Vers la fin du seizième siècle, un grand fléau décima les populations de la froide Norvège ; une maladie pestilentielle, désignée sous la dénomination de « la mort noire, » traversait lentement le pays du nord au sud. Pas un vallon, pas un village, pas une métairie qui ne fussent atteints. Une légende rapporte que cette peste avait été amenée, des confins de la haute Asie, par deux êtres surnaturels que l’on appelait « les époux noirs » et qui se montraient toujours armés, l’un d’un râteau, l’autre d’un balai.
Le caractère meurtrier de cette plaie publique a laissé dans le souvenir des habitants des montagnes une empreinte ineffaçable, et, encore de nos jours, on peut entendre de vieux montagnards répéter, à peu de variantes près, le récit des circonstances mystérieuses qui entourèrent l’arrivée de la « mort noire » dans leur bourgade, récit qui leur a été transmis par tradition orale et qui est à peu près celui-ci :
« Vers le milieu d’un certain jour, il y a longtemps, longtemps, un brouillard étrange enveloppa notre habitation, obscurcissant l’atmosphère. Pris de terreur, les hommes se précipitèrent dehors, afin de se rendre compte du phénomène. Quelle ne fut pas leur stupéfaction de voir monter du fond de l’horizon, au nord, un nuage noir ayant les contours de deux personnes enlacées. C’était, en effet, un homme et une femme, dont le premier portait un râteau et l’autre un balai. Poussé par le vent, le nuage s’avançait vers nous, paraissant raser la terre, et quand il fut assez près pour pouvoir être vu distinctement, les deux personnages se mirent à marcher.
C’étaient deux vieillards encore alertes ; leur peau était noire comme la suie des cheminées, et les prunelles de leurs yeux, blanches comme neige, se mouvaient avec une vivacité extraordinaire, donnant à leurs personnes un aspect diabolique. Pour tout vêtement, l’homme n’avait qu’une ceinture rouge, et la femme était drapée dans un voile noir, qui traînait sur la neige. Se tenant par la main, ils marchaient à pas lents dans notre direction. Devant l’entrée du village, l’homme se mit en devoir de ratisser le sol. C’était, disait-on alors, d’un heureux présage, car si, malheureusement, sa femme se fût servie de son balai, pas une âme de notre endroit n’eût échappé à la mort. Néanmoins, le fléau fit des ravages horribles : sur trois cents personnes qu’enfermait notre enceinte, cinquante seulement survécurent.
Après quelques jours, le même brouillard sinistre enveloppa de nouveau notre gaard (ferme), et, dans un nuage sombre, on vit les deux époux noirs s’éloigner vers le vallon voisin. Là, la femme se mit à balayer soigneusement le chemin qui conduisait aux habitations, signe certain que le village allait être transformé en une nécropole. De la sorte, d’étape en étape, le funeste couple traversa le pays jusqu’à la mer, d’où il partit pour d’autres contrées. »
Dans la Norvège, beaucoup de localités, ainsi privées de leurs habitants, tombèrent dans l’oubli, et ce ne fut souvent que dans le cours des siècles que le hasard fit découvrir, dans des vallons fermés par d’épaisses végétations, des ruines de maisons, d’églises et même de villages jadis populeux. Ces vallons, on les appelle : Trytledale (Vallée enchantée) ; ces maisons : Fynderhuse (Maisons perdues) ; ces églises : Underhirker (Églises miraculeuses) ; ces villages : Dœdebyer (Villes mortes).
À Halestrand, et surtout dans ses environs, on trouve encore de nombreuses traces d’anciennes habitations qui datent, à n’en pas douter, de l’époque de la mort noire. Dans plusieurs de ces ruines, on rencontre des restes d’objets mobiliers, et, dans une église en partie reconstruite en 1808, on voit des bas-reliefs qui attestent la même origine.
Un jour, au fond d’un bois situé sur les flancs du mont Kjœlen, un chasseur tira un chamois, et sa flèche butta contre un objet dur, rendant un son vibrant. Curieux d’en connaître la cause, le jeune homme écarta les végétations et il découvrit, sous des amas de débris vermoulus, les murs d’une vieille église et d’un clocher. Sur la cloche encore suspendue, étaient gravés ces deux vers :
Naar man tager mig fra her
Ingensteds jeg ringer mer !
