Il y a de cela quatre cents ans, au milieu d’une glaciale nuit de décembre, un vieillard chargé d’années, le docteur Olaüs, était occupé dans son cabinet d’anatomie à fouiller les entrailles d’un renard qu’on lui avait apporté huit jours auparavant. Il interrogeait avec anxiété ces organes dont la putréfaction commençait à s’emparer et y cherchait le secret des mystères de la vie. Les rayons pâles de la lune pénétraient à travers les vitres jaunes de son laboratoire et s’y reflétaient sur les murs voûtés. Ils mêlaient aussi leur clarté à la couleur des chairs livides et violettes de l’animal mort gisant sur la table d’opérations. À droite de cette table se trouvaient par terre de vieux manuscrits et de vénérables in-folios couverts de basane, auxquels les rats avaient fait de nombreux emprunts. À gauche, un vieux fourneau où les briques disloquées et disjointes laissaient apercevoir la flamme servant à cuire, dans une marmite en fer, les cervelles et les viscères des animaux. Au plafond était suspendu un énorme crocodile empaillé et, sur des rayons poudreux, on voyait des fioles pleines de liqueurs rouges et bleues, d’alcalis et d’élixirs que le vieux savant employait à ses opérations. Une lampe à esprit de vin éclairait de sa lueur vacillante le coin où travaillait le docteur.

Ce docteur était d’ailleurs le plus savant homme de son pays. Il avait approfondi toutes les connaissances de son temps, et principalement les sciences occultes dans lesquelles il était maître. La philosophie hermétique n’avait point de secrets pour lui et ce qu’on raconte d’Apollonius de Tyane ne l’avait jamais surpris. Il aimait les lectures sérieuses et pénibles, les longues et obscures disquisitions, les traités symboliques où toutes choses sont traduites dans un langage compréhensible pour les seuls inspirés. La cabale le séduisait, l’art sacré l’enthousiasmait. Il partageait son temps entre les méditations prolongées, les expériences de laboratoire et l’étude de Pythagore, du Talmud, d’Apulée, de Paracelse.

Le principal souci du docteur Olaüs était la recherche de l’élixir de longue vie. Il voulait trouver un breuvage capable de prolonger indéfiniment l’existence. Depuis le temps qu’il était enchaîné à cette recherche difficile, plus de mille animaux avaient passé dans son laboratoire et avaient subi les traitements les plus divers. Quand ces animaux mouraient, le docteur les préparait afin de vérifier si, au moins, il pourrait les conserver indéfiniment avec l’intégrité et la pureté de leurs organes. « Si cette conservation est possible, se disait-il, c’est un pas de fait vers la découverte des moyens propres à conserver l’animal vivant. » Enhardi par le succès de ses expériences sur les animaux, le docteur Olaüs avait entrepris de conserver aussi les hommes, et s’était mis à préparer des cadavres humains au moyen d’injections de diverses liqueurs conservatrices et d’autres procédés de son invention.

Le maître possédait, outre les objets que nous avons énumérés plus haut, plus de vingt cadavres de femmes et d’hommes préparés et qui n’avaient presque rien perdu ni de leur couleur ni de leur consistance.

Le plus ancien datait de quarante ans. Ces cadavres placés les uns dans d’immenses bocaux, les autres dans des caisses plombées, se trouvaient dans un cabinet voisin du laboratoire du docteur Olaüs. Par terre, on voyait gisant pêle-mêle des crânes et d’autres ossements. C’est dans ce cabinet que le docteur Olaüs se retirait de temps à autre pour méditer sur la brièveté de notre existence et ses misères, pour entrer en communion avec le souvenir de ses ancêtres et de ses maîtres, pour appeler à son secours les lumières de l’esprit absolu et féconder ses idées par la méditation. Il s’asseyait là dans un vaste fauteuil qui lui avait été légué par son bisaïeul et parcourait d’un œil anxieux les manuscrits hermétiques. Le portrait d’Hermès, posé en face du docteur, était pour lui une révélation permanente.

