X

 

CASTEL-BIC

 
 

Quand la porte fut dûment refermée sur les agents, mon bon maître et moi, nous nous jetâmes, d’un élan, dans les bras l’un de l’autre.

« Enfin seuls ! nous exclamâmes-nous en même temps.

– Ah ! mon petit Cabri, poursuivit Pitoulet, avec des soupirs joyeux, nous l’avons échappé belle !

– J’ai terriblement faim, mon bon maître. »

Nous fîmes une solide collation, allâmes clore le laboratoire et, nous étant couchés, nous jouîmes rapidement d’un paisible et profond sommeil.

Le lendemain matin, dès que nous nous retrouvâmes dans la salle à manger, devant deux bols de chocolat, Pitoulet vint à moi, les mains tendues :

« Dire que j’ai oublié de vous remercier, hier, et de vous féliciter de votre présence d’esprit ! Votre histoire de somnambule a fait merveille.

– Oui, répondis-je modestement, ce n’est pas trop mal imaginé. Toutefois, à ne rien vous celer, je crois que nous n’en avons pas fini avec les curiosités de la police.

– Ah ! mon Dieu !

– Heureusement, fis-je en riant, elle ne pense pas qu’à vous… »

Un violent coup de sonnette retentit. Pitoulet, défaillant, s’appuya contre un meuble et je cessai de rire. Gudule entra.

« Un pneumatique pour monsieur Cabri. »

J’avais demandé à mon concierge de me faire suivre ma correspondance chez Pitoulet. J’ouvris le pli, le lus, et poussai un cri de joie.

« Écoutez, mon digne maître ! » Et je relus à haute voix :
 

« Cher Monsieur Mesmin,
 

La manière dont nous vous avons congédié, l’autre soir, nous a paru, à ma femme et à moi, après réflexion, un peu précipitée. Venez donc déjeuner demain à Castel-Bic. Notre Suzanne me charge de vous dire qu’elle sera heureuse de vous revoir. Cordial sentiment.
 

PANCRACE BIC

 

– Joie ! Joie ! Pleurs de joie ! m’écriai-je. Voilà le résultat de notre visite nocturne ! C’est à mon tour de vous remercier, de toute ma gratitude, grand et bon maître ! Vous m’excuserez de ne point déjeuner avec vous ?

– Trop heureux d’avoir réparé un malentendu dont j’étais la cause. »

La femme de charge entra, les journaux à la main. J’en dépliai un fiévreusement. En deuxième page, première colonne, nous lûmes :
 

« Un incident a troublé un instant la représentation de gala à laquelle assistaient nos augustes hôtes. Deux employés de théâtre, sous le coup de l’exaltation que leur causait le présence des souverains, ont fait irruption dévêtus sur la scène pour prendre part au ballet de Faust. Ils en ont été expulsés sur-le-champ. L’incident n’a pas empêché leurs Majestés de goûter la fin du spectacle, auquel elles n’ont pas ménagé leurs augustes applaudissements ; ils ont appelé dans leur loge et vivement félicité le Directeur de l’Opéra, qu’ils ont décoré de l’Ordre pour le Mérite Chorégraphique ; ensuite, ils se sont retirés, accompagnés par le Chef de l’État, visiblement enchantés de leur soirée. »
 

Nous ouvrîmes d’autres feuilles : elles contenaient toutes le même entrefilet, évidemment inspiré.

« Vous le voyez par ce communiqué, dis-je à Pitoulet. La question est réglée. L’affaire est étouffée. Cette abracadabrante histoire de machinistes exaltés prouve l’embarras dans lequel la Police s’est trouvée pour expliquer l’inexplicable.

– Tant mieux, mon Dieu ! » soupira-t-il.

Mais, en feuilletant plus avant, nous trouvâmes quelques articles relatifs à la chasse aux fantômes, bien divers, ceux-là, et montrant à quel point le même fait se trouve toujours différemment rapporté par les témoins.

Un journaliste écrivait :
 

« Hier soir, vers dix heures, sur les quais, la foule des promeneurs a pu assister à un curieux phénomène météorologique : deux nuages affectant vaguement la forme humaine ont couru à fleur de sol et se sont dissipés peu après. Il y a eu quelques accidents causés par la bousculade, chacun courant pour voir le phénomène. »
 

Un autre :
 

« Une certaine quantité de vapeurs lourdes s’est échappée d’une usine de Billancourt et a roulé, hier soir, en volutes le long des quais. Quelques personnes en ont été incommodées, mais des soins empressés ont pu avoir raison de ce commencement d’asphyxie. »
 

Un autre encore :
 

« L’avenue de l’Opéra a été hier soir le théâtre d’une courte bagarre. Quelques personnes ayant crié : « Des fantômes ! » toute la foule, en proie à une hallucination collective, a cru distinguer des fantômes dans une nappe de brume produite par la chaleur. Nouvel exemple de l’esprit d’imitation des masses, que le grand psychologue Alfred Tarde aurait à coup sûr relaté dans son ouvrage immortel. »
 

Et un autre :
 

« Quelques mauvais plaisants ont fait exploser hier soir des pétards dans l’avenue de l’Opéra, malgré la défense officielle. Une épaisse fumée s’est dégagée, causant une légère panique. Les auteurs de cette stupide plaisanterie ont été conduits au Dépôt. »
 

« Allons, dis-je en posant les feuilles, vous pouvez dormir tranquille. L’essentiel est qu’aucun reporter n’a songé à établir une relation entre les fantômes de la rue et les grotesques du théâtre. Là-dessus, permettez-moi de prendre congé…

– Quand vous reverrai-je ?

