Si vous voulez comprendre quelque chose à mon récit, retenez bien ce fait, que je suis le plus nerveux des hommes. Tous les médecins qui m’ont soigné depuis ma tendre enfance (et le nombre en est grand, puisque je ne me suis jamais bien porté quinze jours de suite) ont signalé, à première vue, la surexcitation extraordinaire de mes facultés. Au collège, je donnais à mes camarades le spectacle de mes accès de somnambulisme. À la première infidélité de ma première maîtresse, je tombai dans d’affreuses convulsions, et vers l’âge de vingt-trois ans, à la suite d’une maladie grave, je suis resté pendant six heures dans un état alarmant de catalepsie. Ai-je besoin d’ajouter que les tables tournent, bondissent et jasent infailliblement sous mes doigts, et qu’aux premières passes d’un magnétiseur doué d’une volonté tant soit peu énergique, je tombe profondément endormi ?
Cette tentation m’est venue un moment de faire fortune en livrant à la curiosité publique les phénomènes de mon sommeil et de ma seconde vue ; mais il était trop facile de prévoir que si j’abandonnais chaque jour ma personne aux chocs brutaux de vingt curieux, entrant à la file en communication avec moi, j’étais mort au bout de six semaines. Donc, point de célébrité, point d’équipage à la porte cochère, ni de femmes voilées se glissant par le petit escalier, point de consultations à prix d’or : un calme absolu autour de moi et une honnête médiocrité dans mes revenus. Le docteur R… assure qu’à cette condition, tout frêle que je sois, je puis vivre jusqu’à cent ans. Je ne me fie qu’à ce cher docteur, mon ami intime ; lui seul use avec discrétion de sa puissance magnétique ; lui seul dose convenablement le mystérieux fluide, d’après l’état de ma santé et les variations de l’atmosphère. Dans l’intérêt de la science, mais fort rarement, je consens à m’endormir sous les yeux de deux ou trois spectateurs choisis, bienveillants, tels par exemple que le peintre Robert J… et mon ancien camarade de collège Jacques Auvray.
Il y a huit jours, une dame toute gracieuse, dont le nom est un secret, sollicita avec une ferveur irrésistible la permission de voir de ses yeux et d’entendre de ses oreilles un prodige qui jusqu’alors l’avait trouvée incrédule. Je résistai d’abord aux plus séduisantes requêtes, mais combien de temps pensez-vous que l’entêtement d’un homme puisse tenir contre la curiosité d’une femme ? Par bonheur, je ne me trouvais pas dans une phase d’agitation maladive, et le docteur m’assura que je pouvais, sans courir le moindre risque, tenter une expérience. On choisit l’heure du rendez-vous : sept heures du soir ; et, à sept heures moins un quart, ma belle amie, soigneusement voilée, escortée d’une cousine ou sœur de lait, frappait à ma porte deux petits coups timides, presque tremblants. Je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer tout bas que jamais elle n’arrivait un quart d’heure d’avance aux rendez-vous que nous avions à passer en tête-à-tête ; mais je perdis bientôt l’envie de bouder en recevant sur les doigts le plus mignon des coups d’éventail, et en regardant Mme *** tout bouleverser chez moi, jusqu’à l’arrivée du docteur.
Celui qui n’a jamais vu une femme aimée faire le tour de sa chambre, passant en revue les dessins et les aquarelles suspendus aux murs, furetant sur les étagères, ouvrant les livres ou cassant une ou deux porcelaines, n’a pas été complètement heureux en ce monde.
À la grande anxiété de mes deux visiteuses, R… se fit un peu attendre, et lorsque enfin il se présenta, ce fut avec un front soucieux que je ne lui connaissais pas. Il s’excusa assez brièvement près de ces dames d’un retard involontaire.
« Qu’avez-vous donc, mon ami ? lui demandai-je en le regardant avec attention ; vous paraissez troublé. Seriez-vous souffrant ?
– Point du tout, répondit R… avec un sourire grave ; vous me voyez, au contraire, dans l’attente d’un heureux événement. Je vous disais hier que d’ici à quelques jours Mme R… me rendrait père pour la première fois, et ce soir, en la quittant, j’ai cru deviner que le grand moment approchait… demain matin peut-être… C’est pourquoi je vous demanderai la permission d’abréger un peu notre séance magnétique. La soirée est orageuse, l’air chargé d’électricité ; vous allez vous endormir en un clin d’œil, et dans vingt minutes, une demi-heure tout au plus, je vous réveillerai. Mon domestique sait que je suis chez vous ; dans un cas urgent, il viendrait m’avertir.
– Pouvez-vous m’assurer, demandai-je avec un peu d’inquiétude, que je n’aurai pas à souffrir de votre agitation ? Vous savez que lorsque vous éprouvez quelque malaise moral pendant que je suis soumis à votre influence, vous me mettez hors de moi par contrecoup.
