Nos sens sont des valets donnés par la nature, à peu près comme ces domestiques de confiance, installés dans l’intimité d’un gendre par la belle-mère soucieuse d’assurer le servage du pauvre homme.

Traîtres et fourbes autant que les scapins gagés, nos serviteurs intimes, les cinq sens, sont en outre garantis contre toute pensée de révolte de la part de leurs maîtres ; aucun industriel n’ayant encore ouvert bureau de remplacement pour les nez, les yeux, les oreilles ou les langues, pris en flagrant délit d’abus de confiance.

C’est pourquoi, depuis saint Thomas, les moins disposés à se laisser abuser par les sens ont dû, faute de mieux, se contenter en toute circonstance, d’un « J’ai vu, j’ai touché du doigt, » comme équivalent à « j’affirme, je suis, cela est positif, indéniable, j’ai prouvé. »

Et pourtant !…

Des États d’Amérique, berceau du spiritisme contemporain, j’apporte une histoire :

Les principaux héros, – les victimes, si l’on veut, – sont deux artistes connus, de savants docteurs, d’honorables New-Yorkais, appartenant à la  Society, » toutes sortes de gens qui ne passent pas pour crédules. Donc, le caractère des témoignages, leur nombre, tout écarte l’idée d’une mystification.

Quant aux détails, recueillis de vive voix, ils sont scrupuleusement conformes à ceux des comptes rendus publiés sur cette curieuse affaire par les journaux scientifiques du Nouveau-Monde.

Condamné par une violente tempête de neige à la solitude inusitée de son riche atelier, – qui est bien l’un des plus luxueux de la Cinquième Avenue (cette avenue de Villiers new-yorkaise), – enfoncé dans le rocking-chair confortable qui le berçait doucement au coin d’un feu clair, le célèbre Julian Sax feuilletait distraitement un volume nouveau afin de tuer les heures désœuvrées d’une soirée de l’hiver dernier.

Au centre de l’atelier, sous la clarté blanche des douze bougies du lustre en verre de Venise, un lourd chevalet de travail supportait la dernière ébauche.

Tout à coup, fond sur la maison une rafale furieuse. Les vitraux de la baie grelottent dans leurs châssis de plomb ; sans doute mal équilibrée sur son support, la toile glisse et s’étale sur le tapis.

« Fichu temps ! » murmure le peintre en frissonnant.

Il se lève de sa chaise, va replacer l’ébauche avec précaution, et regagne sa place, au foyer. Les pincettes à la main, déjà il commence à taquiner la bûche, quand, dans le silence d’une accalmie, un bruit singulier lui fait tourner la tête.

Là-bas, vers le fond de la vaste pièce, Sax entend comme un pas, étouffé dans l’épaisseur de la moquette, et, presque aussitôt, une chute sourde, celle d’un corps vivant, qui s’abat contre le coffre vermoulu de la grande horloge flamande, dressée dans le coin le plus reculé de l’atelier.

« Maudite bête ! ici Puppy ! s’écrie Julian, brandissant ses pincettes. Encore le roquet de la vieille ! Attends un peu ! Je vais t’en donner, des paysages de Sax, pour faire herboriser les chiens de la voisine ! »

Et voici l’artiste en chasse.

À travers les chaises, les escabeaux, parmi les tables chargées de bibelots, derrière les rideaux, les portières, partout, Sax furète, fouille en vain.

Dans l’atelier, rien. Ah ! cette porte ouverte sur la chambre à coucher ! Julian se précipite, ramène le battant sur lui, bouleverse chaque meuble. Rien encore ! Le peintre jette un coup d’œil à la fenêtre. Close.

« Par ou ce damné chien s’est-il sauvé ? »

Un coup de timbre résonne à la porte de l’escalier ; Sax va ouvrir. C’est son ami Charles Lynnel, l’animalier bien connu, dont l’atelier est sur le même palier que celui de Julian.

« Tu arrives à temps, dit ce dernier au visiteur ; tu vas m’aider. »

Et Charles, mis au courant, reprend avec Julian la poursuite interrompue. Enfin, après quelques instants d’inutile battue, Lynnel part d’un éclat de rire.

« Il n’y a pas plus de Puppy dans cette chambre que sur ma main !… Tu peux t’en rapporter à moi ! Tu t’es endormi sur ton livre, et tu as rêvé chien. Ça porte bonheur… Je vais dormir. Fais-en autant. Il vente à ne pas mettre un chat dehors.