– Je viendrai vous serrer la main dans le courant de la journée. »

Et je m’en allai vivement chez moi, pour endosser un séduisant complet. En regagnant, vers midi, la rue La Fontaine, je ne remarquai rien d’anormal devant la maison de Pitoulet et, rempli d’un radieux émoi, un bouquet de roses blanches dans la main, je sonnai au seuil du paradis.

Bic m’offrit le rude « shake-hand » de l’amitié ; je baisai la main de Mme Bic qui me contemplait d’un air apeuré, auquel je feignis de ne pas prendre garde. Suzanne survint, accompagnée de Fredaine. Je lui offris mon bouquet et je connus la félicité de déposer sur son front un ardent baiser, tandis que mes mains étreignaient les siennes. Puis je m’écriai gaiement :

« Le voilà donc guéri, ce bon petit fox ! J’ai longuement songé à l’aventure et trouvé l’explication du phénomène qui m’a valu vos rigueurs ! Il était malade, le pauvre chéri, et j’aurais dû, quoique congédié, revenir avec un vétérinaire.

– C’était en tout cas une étrange maladie, répondit Suzanne. Mais il s’est guéri tout seul. Peu après votre départ, il a repris sa forme naturelle.

– Vous voyez, ma chérie, que je n’y étais pour rien.

– Je vous demande pardon… »

Nos regards amoureux s’entre-pénétrèrent.

« Quant au lapin, repris-je après un doux silence, il est simplement entré par la fenêtre… »

Les parents Bic m’écoutaient et, en les regardant du coin de l’œil, je vis la mère, derrière sa fille, hocher la tête d’un air de doute, en soupirant.

On se mit à table ; je me montrai, au cours du repas, étincelant de verve et d’esprit, et sentis que Suzanne m’adorait plus que jamais.

En revanche, je compris que ses parents gardaient sur le cœur des questions qu’ils n’osaient poser devant elle. Je ne fus donc pas surpris, le déjeuner fini, de les voir éloigner Suzanne sous un prétexte et se donner un mal énorme pour amener, sans qu’il y parût, l’entretien sur la scène nocturne.

« Avez-vous bien dormi, cette nuit ? me demanda Mme Bic.

– Certainement, répondis-je. Pourquoi ?

– C’est que nous avons rêvé de vous… Nous vous avons vu en songe, dit son mari.

– Très flatté.

– Et nous avons pensé, reprit-elle, que peut-être, « par télépathie, » vous aviez rêvé de nous.

– Je vous avoue que non, repartis-je. Mais, si j’avais pu prévoir, je me serais fait un plaisir…

– Il y a des circonstances si bizarres – poursuivit-elle, avec un gros soupir, – dans l’ordre télépathique. On revoit souvent des amis, des parents lointains, ou même disparus…

– En rêve ? fis-je ingénument.

– En rêve, ou même à l’état de veille.

– Par évocation, alors. J’ai assisté, dis-je avec un grand sérieux, à des apparitions d’esprit, provoquées par des médiums. Si la question vous intéresse, je vous prêterai de bons auteurs, Boirac, Richet, le colonel de Rochas…

– Est-ce qu’il y a aussi, me demanda Mme Bic, des apparitions spontanées ?

– On en cite.

– Et les « doubles » ? Qu’est-ce que les « doubles, » au juste ?

– Je vois, chère Madame, dis-je en m’inclinant, que le vocabulaire spirite n’a pas de secret pour vous. Les « doubles » sont les enveloppes astrales, impérissables, de l’être terrestre et mortel. Nous avons chacun notre double. Quand nous disparaissons, il nous survit et devint notre « esprit. » Mais ceci nous mènerait loin, et je crains…

– Oh ! poursuivez ! » supplia Mme Bic, attachée à mes lèvres.

Je répondis solennellement :

« Ce sont là des sujets graves dont il ne convient pas de causer sans précaution, et puis, achevai-je à mi-voix, d’un ton ému et comme craintif, s’il faut tout vous dire, certains de mes amis ont déjà vu mon « double, » et – entre nous – je n’aime pas parler de cela. »

Paf ! sur le crâne !… Les deux époux vacillèrent et se regardèrent longuement. Mme Bic fit un geste, précurseur apparent d’un aveu, mais, sans doute, elle n’osa… Suzanne reparut. L’entretien finit là ; nous entreprîmes, ma fiancée et moi, dans les allées du jardin, une promenade sentimentale, et je la quittai en lui jurant de revenir la voir le lendemain.
 

(À suivre)

 
 

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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 461, 1er septembre 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)