– Soyez tranquille, mon cher, je me maîtrise. »
Ma visiteuse et sa cousine qui tremblaient, pendant ce court entretien, que la partie ne fût remise, poussèrent ensemble un soupir de satisfaction. J’allai m’étendre dans un grand fauteuil à oreilles, près de la fenêtre, et disposai tous mes membres pour dormir commodément. Dans son invincible défiance, ma chère consultante avait déclaré que rien ne pourrait la convaincre, sinon des révélations personnelles, et que je serais tenu de lire à livre ouvert au plus profond de son cœur. Pouvait-elle m’offrir une plus grande preuve d’amour et de fidélité qu’en livrant ainsi à mon examen tous les secrets de son âme ?… et pourtant (qu’elle me le pardonne) j’avais fait jurer la veille au docteur R… que si l’épreuve amenait quelque découverte désagréable, il ne me la raconterait pas à mon réveil.
R…, contrairement à son attente, eut quelque peine à m’endormir. Sa volonté n’était pas assez concentrée sur un seul point, ses idées s’éparpillaient. Cependant, piqué au vif par le malin et triomphant sourire de nos deux spectatrices, R… redoubla d’efforts, et je tombai enfin dans un profond sommeil. Quand je dis profond, je me trompe. Les distractions, les préoccupations du docteur ôtèrent au phénomène magnétique une grande partie de son intensité, et, la preuve, c’est qu’au lieu d’oublier complètement ce qui se passa, comme il m’arrivait ordinairement, je me rappelai le lendemain les moindres accidents de mon sommeil, comme on se rappelle un rêve après avoir dormi d’un sommeil ordinaire. Je me souviens, par exemple, que le docteur commença par me transmettre cette question :
« Que pense Madame de l’expérience que nous tentons devant elle ? »
Je répondis que, la veille, Madame niait hardiment tous les faits de l’ordre magnétique ; qu’en montant mon escalier et en frappant à ma porte, elle venait d’être saisie d’un doute qui ressemblait presque à de la peur et qu’à cette heure il ne fallait plus, pour la convaincre, qu’une preuve tant soit peu décisive. Puis, comme R… s’en retournait en idée chez lui et que je suivais ses impressions avec une fidélité scrupuleuse, j’ajoutai :
« Vous êtes fort inquiet ! De grâce, docteur, contenez-vous ; vous me faites mal. Ramenez-moi près de ces dames. »
R… entama une seconde question, mais, au beau milieu de sa phrase, il s’arrêta court. Je ressentis une commotion terrible, et sans rien voir ni rien entendre, je compris qu’un domestique entrait précipitamment en réclamant, au nom de Mme R…, la présence indispensable du docteur. Je fis un effort pour parler, car je sentais la plus grande part de mon intelligence s’éloigner de moi, s’arracher de mon sein. R… courait chez lui sans songer à me réveiller ! Je le voyais au bas de mon escalier, le visage bouleversé et la tête nue (son chapeau restait là dans ma chambre). Il emportait ma pauvre âme avec lui ! Je fus obligé de passer par toutes les angoisses qu’il éprouvait et j’eus un moment d’espérance quand cette réflexion traversa son cerveau :
« Pauvre Alfred ! que j’ai laissé endormi entre ces deux dames ! Que va-t-il devenir ? »
Mais j’appris à mes dépens, ce soir-là, combien est faible l’amitié au prix de la tendresse de l’époux et de l’orgueil du père. Tout entier à sa chère Fanny, R… cessa si complètement de s’occuper de moi que le lien qui tenait ma pensée enchaînée à la sienne se relâcha peu à peu et finit par se dénouer tout à fait. Mon âme, abandonnée à elle-même dans un état d’impuissance et d’engourdissement qu’on ne saurait décrire, erra pendant quelque temps dans le silence, dans l’oubli. Jamais je n’ai rien éprouvé de plus semblable au néant. Je ne vivais que par un faible regret d’être incapable de penser tout seul. Au milieu de ce naufrage moral, mon âme en dérive fut brusquement saisie et ramenée à l’existence par un sauveur qu’elle n’attendait pas. Mon camarade Jacques Auvray songeait à moi.
Jacques possède un assez beau fluide, et, deux ou trois fois, il m’en a fait subir la puissance. Sa volonté était donc assez forte pour ressaisir au vol mon âme égarée, que la direction supérieure de R… ne faisait plus aucun effort pour retenir. Je me précipitai vers Jacques Auvray, comme un corps se précipite dans un tube où l’on fait le vide. Jacques était assis, ou plutôt à demi couché, sur son petit canapé d’étoffe algérienne ; il fumait avec délices dans une pipe orientale. Une de ses pantoufles (je devrais dire une de ses babouches) gisait sur le tapis ; l’autre se balançait nonchalamment au bout de son pied. Sa main fine se perdait dans une grosse touffe de cheveux blonds, ondoyants, légers, lumineux ; une tasse de café sans sucre, détestable régal pour tout autre qu’un fils de Mahomet, reposait, à demi pleine, sur un étroit guéridon, à portée de la main du fumeur Or, voici à quel propos Jacques me faisait la grâce de songer à moi.