– Tu as peut-être raison ! Bonne nuit, » dit Julian résigné.

Demeuré seul, Sax éteint les bougies du lustre, va s’enfermer dans sa chambre, et commence à se déshabiller.

« C’est drôle tout de même, se dit le peintre à lui-même. Il m’avait bien semblé… Enfin ! Couchons-nous. »

Il met une grosse bûche à son feu, baisse le gaz, se glisse entre ses draps, et finit par s’endormir.

Deux heures après, minuit achevait de sonner quand l’artiste se réveilla brusquement. Il ouvrit tout grand les yeux et les oreilles.

Des tisons usés s’échappaient des lueurs mourantes qui rougissaient de vagues et fugitifs reflets les ombres noires de la chambre. Au-dehors, la tempête était apaisée. Un silence profond avait envahi l’avenue, endormie sous son manteau de neige.

Saisi d’un trouble indéfinissable, Julian dresse l’oreille.

Oh ! cette fois, il ne se trompe pas ! Il entend, le doute est impossible… Il entend le souffle pesant d’une respiration courte, vibrante, saccadée. C’est par ici, dans la direction du foyer, vers ce coussin de velours. Le roquet frileux s’y sera blotti, sans doute, attiré hors de sa cachette par la chaleur de l’âtre, dont les dernières rougeurs ne permettent de distinguer ni la forme ni la couleur.

« Pour le coup ! » menace Julian, qui bondit hors du lit, court au bec de gaz, et, d’un coup de pouce, illumine la chambre d’une clarté subite.

En trois pas, Sax est sur le coussin. Son pied nu frôle une masse charnue dont le contact le fait frissonner ; un grouillement de membres moites et gigotants glisse entre ses jambes qui s’embarrassent. Et crac ! Voilà le peintre à terre en toilette de nuit, se débattant dans le vide.

Quand, retrouvant son équilibre, l’artiste parvint à se relever, l’insaisissable roquet avait disparu, sans même que M. Sax ait eu le temps d’apercevoir poil ou patte.

Julian Sax, capitaine au brave 7e des Volontaires new-yorkais et vétéran de la bataille de Bull-Run, Julian Sax n’est pas pour s’étonner facilement.

Cependant, le mystère prolongé du chien fantastique l’agace et le trouble à la fin. Malgré l’heure indue, il va sonner à la porte de Charles Lynnel qu’il oblige à s’habiller.

M. Lynnel écouta en silence le récit de toutes ces choses invraisemblables, et d’un ton sérieux :

« Vous avez chez vous un burglar, mon cher Julian. Il faudra bien que nous le trouvions ! Ou bien, vous avez vidé seul une bouteille de whiskey et cela vous a donné le cauchemar… À moins que tu n’aies simplement inventé cette bonne farce pour te moquer de moi. Auquel cas, je me permets de trouver l’heure mal choisie. »

Sax ne soufflait mot, absorbé par sa rêverie.

Lynnel était complètement vêtu. Julian le prit par le bras et, le ramenant à son atelier, l’entraîna vivement vers la chambre à coucher.

Arrivé au milieu de la pièce, Charles s’arrêta, promena sur les meubles en désordre un long regard scrutateur, et tendit l’oreille.

Subitement, il tressaillit. Du fond de la chambre, vers le lit, s’élevait, distinct dans le silence de la nuit, un soupir profond, quelque chose comme un sanglot contenu.

« Il y a quelqu’un de ce côté ! » s’écrient à la fois les deux peintres qui se précipitent vers le lit.

Lynnel saute à pieds joints sur les couvertures, enjambe matelas et traversins, et, de la main droite, à tâtons, explore la ruelle obscure. Aussitôt, il poussa un cri :

« Je tiens quelque chose – un bras – de fille – par ici ! Ah ! petite voleuse ! »

La « petite fille » gémit, se défend, résiste. Derrière les rideaux une sorte de lutte s’engage. Mais le peintre est le plus fort ; et la coupable est, malgré sa résistance, amenée sous la lumière du jour.

Une double exclamation sort à la fois de la bouche des deux hommes.

« Où est-elle ? Je ne vois pas !

– Ni moi ! Je ne vois rien… si ce n’est mes mains vides…

– Comme moi…

– Je sens pourtant bien un bras, un petit corps nu. Je touche une poitrine haletante, ma main caresse une peau qui a le velouté du satin.

– C’est cela ! Et je ne vois rien, – rien. Voilà qui est extraordinaire !…

– N’entends-tu pas des plaintes sourdes, des gémissements étouffés ?

