À présent que la chose est différée, je crois pouvoir en parler comme il convient, et sans que la Censure s’en mêle.
Il s’agit d’un des projets les plus originaux, mais aussi les plus logiques qui aient été discutés au cours de cette guerre.
Mais je veux me borner à donner, le plus simplement possible, le compte rendu de la séance de l’Académie des chercheurs diplômés au cours de laquelle fut débattue cette question d’immédiate actualité : le camouflage de la tour Eiffel.
« Il est de toute évidence, proclama, dès les premiers mots, l’honorable président de l’éminente assemblée, M. le professeur Nédroit, que cette pyramide de fer coloré et qui, s’il faut en croire les « voyageurs, » est visible des plaines de Chartres, est le but et surtout le repère, jour et nuit, des aviateurs, et qui sait ? des artilleurs ennemis. Le but de notre réunion d’aujourd’hui est l’étude et l’exposition des moyens pratiques destinés à diminuer la visibilité de ce monument que, par tradition et par commodité, on appelle « tour, » bien qu’elle ne soit pas exactement, comme a cru devoir le dire Victor Hugo dans Lucrèce Borgia, le contraire d’un puits. Vous avez la parole, messieurs. »
Aussitôt, un des membres de la vénérable association se leva :
« Messieurs, dit-il, à mon humble avis, les moyens les plus simples, les plus connus, sont les meilleurs et les plus pratiquement réalisables. Il y a déjà bien longtemps que je m’étais demandé pourquoi la Tour n’est pas camouflée au même titre que les canons, camions, et, crois-je, ainsi que les munitions. Je ne pense pas que les décorateurs de théâtre se refuseraient à revêtir notre grande antenne de T. S. F. des couleurs vert, boue et or qui donnent si exactement l’impression des forêts. Dût-on adjoindre à ces messieurs un diplomate, spécialement chargé d’aplanir les angles…
– Mon honorable collègue ne fut pas seul à avoir cette idée, dit en se levant ce sympathique savant, M. Mioche. Je l’ai eue, moi aussi. Mais, en l’approfondissant, j’ai mesuré que nul peuplier, nul chêne centenaire n’avait jamais atteint la hauteur de la Tour, et que, même vue en raccourci, ainsi camouflée, elle ne pourrait tromper nos ennemis qui sont, hélas, d’érudits botanistes. Il est un moyen jumeau, et plus simple encore, car il est né avant la guerre. N’avait-on point parlé de peindre la Tour dans une teinte neutre ? Et celle-ci n’a-t-elle pas été définitivement découverte par le ministre qui créa le bleu horizon ?… »
*
M. Mioche s’assit tandis que ses collègues applaudissaient avec déférence, et le savant, et le ministre inventeur de la couleur invisible.
« Mais la nuit ?… La nuit traîtresse ?… s’écria M. Gustave Le Bugle avec véhémence. N’est-ce point surtout la nuit qu’il faut masquer, couvrir, dissimuler, effacer, camoufler en un mot le monument de fer, et autrement qu’à l’aide de fumées… fumées !… plus révélatrices que protectrices. Quelle que soit la teinte dont sera recouverte l’aiguille qui coud des ondes dans l’infini, l’aiguille fera tache sur le ciel clair, messieurs, ou se silhouettera sur les nuages… Les nuages !… Ne disparaîtront-ils pas tour à tour… (sans jeu de mot indigne de cette assemblée, messieurs) derrière l’objet de notre inquiétude ?… Point de fumée, mes chers collègues, point de fumée, mais… avez-vous jamais égaré vos pas dans un de ces endroits proscrits par les moralistes, tels ces Folies-Rouge, je crois, ou le Moulin de la Bergère ?… La curiosité y conduisit mes pas. La curiosité est une vertu. De la curiosité est née la science. De ma curiosité naquit l’invention que je viens vous soumettre. Le music-hall, lui aussi, sous prétexte d’amuser les basses foules, travaille pour la guerre et la science. J’ai vu, dans un de ces endroits, une chambre éclairante projeter sur le décor des processions de nuages artificiels. Et ces fictions étaient telles qu’inconsciemment j’en calculai la vitesse par rapport au vent que des hélices fixées au plafond… Mais je m’égare. Messieurs, je vous propose de projeter, la nuit, des nuages sur la dangereuse tour. »
*
Le fracas des applaudissements n’était pas encore tombé qu’une voix stridente montait au plafond, rebondissait de banc en banc, et atteignait l’honorable président au visage :
« Et les angles ? messieurs… Et l’indice de réfraction ?… Et surtout les jours, les jours… stridait Le Dantiste.
– Pardon, illustre maître ; il s’agit des nuits.