Le jour dont nous parlons, le docteur Olaüs venait à peine de quitter son laboratoire pour s’abandonner dans le cabinet voisin à ses longues rêveries, qu’un bruit sourd et sans origine apparente se fit entendre. Le bruit se renouvelle encore une fois, plus intense et plus sinistre que la première. Le docteur ignorant complètement quelle pouvait être la cause de ces murmures funèbres, implora l’intervention de l’esprit absolu et tout-puissant. L’esprit ne répondit point. Les voix inconnues redoublant d’intensité, Olaus essaya d’en pénétrer le sens, mais ce fut en vain qu’il essaya d’analyser ces sons d’une langue que les humains ne parlent point. À ce moment, il vit nettement un des cadavres se remuer.

« Holà ! s’écria le docteur, quel est ce mystère ? Quoi ! la vie endormie et latente depuis vingt-cinq années se réveillerait tout à coup ? Le mouvement, la sensibilité et la pensée reviendraient à ces êtres qui semblaient en être à jamais privés ? Révèle-moi, ô esprit absolu, le secret de cette énigme qui me donne le vertige. Est-ce toi qui es le possesseur des âmes ? Est-ce toi qui les donnes, les retires et les rends ? Quoi ! serait-ce la force de ma science qui a rendu l’existence à ces momies ? »

Après ces mots du docteur, un grand silence se fit et le cadavre qui avait recouvré l’être se trouva subitement face à face avec le maître épouvanté.

« Non, s’écria le cadavre parlant, non la vie ne m’est pas rendue et ta vaine science n’est pour rien dans cette résurrection qui, d’ailleurs, ne sera pas de longue durée. C’est l’esprit absolu et tout-puissant, qui gouverne tout et commande au destin, qui m’a rendu l’être pour t’éclairer.

– Oh ! avant de m’apprendre quoi que ce soit, dis-moi, de grâce, les impressions que tu as éprouvées dans le passage de la vie à la mort.

– Les dernières heures de mon existence ont été terribles. J’avais la face blême, des yeux de damné, le corps livide, la main tremblante, l’esprit en délire, mais encore tout plein des pensées qui donnent la fièvre, le cœur usé, mais encore remué par les vaillantes aspirations. Je maudissais la vie marâtre, j’insultais les dieux incléments, je m’insurgeais – contre la douleur accablante. Le sang me sortait par les yeux…

– Et les premiers instants de la mort, comment les as-tu trouvés ?

– Au moment de mourir, tout ce tumulte s’apaisa. Sitôt que j’eus contemplé pour la dernière fois la lumière du jour et que je sentis le dernier battement de mon cœur, il me sembla que j’étais plongé dans une épaisse obscurité. Mon corps était complètement insensible ; je ne voyais rien, ne sentais rien et n’entendais rien. Je me crus dans un séjour d’éternelle béatitude et j’éprouvai le besoin de bénir le destin tout-puissant qui m’enlevait pour toujours aux afflictions terrestres. Ce passage de la vie à la mort m’a été infiniment suave.

– Alors, tu n’as pas regretté la vie ? Ni les affections que tu laissais sur terre, ni les travaux que tu te proposais de poursuivre, ni les pensées auxquelles tu étais enchaîné, ni l’absorbante contemplation des spectacles naturels, rien de tout cela ne t’a préoccupé à ce moment ?

– Chimères que tout cela, docteur ! Chimères bonnes tout au plus à accroître la somme de nos déceptions et de nos peines. Nos amis nous trompent et leur affection est aussi changeante que le vent. Les travaux que nous poursuivons échouent et nous ne recueillons au bout de nos labeurs que la preuve de notre impuissance. Les pensées qui nous séduisent et que nous approfondissons nous conduisent à la démonstration de notre misère. Les phénomènes naturels nous abîment et nous écrasent la plupart du temps.

La loi qui les gouverne est une illusion permanente. J’ai aimé et j’ai su, ce qui est toute la vie. Hélas ! J’ai voulu trop aimer et trop savoir. J’avais rêvé des hommes meilleurs et des choses plus harmonieuses. Jeu cruel ! ironie affreuse !