– J’entends tout cela.

– Voyons, du calme. Nous avons toute notre raison ce me semble, et je suis sûr de n’être pas aveugle… car je distingue tous les objets de la chambre, tout, excepté l’être ensorcelé auquel je suis en peine de donner un nom, esprit, ange, démon. C’est un phénomène inouï ! Entre ces deux mains qui palpent et auscultent, entre mes doigts qui pressent, au travers de ce corps fantastique, dont je sens le contour délicat et la chaleur douce contre ma chair, j’aperçois la lumière jaune du gaz éclairant le mur, sans trace d’ombre ni de pénombre. Nous sommes les dupes de quelque illusion inexplicable. Eh bien, attendons le jour, nous finirons bien par nous rendre compte !… »

Les deux amis avaient repris une partie de leur assurance.

« Surtout ! tenons bon, ne lâchons pas ; ne laissons pas échapper le « corps du délit, » dit Julian Sax, tout à fait résigné à l’invraisemblance de son aventure.

Avec tous les égards dus à un visiteur de cette importance, les deux peintres transportèrent sur le lit de Julien « l’enfant » invisible, qui se laissa faire sans résistance, et tomba bientôt dans une sorte d’immobilité somnolente.

« Il ou elle dort, reprit Lynnel à voix basse.

– Entends-tu la respiration égale, l’inspiration profonde ? C’est égal, ne la quittons pas. On ne saurait garder trop de précautions avec les anges du bon Dieu.

Mais tout de même, nous devons avoir deux drôles de têtes déguisés en nourrices au service d’un pareil poupon !… »

Et chacun, la main posée sur la dormeuse, comme deux gendarmes de planton près d’un prisonnier, ils s’installèrent sur le lit, en attendant le jour.

Dans l’avenue, les premières clochettes des laitiers tintaient déjà, et l’incroyable cataracte qui voilait la vue des deux amis n’était pas encore tombée. L’être chimérique reposait toujours sur le lit. Charles Lynnel et Julian tinrent conseil, ensuite de quoi, Charles s’en fut soumettre le cas aux lumières du savant docteur Miller.

Celui-ci commença par rire, puis, sur les instances du peintre, célèbre, sérieusement alarmé pour la raison de son client, il finit par se laisser entraîner à l’atelier de Sax, bien sûr de pénétrer du premier coup d’œil tous ces prétendus mystères ; mais vaguement sur ses gardes contre une mystification de rapin.

L’air bonhomme et souriant à demi, l’air de l’anatomiste positif qui ne se paie pas d’à peu près et ne prononce qu’après avoir examiné par lui-même, l’air du savant qu’on n’abuse pas aisément avec de faux semblants, l’air du chimiste patient qui ne se rapporte qu’à l’expérience, ne se rend qu’à l’évidence, notre illustre docteur pénètre avec Lynnel dans la chambre de Julian, s’approche du lit, vide en apparence.

Alors, chose incroyable, invraisemblable, inouïe, mais authentique, le célèbre professeur de l’Académie de médecine de New-York voit, de ses yeux clairs et perçants, de ses yeux habitués à lire dans le miroir du microscope et sur la face menteuse des malades, de ses deux yeux bien ouverts, le docteur Miller VOIT clairement, distinctement, moulée dans l’épaisse laine de la couverture qui se tasse et change de forme incessamment sous un poids mouvant mais invisible, il VOIT une empreinte, comme d’un corps d’enfant de deux ans à peine.

Le docteur avance sa main, habile à l’auscultation du nu, et ses doigts, au toucher si sûr, si subtil de maître chirurgien, ses doigts chercheurs s’arrêtent au poli dodu, satiné d’un épiderme délicat qu’il sent frissonner à son contact. La caresse de sa main se promène sur les méplats et les rondeurs charnues d’un petit torse enfantin, le long des formes exquises d’une mignonne poitrine, d’un cou gracile et flexible ; elle remonte jusqu’au visage aux traits menus, avec des joues poupines, creusées de fossettes, une bouche minuscule, garnie de deux rangs de quenottes aiguës, un nez imperceptible, aux narines mobiles, et des yeux clos de paupières frangées par de longs cils soyeux. Au-dessus d’un front droit, une forêt de boucles légères, foisonnant, d’une incroyable finesse.