Ce qui veut dire :
Quand d’ici on m’enlèvera,
Plus jamais on ne m’entendra !
L’originalité de la découverte et le son singulier de cette cloche attirèrent des fidèles et aussi des touristes. Un antiquaire de Christiania offrit une somme importante pour l’acquérir ; mais les habitants de la vallée, la considérant comme une relique sacrée, ne voulurent point s’en dessaisir. Toutefois, quelques années plus tard, le jeune seigneur du pays décida, malgré la protestation des paysans, de la faire transporter dans le beffroi de son château. Pour traverser un lac, il la fit charger sur un radeau. Mais l’esquif chavira, et la cloche disparut au plus profond des eaux. On fit mainte tentative pour la remonter, mais chaque fois que l’on parvint à la soulever jusqu’à la surface, elle retomba lourdement dans le lit qu’elle s’était choisi. Dépité, le seigneur fit publier à son de trompe qu’il donnerait le poids d’argent de la fameuse cloche à quiconque réussirait à la retirer. Alléchés par ces promesses magnifiques, d’aucuns consultèrent un visionnaire, qui déclara qu’il fallait, pour s’en emparer, le concours de dix frères, issus d’un même père et d’une même mère, à la condition expresse que la besogne fût accomplie dans un silence absolu, sans prononcer une seule parole.
Des familles aussi nombreuses étaient rares ; aussi, des années s’écoulèrent sans que rien fût entrepris pour reconquérir la merveilleuse cloche. Un beau jour cependant, descendirent des Nordenfields dix frères qui voulurent tenter l’aventure. Ils se mirent à l’œuvre, et la cloche était déjà posée sur le bord du radeau, quand le plus jeune des frères tomba épuisé en murmurant : « Oh ! à boire, pour l’amour de Dieu ! » Sa chute fit incliner l’embarcation, et la cloche, glissant, retomba au fond du lac, où on peut encore l’apercevoir aujourd’hui.
Il y a cent ans à peine, on découvrit encore, dans la vallée de Sæterdal, les ruines d’une ancienne église, cachée sous une épaisse couche de végétation sauvage et, dans un tronc en fer rouillé, on trouva des monnaies du règne de Marguerite de Waldemar. (1) Çà et là gisaient des squelettes d’hommes, noircis par le temps : probablement les dernières victimes de la mort noire. Un vieil ours avait choisi ce lieu pour sa retraite. On réussit à s’emparer de la bête, et sa peau, suspendue au-dessus du chœur, excite encore maintenant la curiosité des pèlerins.
Le souvenir terrifiant de la mort noire s’est perpétué de génération en génération, et dans les défilés des montagnes, les vieux bergers en parlent encore avec un superstitieux effroi. Ces braves gens, voyant parfois s’élever dans le nord des nuages sombres, indices précurseurs d’un ouragan, se signent en murmurant : « De la perfidie des époux noirs, délivrez-nous, Seigneur ! »
Toutefois, comme on n’a jamais plus aperçu rien qui ressemblât au fantastique râteau ni au redoutable balai, le couple légendaire perd de jour en jour son prestige parmi les générations modernes.
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(1) Reine de Danemark, surnommée la Sémiramis du Nord. Elle épousa, en 1363, Haquion, roi de Norvège, et, par le traité de Colmar, elle réunit, en 1397, le Danemark, la Suède et la Norvège.
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(Frédéric Dobritz, in Le Guetteur de Saint-Quentin & de l’Aisne, vingt-deuxième année, n° 125, supplément du numéro du dimanche 17 août 1890 ; article repris de L’Écho du Nord, politique, littéraire, industriel & commercial ; Arnold Böcklin, « Die Pest » [La Peste], tempera sur sapin, 1898 ; « Burgruine mit zwei kreisenden Adlern » [Château en ruines avec deux aigles tournoyant], huile sur bois, sd)