« Alfred, disait-il mentalement, aurait mieux fait d’écouter, ce soir, le cours de géologie que de dormir niaisement au nez d’une jolie femme. Ce brave garçon, dont le timbre est un peu fêlé, eût été ravi de parcourir, dans la compagnie de notre professeur, des terrains fantastiques, entassés les uns sur les autres depuis quelques milliards de siècles. Et puis il y avait là une gracieuse dame brune, en chapeau rose, qui m’a fait embrouiller plus d’une fois le Trias, la craie tuffeau, la grande oolithe, la marne irisée, avec son adorable petit nez en l’air… Que la géologie serait une belle science si on pouvait penser qu’elle dit seulement deux mots de vrai ! Mais, en dépit de ses nomenclatures savantes et des collections dont on l’honore, cette science-là n’est pas une science. C’est de la fantaisie toute pure, un songe d’Hoffmann ou d’Edgard Poë [sic]. On devrait laisser cela aux poètes : l’Académie n’y entendra jamais rien… Ah ! je donnerais ma pipe pour un quart d’heure de conversation avec le plus chétif des mastodontes !… »
Et je suivais la pensée de Jacques, je m’y plongeais ; son idée fixe devenait mienne. Je ressentais des palpitations inconnues, une soif de savoir ou plutôt de deviner, qui allait jusqu’à la torture.
Ce globe que nous connaissons encore si mal, quel aspect avait-il à ses heures de convulsion et pendant ses périodes de repos ? Quelles races le peuplaient avant la nôtre ? Un débris d’ossement, une pierre où l’on voit l’empreinte des pieds d’un oiseau, quelque poisson aplati que l’on découvre au fond d’une carrière, des échantillons anthropologiques plus ou moins dolichocéphales ou brachycéphales, rangés sur des tablettes et mesurés avec le crochet sphénoïde, qu’est-ce que cela prouve ? Faites donc un tableau ou une légende avec ces misérables restes. D’ailleurs, ce sont là des débris tout modernes, relativement parlant, et il se peut qu’avant les créatures dont nous recueillons les vestiges, il en ait existé d’autres si parfaitement annihilées aujourd’hui que nous n’en retrouvions plus la moindre trace. N’y aurait-il pas eu des hommes parmi ces inconnus ? Des hommes ! Nous ressemblaient-ils entièrement ? Ah ! voilà la grande question à l’ordre du jour. Nous nous trouvons si beaux que nous avons besoin d’imaginer le Créateur préludant par des ébauches à l’apparition de son chef-d’œuvre. Au fait, si nous ne sommes qu’une variété de l’espèce, ce serait un grand plaisir de connaître nos prédécesseurs… et surtout nos successeurs.
À ces questions qui se pressaient dans mon esprit succédèrent bientôt les merveilles de la double vue. Une lumière d’une pureté dont rien n’approche, pas même le rayon le plus argenté de la lune, m’enveloppa tout à coup, et je planai sans effort dans l’espace immense. Mon regard éperdu, en cherchant quelque objet sur lequel il put se reposer, rencontra à une profondeur dont le souvenir me donne aujourd’hui le vertige, des îles, des montagnes et une vaste étendue bleuâtre… la mer, sans doute.
« Voilà, pensai-je avec un tressaillement comme dut en ressentir Colomb à l’aspect de San Salvador ou Núñez de Balboa à genoux sur son rocher en face de l’Océan, voilà le monde disparu qui ressuscite pour moi seul ! Voilà la Terre qui a précédé ces vieux porphyres, ces granits au-delà desquels nos savants n’imaginent plus rien ! »
Je m’abaissai joyeusement vers ce rivage, conquête de mes ardents désirs, et j’éprouvai une émotion indicible en posant le pied sur le sol. Ma première remarque fut pour ce sol lui-même, si différent de nos terrains d’aujourd’hui : pâle, transparent, il ressemblait à nos stalactites. Çà et là, des veines aux tons doux et laiteux comme de l’agate ondoyaient à sa surface ; par endroits, il était si limpide que je distinguais, bien au-dessous de moi, des racines d’arbres entrecroisées, les mille réseaux d’une source, en un mot les veines de ce globe étrange. Une poignée de poussière quasi impalpable, que je ramassai pour l’étudier à loisir, s’envola à perte de vue dès que mon souffle passa sur elle, et pourtant ce souffle était si contenu que, sur une de nos grèves, il n’eût pas dérangé un grain de sable. J’étais avide d’explorer à la fois les plantes, les eaux, les monts, les habitants ; la mer baignait presque mes pieds. J’allai au plus proche ; je me penchai pour contempler les vagues, et j’essayai d’en recueillir quelques gouttes ; mais l’eau, trop fluide, s’échappait, en moins d’une seconde, à travers mes doigts fortement serrés. J’y entrai jusqu’aux genoux pour renouveler ma tentative : ce fut peine perdue, et je ne rencontrai guère plus de résistance en marchant dans ce singulier élément qu’en traversant une épaisse couche de brouillard. Certes, il m’eût été impossible de nager, mais je crois que j’aurais pu me promener à une certaine profondeur au-dessous de la surface de la mer sans perdre la respiration, tant l’air y circulait librement.