Muet, très pâle, au milieu d’un silence profond, le docteur écarquille ses paupières ; mais en vain. Ses yeux donnent un formel démenti à ses mains qui constatent et touchent. Ses doigts expérimentés témoignent de l’existence, de la présence réelle d’un être vivant sur ce lit ; et cependant, le regard du savant nie tout simplement la vérité de ce corps dont il sent contre sa chair frémir la chair nue, palpitante de chaleur et de vie ; son regard ignore une force, dont l’effet se montre évident à sa vue dans l’étoffe animée de la couverture grimaçante !

Étonné d’abord, puis déconcerté, le visage du docteur disait maintenant sa stupéfaction, en face d’une énigme où sa science était impuissante. Mais pour cacher son trouble aux deux artistes, il essaya de dire quelque chose, et, du ton le plus assuré qu’il pût prendre :

« Très curieux ! en effet. Extraordinaire ! Positivement sans précédent !… Mais ne perdons pas la tête, je vous prie. Voyons plutôt cela au jour, de tout près ! »

Le lit est traîné jusqu’à la fenêtre, et les blonds rayons d’un soleil radieux, traversant la haute verrière, inondent le lit, la chambre, ainsi que les trois hommes, d’une belle lumière couleur de l’or.

Voyons ! est bientôt dit ; mais le lit semble vide comme auparavant. Torse, visage, chevelure bouclée, rien n’apparaît, cependant que l’empreinte changeante tord la surface de la couverture sous le rayon du soleil !

« Bien particulier, indeed ! » reprend le docteur Miller après un silence. Puis avec une indifférence affectée : « Poursuivons notre exploration au grand jour… bien que jusqu’ici, nous n’en ayons pas tiré grand avantage !… »

Et le docteur eut un petit ricanement nerveux qui voulait être plaisant, pour le moins.

Alors, comme un chef de clinique fait, au lit du malade, sa démonstration pratique pour l’instruction des élèves, il reprit à haute voix son enquête médico-légale :

« Je sens, à n’en pas douter, une poitrine à la peau douce et tiède, avec un battement rapide qui semble indiquer le cœur. Voici un bras, une petite jambe ; le poignet, la cheville sont attachés comme chez un prince du sang, les ongles du pied et de la main sont bombés délicats, d’une petitesse admirable !… Oh ! qu’est cela ? Vers l’épaule droite ?… Oui ! Ma foi ! Un aileron, avec des plumes d’oiseau, moelleuses sous la main comme un duvet. Tiens ! celui de gauche a, vers son milieu, une brisure et pend inerte, au bout de son moignon. Messieurs ! Si je ne me trompe, nous avons – je ne dirai pas sous les yeux – mais entre les mains un spécimen si longtemps refusé à l’examen de la science, des anges bouffis de Raphaël ou des amours de Watteau ! Quel dommage que nous ne puissions nous aider de la vue pour contempler cette incarnation miraculeuse des rêves des poètes et des peintres !… »

Le professeur s’interrompit dans ses railleries qui dissimulaient mal un extrême embarras ; et, d’une voix sérieuse :

« Le « petit » soufre de son aile brisée ! Sous ma pression, il résiste et se débat. Écoutez ! on dirait un gémissement ! »

Les deux artistes restèrent pétrifiés d’émotion. À leurs oreilles, un bruit arrivait, très distinct, une plainte douloureuse, inarticulée, mais très perceptible, un grognement sourd, échappe à la bouche de l’enfant surnaturel dont forme et couleur semblaient interdits à leur vue par quelque sortilège au-dessus de la raison, par un charme plus puissant que toutes les lois de la physique.

Le professeur lâcha son patient invisible ; le grognement douloureux cessa aussitôt.

Tout à coup, le docteur poussa un cri.

« Du sang ! »

Et il agitait contre la vitre, pour mieux voir, ses doigts, teints d’une liqueur rosée qui faisait une tache humide sur la blancheur de sa peau, comme un sang vermeil, fraîchement épanché d’une blessure.

M. Miller ne riait plus. Son visage avait la pâleur des draps.

Enfin, littéralement suffoqué, abasourdi, il sauta sur son chapeau, balbutia quelques mots inintelligibles et gagna la porte de sortie, en priant les deux peintres de garder pour eux le secret de cette folie contagieuse…

Cette étrange affaire s’ébruita pourtant, et l’on a publié les noms de plus de cinquante personnes qui ont rendu visite à l’hôte invisible du peintre Julian Sax.

