I

 

Il était minuit un quart, et il faisait, en dépit de l’heure et de la saison, car le printemps commençait à peine, une chaleur accablante.

Le corps affaissé, Hégésippus ployait sur ses coudes. Malgré le beau fouillis de livres et de papiers qui encombraient sa table, il ne pouvait travailler, et Florine ne venait pas, et maintenant il était trop tard.

Il tournait vers la porte pour la dernière fois des yeux amers, quand il entendit un bourdonnement sur le papier de la muraille, qui se décollait.

Il prit sa lampe et se leva. À la lueur ronde que le tube de verre projetait au plafond, il découvrit le tapageur nocturne et voulut le prendre à la main ; mais l’insecte était trop agile.

Alors, comme Hégésippus trouvait la vie mauvaise pour lui-même, de la lueur brûlante il se mit à poursuivre la pauvre bête. Attirée par la lumière, elle joua d’abord sur le plafond, mais tout à coup, se sentant griller, par une fugue tout effarouchée, elle alla cogner de la tête dans un coin. Impitoyable, Hégésippus l’y suivit en pratiquant la même chasse.

Par un coup d’aile désespéré, le malheureux insecte fondit à l’autre bout de la chambre, et ses ailes frémissaient sur le papier, tout endolories par les brûlures.

Hégésippus eut un mouvement de pitié et s’indigna contre lui-même. Il reposa sa lampe, mais il n’était plus temps, l’insecte glissait le long de la tapisserie sans pouvoir se retenir. Par un dernier effort, il s’élança, tournoya, et vint tomber sur la table.

Les pattes crispées par le feu, il se traînait et voletait d’un flanc sur l’autre, comme un paquebot ravagé aux voiles et détraqué à la machine.

« Il souffre trop, se dit Hégésippus ; il faut l’achever. »

C’était penser charitablement, mais l’insecte l’étonnait ; il l’avait cru quelque vilain nocturne tout velu, noir comme un flocon de suie, et c’était un charmant insecte du plus beau vert ; grand comme un petit papillon, avec des ailes de libellule, d’une gaze verte et transparente. Alors, pour l’observer le lendemain, il lui fit subir le supplice de l’aiguille.

Il se disait que c’était une action méchante, mais il ne pouvait se résoudre à le gâter en lui donnant une mort plus prompte.

Il eut peine à enfoncer l’aiguille : car il avait piqué sur un écusson entre les deux épaules. L’infortunée bestiole se débattait. Hégésippus y mit une horrible patience, jusqu’à ce que la pointe ressortît par la face antérieure du thorax.

La pauvre torturée battait des ailes et roulait la tête d’une navrante façon.

« Suis-je un savant pour me permettre ces cruautés ? » se dit Hégésippus.

Il se coucha de mauvaise humeur, eut de la peine à s’endormir, pensa à la tête d’un cadavre sur laquelle il avait tenu son pied pendant toute une leçon d’anatomie. Faute de place, il s’était, ce jour-là, assis sur le poêle ; la tête, dont les paupières entrouvertes laissaient voir les blanches sclérotiques, avait été oubliée dans les cendres.
 

II

 

Le lendemain, avec Florine, ils se brouillèrent ; pourtant, ils savaient bien qu’ils n’auraient pas la fermeté de ne plus se voir.

Le soir, encore tout lâche et tout mécontent de lui, Hégésippus songea à l’insecte piqué au rideau de la croisée. Ni la faim, ni son atroce blessure, ne l’avaient encore achevé ; ses ailes s’agitaient dans des convulsions intermittentes.

À travers son microscope, Hégésippus essayait de s’en faire une distraction.

Le corps, devenu d’un vert de cuivre oxydé, respirait encore à la jonction des anneaux.

Il découvrit au bout des pattes les petites cloches pneumatiques, les ventouses, qui font que les insectes peuvent, la tête en bas, marcher au plafond sans tomber.

Pour mieux voir, il fit glisser sa victime le long de l’aiguille jusqu’à l’extrême pointe. L’acier s’était rouillé dans le thorax ; l’arrachement fut d’une telle souffrance qu’il y eut un suprême sursaut de vie, l’insecte faillit sortir de l’aiguille. Hégésippus se piqua à la main gauche.

Dans cette horrible agonie, l’insecte remuait toujours, son cou décharné se tordait lentement, et, tout au bout, grossie par le verre, sa tête faisait songer aux têtes des chevaux écorchés qui montrent des dents sans lèvres. Ses yeux, à demi arrachés des orbites, étaient d’un rouge de sang coagulé.

Ce pauvre corps était estompé d’un duvet petit et blond, comme le duvet de la joue d’une jeune fille, mais il laissait une odeur étrange après les doigts.

Ce jour-là, Hégésippus avait la paresse lugubre ; il se sentait incapable d’attention suivie ; il prit un livre, fuma deux pipes et s’endormit sans avoir tourné la page. Quand il se réveilla, il se sentit la tête lourde. Il avait entre le médium et l’annulaire de la main gauche une petite tumeur blanchâtre avec un point noir dans le milieu.

Il se mit au lit et pensa à Florine.
 

III

 

Le surlendemain, à sept heures du soir, on ne l’avait pas encore vu sortir.

On frappa plusieurs fois pour savoir ce que cela signifiait, on n’eut pas de réponse ; cela commençait à inquiéter.

Vers sept heures un quart, Florine vint.

Elle gratta d’une façon particulière, elle se nomma, elle frappa à se meurtrir les mains ; même silence.

Malgré l’excessive chaleur, la fenêtre était restée fermée, la porte aussi ; depuis l’avant-veille, on n’avait pas entendu ouvrir.

Une anxiété vive saisit Florine à la gorge ; elle pâlit, sa beauté légère prit une expression poignante. À la serrure, tantôt l’œil, tantôt l’oreille, elle écrasait contre la porte les fleurs de son chapeau. Rien, toujours rien.

On enfonça la porte.

Un corps à demi-nu, déjà noirâtre et décomposé, était sur le lit. Trop tendue par une bouffissure qui semblait gangreneuse, la peau de la main gauche avait éclaté.

Un voisin dit qu’il avait entendu des plaintes et des râlements pendant la nuit.

Quand on enleva le cadavre d’Hégésippus, traversé de son aiguille, l’insecte vert remuait encore.

C’était de cette piqûre à la main gauche, quand l’insecte avait failli s’échapper, qu’Hégésippus venait de mourir.

Était-ce le charbon ? Était-ce une piqûre anatomique ? Les détails communiqués n’ont pas été assez complets pour nous l’apprendre ; c’est pour cela que nous avons mis virus inconnu.
 
 

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(Pierre Boyer, Histoires à sensations, essais de littérature positive, Paris : Librairie de la Société des Gens de Lettres, 1873 ; repris dans Le Figaro, vingtième année, troisième série, n° 336, mardi 2 décembre 1873, suivi de la notice suivante : « Le Virus inconnu est extrait d’un volume qui vient de paraître à la Société des gens de lettres, et dont nous recommandons la lecture aux amateurs de littérature réaliste. L’auteur en est M. Pierre Boyer » ; repris en partie dans « Les Chroniques fantaisistes de la semaine, » signées Joseph Bridau [pseudonyme probable de Gaston Vassy, alias Gaston Pérodeaud], sous le titre : « La Vengeance d’une phalène, » in Le Gaulois, sixième année, n° 1879, mercredi 3 décembre 1873 ; « Le Sphinx tête de mort » [Acherontia Atropos], gravure)