À quoi bon poursuivre des vagues insaisissables ? Le rivage m’appelle. Je reviens sur mes pas, et vais regarder de près un groupe d’arbres qui s’élève à peu de distance de la plage. Les tiges élancées, rondes et jolies, de ces arbres ne sont pas plus opaques que le sol où elles prennent naissance, et je vois, à travers leur frêle écorce, des fibres, des canaux où monte la sève, comme, dans le sein de la terre, je vois leurs racines s’enrouler capricieusement. Oui, lorsqu’après des siècles de courses vagabondes, semblables à celles des comètes, les gaz qui formaient notre planète, alors d’un volume immense, se condensèrent sous un premier degré de refroidissement, ils furent ainsi cristallisés et formèrent cette Terre plus vaste et moins dense que celle d’aujourd’hui. On dirait que tout est prêt à retourner en vapeur. Les feuilles qui tombent en grappes, d’un vert pâle, sont plus minces et plus ténues que nos plus fins papillons de soie. Nos feuillages les plus délicats paraîtraient grossiers et lourds à côte de ces lobes élégamment découpés. Au pied des arbres, l’herbe, fine et mœlleuse comme un tapis de velours, est mêlée de fleurs toutes diverses, toutes ouvrant à la lumière leurs corolles exquises dont pas une ne garde pendant dix minutes la même couleur : elles changent de nuances, comme des opales, chaque fois que l’air les agite en passant ; j’en veux cueillir une, je ne saurais dire qu’elle se brise, mais qu’elle s’évanouit en poussière diamantée. Un faible et suave parfum se répand autour de moi, et, tandis que je cherche en vain les débris de la pauvrette, écrasée par ma main brutale, un oiseau s’élève du sommet des arbres, gracieux, blanc comme un cygne ; son aigrette, mince filigrane d’argent, tremble au soleil ! C’est le premier être vivant que je rencontre depuis le commencement de ma vision, et je le suis longtemps des yeux avec une sorte de tendresse.
Mais voici là-bas un dôme brillant, d’une telle régularité que j’y vois une œuvre d’art plutôt qu’un caprice de la nature ; la main de l’homme a passé par là et mon cœur bat à l’idée que je vais me retrouver face à face avec les anciens rois de la Terre. À mesure que j’approche, mes conjectures se changent en certitude. C’est bien un monument que j’ai sous les yeux. Les matériaux en sont empruntés au sol éclatant que foulent mes pas. Mais ce n’est point une façade rectangulaire qui se déploie devant moi : c’est une vaste rotonde dont l’enceinte se gonfle et fuit alternativement avec des ondulations serpentines ; je franchis une porte en plein cintre que ne soutient aucun pilier. La ligne courbe qui forme cette arcade part du sol et y revient sans s’appuyer sur un fût, un chapiteau ou seulement un dé. Quelle éblouissante et bizarre perspective créa le génie de nos devanciers ! De longues galeries partent d’un rond-point et courent, non pas en droite ligne, mais en spirales, en S, en volutes multipliées dont les combinaisons lasseraient le plus fantasque de nos géomètres ; elles se croisent, forment des roses d’où elles rayonnent de nouveau pour revenir encore sur elles-mêmes, sans jamais former un seul angle. Les voûtes n’ont point d’arêtes aiguës, mais des renflements ou des dépressions soigneusement arrondies ; les planchers mêmes ne sont pas soumis à un niveau inflexible ; ils forment de légères concavités et s’élèvent doucement pour se joindre aux murailles sinueuses sans qu’on distingue précisément où finit le sol, où commence l’élévation. Ma vue s’égare à travers des cercles et des ellipses sans fin, et, par les coupoles ouvertes, entrent des flots de lumière ; ils passent, légèrement tamisés, à travers toutes les parois, formant des milliers d’arcs-en-ciel qui varient à chacun de mes pas. Je puis me croire dans un palais d’eau irisé par le soleil.