Et si vous allez à New-York, vous pourrez lire sur les registres de l’Académie des sciences de cette ville le procès-verbal des expériences tentées par la commission spéciale nommée dans le but de déterminer la nature exacte de ce phénomène incroyable, sans précédent connu.

Sur le journal spécial, on relève les indications suivantes : Poids du corps, 25 livres 7 onces. Chaleur 64° Réaumur. Si vous faites visite à M. Julian Sax, dans son atelier, il vous fera admirer un moulage en plâtre du bras droit de « l’enfant, » moulage d’une beauté merveilleuse.

Quant au sexe, les témoignages sont muets, et nous perdons peut-être l’unique occasion de savoir, une fois pour toutes, si les femmes sont anges ou démons…

Le « phénomène » dura cinq mois de la sorte. L’« enfant invisible, » pendant tout ce temps, parut reprendre des forces, sans pourtant quitter jamais le lit du peintre. Il ou elle s’était peu à peu apprivoisé, semblait sensible aux caresses de Julian, et manifestait sa joie à son approche, par de petits cris inarticulés. Sa nourriture ?

Aucun indice n’a montré qu’il ou elle en fît usage. La brisure de l’aile gauche semblait s être remise d’elle-même.

Un jour l’« enfant invisible » donna les marques d’une agitation extraordinaire. Julian Sax comprit que son pensionnaire était malade. Le toucher, seul moyen de communication possible, et dont les peintres et les visiteurs se servaient, comme des aveugles, le toucher révéla que la petite bouche de l’enfant s’ouvrait comme pour demander à boire.

Julian imagina de lui offrir du thé qu’on venait de servir. L’« enfant » avança ses lèvres, à la coupe, et but quelques gorgées du breuvage chaud. Par un phénomène inexplicable d’après les lois connues de l’optique, le liquide, en quittant la tasse de porcelaine, devenait aussitôt invisible comme la bouche qui le recevait ! Cette expérience fut la dernière.

Presque aussitôt après, le mystérieux enfant fut pris d’un tremblement violent ; ses petits membres s’agitaient en convulsions frénétiques, les ailes battaient avec un bruit de plumes très perceptible. Sous la main nue du peintre, la poitrine du petit être se soulevait dans un râle. C’était l’agonie de cette étrange existence.

Une heure durant, ces signes inquiétants se manifestèrent avec une force croissante. Subitement, tout mouvement s’arrêta. Le corps de cet être sans nom cessa de remuer.

Dans sa main, Julian sentit la petite main de l’enfant devenir tout à coup inerte. Puis il sembla au peintre que tout le mystère de cette incarnation invisible prenait fin. Ces muscles, cette petite tête, cette poitrine, ces membres délicats dont il caressait le contour, il lui sembla qu’ils se dissolvaient, se vaporisaient, s’évanouissaient entre ses doigts. Puis, plus rien, nulle trace. L’être mystérieux avait rendu l’esprit et s’en allait comme il était venu…

L’émotion causée par cette très curieuse aventure est encore vive parmi les savants d’outre-mer.

La majorité des pasteurs l’attribuèrent sans hésitation à Belzébuth.

« Folie contagieuse, obsession, suggestion, illusion endémique, de même nature que celle des anabaptistes et des convulsionnaires, » me dit le docteur Miller, au moment où je le quittai, après avoir noté les derniers détails de cette histoire que je dédie sans commentaires à Messieurs de la Physiologie.
 
 

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(Jehan Soudan, in La Vie populaire, n° 35, 1er mai 1884 ; Le Nord illustré, n° 17, dimanche 11 mai 1890 ; La Lanterne, supplément littéraire, huitième année, n° 514, dimanche 16 août 1891 ; avec une postface de Marc Madouraud : « Où un plagiat peut aussi présenter des qualités, » in Le Boudoir des Gorgones, revue de littérature étrange et fantastique, n° 12, Dijon : Les Aventuriers de l’Art Perdu, avril 2005 ; repris en volume dans le recueil Histoires de l’autre monde ; mœurs américaines, préface par Armand Silvestre, Paris : Charles Marpon et Ernest Flammarion éditeurs, 1884 ; réédité en 1889 chez le même éditeur, collection « Auteurs célèbres, » sous le titre : Histoires américaines illustrées. Collage de Max Ernst pour Une Semaine de bonté ou les sept éléments capitaux, volume III, « La Cour du dragon, » 1934)

 
 

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(in The Nation, a weekly journal devoted to politics, literature, science & arts [New York], volume XXXIX, n° 1002, jeudi 11 septembre 1884)