– Des nuits, je m’entends bien. Mais, même la nuit, la Tour conserve ses jours, ses jours en losanges, en trapèzes, en, parallélogrammes et autres figures géométriques. Mon très érudit collègue pense-t-il projeter des nuages sur les jours de la Tour ?… Aussi je propose le moyen le plus simple : il faut, avant tout, à l’aide de ciment armé, fermer les jours de la Tour Eiffel, qui, d’ailleurs, en sera consolidée, le poids du ciment décroissant proportionnellement avec la hauteur s’appuyant sur une base assez large. La silhouette de la Tour pourra même être modifiée, élargie, contournée par des décors appropriés sur quoi seront projetés les nuages…
– Pardon, mais nos phares projetant les nuages seront-ils visibles ?… demanda timidement M. Le Fémur, dont il serait oiseux de faire ici le moindre éloge.
– Mes phares ?… Mais en bleu !… en bleu Clemenceau, » s’écria triomphalement M. Gustave Le Bugle.
Mais, depuis quelque temps, M. Edison voulait parler.
Il ne faudrait pas insinuer, comme l’ont fait certaines gazettes, que ce respectable savant fut admis au Comité de l’Association des chercheurs diplômés sur la seule synonymie dont un hasard propice l’illustra. M. Edison fut le premier en France à dénoncer les malaises dus aux talons trop hauts et aux bandes molletières trop serrées.
M. Edison dit :
« Messieurs, je reconnais la subtilité inventive de mes collègues. Mais, sauf M. Le Dantiste, avec ses paravents camouflés, aucun de vous n’osa sortir du cadre. Et pourtant ! La marine britannique vient de nous donner la grande leçon en faisant promener sur la mer des escadres de bois. Messieurs ! Il faut construire, dans les plus rapides délais, une vingtaine de Tours Eiffel qui seront disposées entre le Front et la Loire, et qui, au besoin, pourront être démontables et transportables avant que les espions, s’il en est encore, les ait dénoncées à l’ennemi dont vous imaginez aisément l’égarement devant ce but soudain multiplié. En détruirait-il une, croyant avoir écrasé la véritable antenne ? À peine aurait-il crié victoire que ses camarades affolés la retrouveraient – ou croiraient la retrouver – intacte ! Dès leur prochain raid… Messieurs, ce projet ne vaut-il pas la peine d’être étudié ? Pourquoi mon vieux maître Bénédictus baisse-t-il la tête ?…
– Je pensais à utiliser les fondations de la Tour pour la faire disparaître dans le sol à chaque alerte. J’avais déjà calculé les forces des vulgaires machines hydrauliques qui auraient remonté sans peine le système… »
*
« Pourquoi M. Eiffel n’a-t-il pas construit « télescopiquement » sa Tour ? » demanda une voix ironique…
Mais le vieux Bénédictus ne releva pas l’interruption de M. Baiwerlay. Il répondit simplement :
« C’eût été pourtant la vraie solution. J’en avais bien étudié une : nous revêtions la Tour d’héliomatum, ce nouveau métal qui a les propriétés du miroir, sauf son brillant ; les nuages du jour et de la nuit s’y reflétaient naturellement, avec la lumière voulue ; car il ne faut pas se dissimuler que les nuages projetés par les phares, même sur une Tour aux jours fermés et aux contours déformés, eussent été toujours trop ternes ou trop brillants. J’allais donc vous proposer mon idée quand je pensai que l’héliomatum se décompose sous l’eau de pluie ; un industriel me proposa bien une bâche gigantesque qui recouvrirait automatiquement la Tour dès la moindre menace de pluie. Mais j’ai découvert que la Tour serait toujours repérable si, auparavant, on ne camouflait…
– Quoi donc ?
– La Seine, messieurs, qui mènera toujours l’aviateur ennemi vers son but : la Seine avec ses reflets de lumières, de ciels et de lune visibles à trois mille mètres de hauteur, la Seine dont les barbares n’ont qu’à descendre le cours en mesurant le chemin pour atteindre Paris et notre précieuse antenne. Donc, messieurs, comme on garnit les frontières avant de songer aux places de l’arrière, je propose d’étudier, dès la très prochaine séance, le camouflage, à l’instar des routes et des montagnes, des tranchées et des dépôts, de la Seine en aval et en amont de Paris… »
Le vieux Bénédictus s’assit dans le silence.
Le président mit la question aux voix.
Il fut décidé que la prochaine réunion d’urgence, dont nous rendrons compte, sera consacrée au camouflage de la Seine.
(À suivre)
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(Michel Georges-Michel, in Paris-Midi, huitième année, n° 2595, samedi 27 avril 1918 ; repris partiellement dans « La Chronique souriante : inventions fantaisistes » in Le Quotidien, cinquième année, n° 1743, lundi 21 novembre 1927)