Depuis longtemps, je marche sans rencontrer personne et l’aspect du monument m’absorbe à ce point que j’oublie presque le principal objet de ma curiosité : l’homme à qui doit appartenir ce merveilleux séjour ; mais des voix qui s’interpellent et se répondent à peu de distance m’annoncent la plus solennelle des apparitions. Rappelez-vous le son de deux coupes de cristal heurtées l’une contre l’autre, et vous aurez une idée de ces voix musicales, pénétrantes, qui me guident vers mes hôtes inconnus. Indécis, presque tremblant, je m’avance au milieu d’une nombreuse réunion sans que nul paraisse me voir ou m’entendre. Cet ancien monde renaît pour moi, mais je n’existe pas pour lui, et peu à peu je retrouve assez de calme pour me livrer à un minutieux examen.
Tout d’abord, ceux qui m’entourent me paraissent une troupe de frères d’une ressemblance frappante. Ainsi que dans un pays lointain, Australie, Tartarie, Abyssinie, nous remarquons les traits saillants d’un type avant d’apercevoir des nuances individuelles, ces créatures humaines me semblent des portraits cent fois répétés d’une seule et même personne. Si vous avez le bonheur d’entrevoir en rêvant, tout éveillé, sur les pages d’un poète, les Willis qui dansent la nuit, la pointe du pied posée sur les feuilles de nénuphar, la figure aérienne de Lorelei, la fée des Alpes, qui passe comme un éclair dans la cascade, sous le regard de Manfred, les deux anges de la Messiade, réconciliés et volant l’un vers l’autre pour se fondre dans un baiser, vous pouvez vous imaginer les formes élancées et charmantes de la première race humaine… Ce sont des êtres gracieux plutôt qu’imposants, souples, agiles, adroits et sans force.
À peine si l’on voit courir autour des lèvres des hommes un duvet soyeux, doré chez les plus jeunes, tout à fait blanc chez les plus âgés. Leur tact doit faire honte à celui de nos aveugles, si j’en juge d’après leurs longs doigts effilés ; en revanche, c’est à peine si les mouvements les plus vifs font saillir des muscles sur leurs bras ronds et grêles. Un phrénologiste remarquerait sur-le-champ le développement extrême de toutes les protubérances qui sont le siège des sentiments ou de l’imagination : amativité, amour, bienveillance, penchant pour la poésie et le merveilleux. Il y a de la tendresse dans tous les regards, du charme dans toutes les attitudes ; les cheveux, fins comme la soie qu’on n’a pas encore dévidée, tombent en flots d’un blond pâle aux reflets d’argent. Il faudrait la palette d’un aquarelliste anglais pour reproduire les teintes suaves de cette peau plus transparente que celle d’un enfant nouveau-né, colorée par un sang d’un rose si tendre. La mobilité des traits me frappe, mais je ne trouve sur aucun visage ces sillons que tracent la volonté tenace ou les longues méditations. Là, comme sur notre Terre moderne, les femmes se distinguent des hommes par des contours plus élégants encore, une chevelure plus longue et un timbre de voix plus clair. Chacun se drape avec beaucoup d’art et de goût dans une seule pièce d’étoffe chatoyante, dont je touche en passant quelques plis, et qui me paraît légère comme un voile tissé par une fée avec des fils à la Vierge.
Je ne connais pas le langage que l’on parle autour de moi, mais je découvre des nuances infinies dans chaque son de voix, des intonations émouvantes qui me donnent des frissons de plaisir, comme certaines vibrations d’instrument quand une main intelligente les effleure. Dans un intervalle de silence, une femme se met à chanter. Je chercherais inutilement des mots pour donner une idée de ce chant délicieux, de ces notes ailées, de cette mélodie plus rêveuse que les rêves de Schubert. C’est seulement pendant les nuits embaumées de l’Asie qui le bengali ou bulbul, amoureux de la rose, donne à la solitude des concerts aussi enivrants. Presque tous les auditeurs, hommes et femmes, ont comme moi les larmes aux yeux et restent quelque temps sans rien dire quand la chanteuse cesse de se faire entendre.
Bientôt, par un admirable privilège, dû au sixième sens que le magnétisme développe en moi, je commence à comprendre les pensées qu’échange la foule. Tandis que mon esprit lit à livre ouvert dans les esprits, les paroles caressent mon oreille et forment un sorte d’accompagnement musical. Il ne s’agit ici que des plus subtiles distinctions entre les sentiments affectueux. On parle d’une personne absente. Quelle dose d’affection est-elle capable d’inspirer ou de ressentir ? Comment supportera-t-elle le départ d’un ami ? N’a-t-elle point un penchant involontaire pour un de ses enfants ? Plus loin, on questionne un jeune homme sur ses projets de fiançailles. Quelles qualité préférera-t-il dans une femme ? L’aimera-t-il mieux timide ou expansive ? Est-il plus sensible au plaisir de protéger qu’à la reconnaissance ? Deux vieillards, un peu isolés du cercle général se rappellent leurs filles, mortes toutes deux dans la fleur de la jeunesse, et leur poitrine se gonfle encore au souvenir des baisers paternels. Plus loin, un enfant vient offrir à son camarade favori un oiseau vivant, semblable à celui que j’ai vu planer au bord de la mer.