Ô soleil d’or dont les rayons se jouaient avec tant de complaisance dans les rouges cheveux flottants d’Elvire, la femme aux formes pures, ô lune d’argent, discrète inspiratrice de mes nuits, voyageuse douce et éternelle, ô Vénus grecques, passagères divinités de mon existence, spectres de toutes mes insomnies, austères voluptés de mon âme folle, ô purs esprits, dispensateurs de la vie, sylphes de grâce, de charme et de lumière, ô nature immense sans commencement ni fin, féconde nourricière et magicienne merveilleuse, temple des dieux, mère des humains, vous ne fûtes que des gouttes de bonheur dans l’océan de mes douleurs et de ma mélancolie désolée ! J’ai souffert depuis le jour où les entrailles de ma mère me livrèrent à la vie jusqu’à celui où le tombeau m’a ouvert les bras.

Insoluble et mystérieuse antinomie du fini et de l’infini, c’est toi qui m’as meurtri, qui m’as déchiré et qui m’as tué !

Mon cœur limité voulait des amours sans limites, mon esprit borné voulait sonder les mystères sans bornes. Pourquoi, ô destin ! cette disproportion entre nos forces et nos désirs, entre nos ressources et nos ambitions ? Pourquoi nous condamner à envier ce que nous ne posséderons jamais, et pourquoi faire luire à nos yeux l’espoir d’une félicité inaccessible ?

Voilà pourquoi le non-être vaut mieux que l’être. Voilà pourquoi je préfère le néant à l’existence. Du reste, le néant et l’existence sont identiques. La réalité n’est qu’un vain mirage. Toutes les choses de l’existence se résolvent dans les choses du néant. Qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que la vie ? qu’est-ce que l’esprit ? Ce sont des assemblages de forces. Mais qu’est-ce l’âme : la force ? C’est une fonction du nombre, du temps et de l’espace, dit la cabale, c’est un produit de choses invisibles et insaisissables. Que sont les dieux ? Ce sont des produits d’hypostases pythagoriciennes, disent Plotin et Porphyre. Toutes ces choses se résolvent dans la nation de l’Un et du Multiple, tout cela n’a pas plus de réalité que les Idées de Platon et les Archétypes de la philosophie grecque. Rien n’est, tout devient, disait Pzotagoras. J’ai compris que tout tend vers le néant et finit par s’y confondre.

– Alors, habitant du monde inénarrable et inconnu, tu estimes que la vie est le plus grand des maux, la plus insupportable des misères, un vrai séjour dans la peine et les larmes ?…

– Oui, maître, et c’est une triste besogne que la vôtre si vous vous proposez de découvrir les moyens de prolonger l’existence. Croyez-m’en, rien ne vaut le néant. C’est la paix éternelle et l’inaltérable volupté de l’inconscience, c’est la consécration de notre scepticisme, la sereine région à laquelle aspirent les âmes pures. Laissez vos âpres et décevantes occupations, quittez ce laboratoire hanté par l’esprit de mensonge, renoncez à vos opérations sans raison comme sans issue, qui finiront par vous rendre la vie encore plus odieuse qu’elle n’est en réalité… Maître, songez à mes paroles…

Le docteur, plus terrifié encore que surpris par ce langage lugubre parlé d’une façon si impérative, retomba dans son fauteuil et passa le reste de la nuit dans un sommeil interrompu par des rêves affreux et des hallucinations diaboliques. Plus d’une fois, les esprits l’entourèrent et lui révélèrent tous les délices du néant.

Quand l’aube se montra, les yeux du docteur Olaüs se rouvrirent. La première chose qu’il aperçut fut l’altération qu’avait subie une peinture de Giotto, qui ornait ce cabinet des momies. Dans ce tableau sorti du mystique pinceau de l’ami de Dante et qui représentait un esprit écrivant le signe cabalistique qui signifie espérance, on avait substitué à ce dernier mot le signe du désespoir.

De ce jour, le docteur Olaüs renonça à ses expériences sur les moyen de prolonger la vie.
 
 

 

–––––

 
 

(Fernand Papillon, in Le Béarnais, journal politique et littéraire, n° 10 et 11, samedi 24 et mardi 27 avril 1869 ; Thomas Wijck, « L’Alchimiste, » huile sur toile, c. 1650)