous la douleur, laissaient couler un filet rouge qui glissait, se mêlait à la boue noire de la robe…

Bientôt, lassés du jeu cruel, les gosses s’en allèrent.
 

*

 

Par-dessus les toits, le soleil pâle agonisait.

L’horizon saignait, empourpré comme le martyr. Et, dans cette fin tragique de la journée, le pauvre bougre vit la Mort !… Sa prunelle s’agrandit, épouvantée… Mais un peu de la gloire crépusculaire l’effleura, – telle une main sororale… Alors, sous cette suprême caresse, il frissonna… Deux larmes humaines, terrifiantes, s’enflammèrent parmi son sang, coulèrent le long des mâchoires, mettant une lueur en l’œil exorbité… Puis la tête du pauvre Bougre retomba, ainsi qu’une chose…

Au volet de la maison bourgeoise, un lambeau velu tournoya toute la nuit, attaché par une ficelle…
 
 

 

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(Fernand Mysor, « Un Conte par jour, » in La Dépêche, journal de la démocratie, quarante-quatrième année, n° 16372, mercredi 21 mai 1913 ; « Contes et nouvelles, » in La Patrie créole, organe des intérêts généraux de l’île de la Réunion, treizième année, n° 3739, dimanche 6 juillet 1913 ; Théophile Alexandre Steinlen, « Chat errant, » pastel et craie sur papier, c. 1899)