« Il est triste de vivre loin de ses amis, dit l’enfant à qui le don est offert ; laisse-le fuir si tu veux que je t’aime. »
L’autre ouvre aussitôt ses deux mains ; l’oiseau part à tire-d’aile, et les enfants échangent mille gracieuses caresses.
Certes, une vie entière ne suffirait pas pour étudier ce monde où, seul de notre race, je viens de pénétrer. Je ne l’abandonnerais jamais sans une curiosité nouvelle, et plus intense, qui me dévore à présent. Le passé est plein d’attraits et de révélations, mais combien plus désirable encore est le secret de l’avenir ! Puisque le temps n’est plus pour moi, ne puis-je connaître demain aussi bien qu’hier ? Quand nous aurons accompli notre tâche, serons-nous dépassés par une race d’un génie supérieur au nôtre ?…
Je me débats contre les voiles que je ne puis soulever encore, et je ne sais quel sentiment me dit que mon dernier souhait est tout près d’être exaucé. Des figures indécises flottent autour de moi, dans une épaisse vapeur ; une angoisse indéfinissable me saisit ; on dirait qu’un tourbillon de vent glacial m’emporte brusquement vers une autre sphère. Ma poitrine est oppressée et le sang bourdonne douloureusement à mes oreilles… Le passé s’enfuit, je n’ai pas conscience du présent. L’avenir, voici l’avenir !
Je fais un effort cour regarder autour de moi, et je vois… (ce terrible souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire) je vois le plus effrayant ouvrage de destruction que les prophètes du dernier jugement aient entrevu, en écoutant, à travers les siècles futurs, le signal des trompettes angéliques. Voici donc la Terre… notre Terre. Mais combien changée !
À perte de vue s’étendent des plaines dénudées qu’entourent des gouffres aux noires profondeurs. À côté de vagues de bitume qui bouillonnent encore se précipitent des eaux furieuses. Des nuages sombres, auxquels se mêlent des colonnes de fumée, semblent peser sur cette vaste plaine ; à travers des sommets bizarrement découpés et tout chancelants sur leurs bases, roulent des masses de noires vapeurs ; l’horizon est éclairé par des lueurs livides, lueurs d’orage ou d’incendie, laves embrasées qui jaillissent de quelque volcan nouvellement apparu. Je frissonne au bruit lugubre des flots qui battent le rivage avec une rage inaccoutumée, à la chute des blocs mal assurés qui s’écroulent, aux puissantes rafales du vent, aux murmures confus qui semblent les plaintes de ce monde sillonné de blessures. Plus rien qui rappelle l’existence et le passage de l’homme ! Je me trompe : un seul a survécu au désastre. Il est étendu, pâle, évanoui, respirant à peine, sur le bord d’une roche dont les secousses l’ont épargné par hasard ou par miracle. Près de lui gît un arbre renversé, seul débris de l’ancienne végétation qui ne soit pas englouti au fond de l’abîme. Cet homme est pour moi comme un ami, comme un frère ; j’ignore son nom et son passé, mais qu’importe ? C’est le dernier de nous tous.
Nos voluptés, nos souffrances, nos travaux, nos haines, nos doutes, nos audaces, cet être seul les connaît encore, et quand il aura rendu le dernier soupir l’humanité sera morte. Il se ranime, il soulève son front, où se révèlent l’intelligence et l’énergie ; il ouvre les yeux et un cri déchirant retentit dans le désert, dont les échos lointains se le renvoient ironiquement. Ô terreurs des combats, dangers communs, craintes partagées, qu’étiez-vous près de l’angoisse qu’éprouve l’homme, seul au milieu de ce morne chaos ? Ses clameurs perdues ne sont entendues que de lui-même. Sans but, sans espoir, il bondit parmi les écueils nouvellement formés, risquant à chaque pas de s’engloutir dans le naufrage universel ; son pied glisse ou s’enfonce ; il franchit des torrents sur des ponts mal assurés qui s’affaissent derrière lui ; mais la peur folle le pousse toujours en avant.
