Parmi tous les fakirs dont s’enorgueillissait la principauté hindoustane de Janneymaar, il n’y en avait pas de plus vénéré que le vieux Kolla-Terral.

Sa vie était fertile en miracles. Il avait accompli les actions les plus extraordinaires à la grande admiration de ses compatriotes enthousiasmés. C’est ainsi que, dans ses moments d’extase, – et perfectionnant à merveille le jeu fameux des mages qui, en quelques instants, font germer et croître des tiges de blé dans le creux de leurs paumes, – il avait réussi à se faire pousser d’immenses poils dans la main. Ou bien mieux que ses congénères qui, rien qu’en fixant un sujet de leurs regards insoutenables et métalliques, lui extraient de la bouche des crapauds et des scorpions, il était capable, par des passes magnétiques, de leur tirer les vers du nez. Parfois encore, à l’imitation des derviches tourneurs, il entrait en transes et tournait à perdre haleine tout ce qu’on voulait : des pieds de chaise, des poteries grossières, des obus de tous calibres.

Kolla-Terral était à la fois tout puissant, famélique, irrésistible et vermineux. Son propre pouvoir l’éblouissait et quelquefois il en perdait la « boulh. » (1)

Pourtant, à la longue, il ne lui suffit plus de commander aux éléments, aux « khréduls » (2), aux animaux et aux plantes. Il voulut terminer sa carrière par un prodige incomparable. C’est alors qu’il songea à vaincre les limites de la nature humaine et à supprimer non seulement la maladie et la vieillesse, mais aussi la mort.

Il avait vaguement entendu parler d’un secret merveilleux, connu de ses ancêtres, mais dont la formule s’était trouvée perdue par la suite des temps et qui procurait l’immortalité à ceux qui la possédaient.

Il médita alors longuement, se livra à de terribles pratiques religieuses, macéra de longs jours dans un « bhokal » (3), s’obtura les yeux avec du papier collant et s’anéantit dans une insondable extase.

Au bout de sept ans et trois mois, il bondit soudain sur ses pieds décharnés. Une fureur prophétique et divinatoire le possédait. Se précipitant sur un vieux crocodile empaillé qui ornait à lui seul le fond de sa cabane, il déchira de ses ongles démesurés le ventre du saurien et y fouilla frénétiquement. Un nuage de poussière et de paille moisie se répandit dans la pièce. Mais bientôt Kolla-Terral sentit sous sa main un objet dur qu’il arracha triomphalement. C’était un petit coffret tout vermoulu en bois de gaufrier. Il l’explora et en sortit un morceau de vessie de tarentule parcheminée, tout couvert d’une écriture inconnue. Et le saint se mit à lire avidement. Soudain, il poussa des hurlements de possédé. Le secret était là.

« Pour vivre éternellement, dévoilait-il, il faut sans jamais s’arrêter remuer, nuit et jour, le pouce de la main gauche, en le repliant, puis en l’étendant constamment. De plus, il est indispensable d’immortaliser chaque partie du corps en y promenant pendant huit jours ledit pouce en perpétuel état d’agitation et en invoquant Brahma, Siva, Vishnou et autres divinités favorablement connues. »

À part l’orthographe sans doute archaïque des noms de dieux, Kolla-Terral comprit tout, lumineusement. Une frénésie prosélytique s’empara de lui. Comme un vivant exemple, il parcourut les rues, les places, les promenades et les marchés, en remuant son doigt avec vigueur et sérénité. À l’admiration de tous, il se l’agita successivement dans le nez, dans les oreilles, devant les yeux et sur l’abdomen. Et nombreux étaient ceux qui l’imitaient, attendant anxieusement le résultat de l’épreuve.

Un soir, il s’arrêta devant les marches d’un palais et s’y assit. Il voulait, ce jour-là, immortaliser sa bouche. Il y introduisit son gros orteil de la main gauche toujours frémissant et attendit. Mais, brisé par ses veilles, il s’endormit peu à peu. Une grande paix s’étendit sur lui et, tout en sommeillant, il sourit de bonheur.

Alors, tous les passants qui s’attroupèrent autour de lui connurent que le miracle était réalisé. Le secret de Kolla-Terral avait vaincu la mort, et de plus il permettait de remonter aux sources de la vie. Radjpoutes et manants tombèrent le front dans la poussière et comprirent en cet instant que le divin ascète, non seulement ne périrait jamais, mais qu’en suçant son pouce avec béatitude, il retombait tout doucement en enfance.
 
 

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(1) « Boulh, » mot hindou qui signifie « notion des objets extérieurs. »

(2) « Khréduls, » paysans de la principauté de Janneymaar.

(3) « Bhokal » signifie « complet état d’insensibilité. »
 

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(Albert de Teneuille, « La Page du dimanche, » in Le Matin, trente-neuvième année, n° 14088, dimanche 15 octobre 1922 ; Edgar Ende, « Fragmente, » huile sur toile, 1936)