Longtemps, le vertige de la solitude le chasse au hasard ; il va, sans savoir d’où il est parti ni par cruels lieux il a passé. Oh ! s’il rencontrait un autre échappé de la destruction, s’ils étaient deux, ils oseraient peut-être regarder ! Il s’arrête enfin, épuisé, les pieds en sang, et pleurant de vivre en face d’un tel deuil. Quoi ! Le désastre n’a pas laissé une épave ! Hier, ou tout à l’heure, car il ne sait même pas combien de temps s’est écoulé depuis l’effrayante métamorphose, il y avait là une ville pressée, des étages, des palais, des rues trop étroites pour la foule des merveilles d’art amassées depuis des siècles… Paris… à quelle profondeur est enseveli Paris ? Le sens même de ces deux syllabes est perdu. La tempête et le gouffre méritent encore leurs anciens noms, et Paris n’existe plus que dans la mémoire effarée du dernier homme.
Est-ce bien là seulement qu’est enfouie la ville géante ? Ces lambeaux du sol, qui n’avaient jamais vu le jour et qui viennent d’être arrachés des entrailles de la terre pour lui former une nouvelle surface, n’ont-ils pas en se déchirant, en s’écrasant pêle-mêle, en faisant jaillir autour d’eux des trombes d’eau et de poussière, emporté bien au loin le sépulcre de Paris ? Mais quelque part que soit le survivant de la race éteinte, il foule la tombe de milliers de morts. De l’endroit où il est parvenu, il découvre une plaine sablonneuse nouvellement émergée, où des algues, des fragments de madrépores se mêlent à des poulpes et à des coquillages à demi broyés. Un poisson est resté engravé dans le sable, et là, voici une ancre de vaisseau. À cette place grondait et roulait un océan. Un oiseau de proie, foudroyé dans son vol, est tombé sur le tertre où l’homme vient de s’arrêter. Il le prend, le soulève entre ses mains, le regarde avec tristesse : celui-là a vu le soleil du temps des vivants ; c’eût été presque un compagnon…
Navré en face de cette cruelle agonie, je prie le maître inexorable de m’en épargner toutes les phases. C’est assez contempler la ruine des miens ; pour consoler mon âme qui se brise, il faut que j’assiste à l’avènement d’une créature plus brillante et plus parfaite ; que je vois enfin le premier de ceux qui vont peupler le monde nouveau !
Mais, au moment où cet appel s’élance de mon âme, le dernier homme se place devant moi et me jette un regard plein de reproches désespérés.
« Non ! dit-il ; par pitié, n’évoque pas ce lendemain maudit. Attends du moins que je sois anéanti à mon tour. Je serai jaloux du nouveau venu. Tant que nul ne règne ici, c’est encore la Terre des hommes… leur souvenir plane au-dessus d’elle. Ne me condamne pas à voir un autre favori du Ciel se dresser sur notre tombe comme sur un piédestal ! »
Emporté par un irrésistible besoin de savoir, et si près d’atteindre le but, je n’écoute pas la prière de l’homme qui est tombé à mes genoux et les étreint avec une force convulsive, en répétant : « Non, non, par grâce, ne l’appelle pas, ou tue-moi avant qu’il paraisse ! »
Toute l’énergie de mon âme se résume en ces mots : « Je veux ! À tout prix, je veux le voir ! »
*
« C’est un fils !… un garçon superbe ! »
Ce cri éclata dans mes oreilles d’une manière si imprévue que je fis un bond sur moi-même, me dressai sur mes jambes comme un corps galvanisé et retombai tout en sueur dans mon grand fauteuil.
Le docteur R… venait de me réveiller.
« Allons, mon ami, mon cher Alfred, disait-il en me faisant avaler une cuillerée de je ne sais quel cordial, je vous demande mille pardon de vous avoir abandonné à l’improvise, mais songez aux droits imprescriptibles de la famille… Quand vous serez tout à fait remis, vous me féliciterez, j’en suis sûr, de la naissance de mon fils, car je suis père !… et père du plus bel enfant !… Venez donc le regarder.
– Ah ! docteur, murmurai-je, vous m’avez éveillé au moment où j’allais voir un nouveau-né bien autrement intéressant que votre fils. »
Le docteur ne m’écoutait pas et se promenait en chantonnant par toute la chambre. Je ne l’avais jamais vu si sémillant. Soudain, il s’arrêta devant la cheminée.
« Qu’est-ce que ce billet à votre adresse ? demanda-t-il. La dame de vos pensées ne l’aurait-elle pas laissé là en se retirant, hier au soir ? »
J’ouvris machinalement le billet qu’il me tendait, et mes yeux, encore troublés, finirent par distinguer ces mots :
« Cher Alfred, je tiens pour vrai tout ce que vous m’avez conté du magnétisme. Il n’y a que le diable qui puisse faire dormir aussi imperturbablement un homme tendrement aimé pendant qu’on lui glisse à l’oreille ce que je vous ai dit tout bas ce soir. Je crois !… mais vous me faites horriblement peur ; et qui sait si la peur est compatible avec l’amour ? »
Je lisais à demi-voix et il me sembla que le docteur riait dans sa barbe, mais je songeais à peine à lui ; je ne me souciais même que fort peu du courroux de Mme Trois-Étoiles. La tête encore pleine des visions de la nuit, je me livrais au désespoir en me trouvant rappelé dans ce monde avant d’avoir pu pénétrer un des secrets de Dieu.
« Étonnant mystère ! murmurai-je tout bas. Ce ne sont plus là des conjectures de savant, des fantaisies de romancier… je n’ai rien inventé. La vérité s’est dévoilée aux yeux de mon âme. J’allais savoir le mot de l’imposante énigme. Oh ! si je pouvais un jour ressaisir la révélation qui m’a si malheureusement échappé ! »
Sans plus m’expliquer avec R…, j’ôtai ma robe de chambre, je passai mon habit, je pris mon chapeau et je sortis, aussi vite que me le permettaient mes jambes engourdies. J’allai droit chez Jacques Auvray et sonnai bruyamment. Le domestique de Jacques vint m’ouvrir avec une mine scandalisée.
« Mais, Monsieur !… Monsieur Auvray dort… il est six heures du matin.
– Il dort encore ? Eh bien ! je me charge de l’éveiller. N’ayez pas peur. Je prends tout sur moi. »
Et j’entrai sans façon dans une chambre à coucher aux rideaux et aux volets soigneusement clos.
« Jacques ! m’écriai-je en secouant mon ami par le bras, Jacques, éveille-toi. J’ai quelque chose de grave à te dire. Tu ne regretteras pas ton sommeil quand tu m’auras entendu »
Jacques fit toutes les simagrées d’un homme paresseux qui s’éveille à contrecœur.
« Je dormais si bien, gronda-t-il entre ses dents ; à qui en as-tu, mon cher ? Est-ce que tu veux te battre en duel ? As-tu assassiné ta maîtresse ?… As-tu pris part à un complot ? S’il n’y va pas pour toi de l’échafaud ou de la fusillade, tu es cruellement indiscret.
– Jacques, parlons sérieusement, pour l’amour du ciel.
– Tu viens me prier de parler sérieusement à six heures du matin, quand je suis à peine couché… J’ai passé la nuit à écrire. Je dors depuis un quart d’heure au plus. Va, nous causerons ce soir ou demain ; mes idées seront plus lucides.
– Impossible ! Il faut que je te raconte ce que je te dois, car c’est ton souvenir, Jacques, qui m’a lancé dans le monde d’où je reviens.
– Quel monde ? » demanda Jacques, en bâillant et faisant mine de se rendormir.
Je le secouai de nouveau et lui racontai très brièvement, pour qu’il ne succombât pas à la tentation du sommeil, comment le docteur R…, n’ayant plus souci de moi, sa pensée, à lui, Jacques, m’avait tiré de l’indifférence où je nageais comme dans une mer morte et mis sur une voie de découverte qui intéressait la science et la philosophie.
« Tiens, tiens, tiens, dit Jacques en s’asseyant sur son lit, cela pourra m’être utile. Justement, je ne savais comment finir. Conte-moi ta promenade, Alfred ; je t’écoute. »
Mon imagination surexcitée me prêtait un feu, une verve extraordinaires. Bientôt, je vis mon camarade donner les signes de la plus grande surprise, puis réprimer une forte envie de rire, puis enfin se rejeter sur son oreiller.
« Que le diable t’emporte pour m’avoir éveillé ! dit-il. Sais-tu ce que tu me débites là ? Ta Terre cristallisée, tes hommes dont la peau est aussi délicate que les sentiments, tes palais en lignes courbes, tout cela m’appartient. C’est le conte que j’écrivais cette nuit et que j’ai jeté de côté ce matin, faute de trouver une conclusion originale. Tu as lu mon manuscrit, voilà tout. Mais tu peux croire sur ma parole que la révélation divine n’est pour rien dans l’affaire. »
Là-dessus, Jacques, après m’avoir jeté un cahier où je retrouvai, dans tous ses détails, ma vision géologico-fantastique, se tourna du côté de la muraille et refusa obstinément de renouer la conversation.
Ce qui me désespère, c’est qu’en dépit de mes instances il n’a jamais voulu achever son conte, et que, privé du fil conducteur de sa pensée, je ne saurais maintenant, dans mon sommeil magnétique, atteindre le but une fois manqué. Mais, qui sait ? Ce que je ne puis voir en rêve, je le verrai peut-être en réalité, dans quelques milliers de siècles, du haut de l’étoile que j’habiterai.
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(Pauline Beauchet, in La Revue contemporaine, mai 1868 ; « Variétés, » in L’Époque, jeudi 28 mai 1868 ; John Martin, « Sadak in Search of the Waters of Oblivion, » peinture à l’huile, 1812 ; John Martin, « Pandemonium, » huile sur toile, 1841 ; Viktor Vasnetsov, « Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, » huile sur toile, 1887)